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28/01/2010

Déréglementation du marché du travail : le syndrome Schlecker

Arnaud Lechevalier - maître de conférences à l’Université de Paris 1 et chercheur au Centre Marc Bloch (Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales à Berlin).

Schleker est la première chaîne de drogueries en Europe (4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2008 et plus de 30.000 salariés), dont on trouve les enseignes dans bien des villes allemandes. Ces jours-ci Schlecker défraie la chronique non pour ce qu’elle vend mais pour des motifs tenant à la gestion de ses ressources humaines. Le comportement de cette entreprise est révélateur des conséquences de la déréglementation du marché du travail intervenue ces dernières années et des abus qu’elle provoque. En cela, on peut parler d’un « syndrome Schlecker ».

Ursula van der Leyen, la nouvelle Ministre du travail, est en personne « montée au créneau » pour dénoncer les agissements de l’entreprise : « S’il se confirme qu’il existe des manques dans la législation (…) alors il faudra compléter la loi » et d’annoncer qu’elle allait procéder à un « examen » des pratiques de l’entreprise.

Qu’est-il reproché à Schlecker ? D’avoir fermé certaines filiales et licencié des salariés afin d’embaucher des travailleurs intérimaires dans de plus grandes surfaces à des salaires inférieurs (6,80 euros de l’heure contre 12,80 dans les anciennes filiales, source : Verdi). Les salariés intérimaires concernés - plusieurs milliers selon le syndicat des services Verdi - ont été placés par l’entreprise d’intérim Meniar, dirigée, ô surprise, par un ancien cadre dirigeant de Schlecker

La dérégulation de l’intérim en Allemagne

Le travail intérimaire (Abbeitnehmerüberlassung, plus communément appelé Leiharbeit, travail prêté) était régi en Allemagne par une loi de 1972, à la suite d’un arrêt du Tribunal constitutionnel fédéral de 1967 qui l’avait placé sous la protection de l’article 12 de la Loi fondamentale (« l’exercice de l’activité professionnelle peut être réglementé par la loi »). Cette Loi comprenait un ensemble de dispositions sur la durée maximale de la mission, sur l’interdiction de l’emploi répété, sur le traitement égal des intérimaires et des salariés et sur l’interdiction de l’intérim dans certaines branches comme le bâtiment. Ces dispositions ont fait l’objet de plusieurs mesures de déréglementation, notamment dans le cadre des célèbres réformes Hartz du marché du travail mises en œuvre en 2004.

Les principales modifications ont eu pour objet de supprimer toute limite à la durée du contrat entre l’agence d’intérim et les intérimaires, d’abroger également la limite jusque-là en vigueur (24 mois) quant à la durée des missions et d’autoriser la réembauche. La révision législative a également autorisé la synchronisation entre la durée du contrat de travail avec l’entreprise d’intérim et celle de la mission, ce qui a pour effet de reporter le risque chômage sur les travailleurs intérimaires. A titre de compensation, ces derniers doivent cependant être employés aux mêmes conditions que les salariés de l’entreprise où ils sont mis à disposition (rémunération et temps de travail notamment), mais, depuis 2004, à l’exception de l’embauche de chômeurs - dont la rémunération peut être inférieure pendant une durée de six semaines - ou à moins qu’un accord régional de branche ne prévoie des dispositions moins favorables. Ces dispositions ont eu pour effet d’inciter les entreprises d’intérim à recourir à des accords régionaux à clauses dérogatoires conclus avec des syndicats d’obédience chrétienne, dont la représentativité a fait l’objet de contestations juridiques. Par ce biais, l’égalité de rémunération prévue dans la loi peut être vidée de son contenu.

Justifications et conséquences de la déréglementation

La déréglementation du travail intérimaire est classiquement justifiée par l’amélioration de l’appariement entre les offres et les demandes de travail, la nécessité d’un cadre réglementaire moins contraignant pour le licenciement, les économies en termes de coûts salariaux et, évidemment, dans l’intérêt bien compris des chômeurs (incitation à la reprise d’emploi, possibilité pour les chômeurs de « signaler » leur disponibilité à travailler)…

L’affaire Schlecker est révélatrice du fait qu’un nombre croissant d’entreprises substituent à leurs salariés en contrat à durée indéterminée (Stammbelegschaft) des salariés en intérim. Selon des estimations concordantes, c’est le cas d’un quart des entreprises recourant à l’intérim. Parallèlement, les agences d’intérim jouent un rôle croissant dans le placement des chômeurs à n’importe quel prix (conditions de travail et salaire). Les entreprises utilisatrices profitent du travail de sélection de la main d’œuvre effectué par les firmes d’intérim.

De fait, le risque lié aux fluctuations de l’activité est reporté sur l’entreprise d’intérim, qui elle-même a la faculté de l’imputer au travailleur concerné. 12% des travailleurs intérimaires travaillent moins d’une semaine, 50% entre une semaine et un mois et 38% plus de trois mois. Ces données en stock dissimulent des flux beaucoup plus considérables. Cette durée moyenne croît avec l’âge et le niveau de qualification. Mais les salariés d’origine étrangère, les jeunes et les salariés faiblement qualifiés sont surreprésentés parmi les intérimaires. En Allemagne comme ailleurs, les travailleurs intérimaires sont surtout utilisés par les entreprises de plus de 50 salariés dans l’industrie et les services aux entreprises, qui l’utilisent également pour limiter les licenciements de leurs salariés disposant de qualifications spécifiques. Dans les entreprises de plus de 150 salariés, le travail intérimaire représentait près de 10% des effectifs salariés en 2006.

Le rôle de « planche d’appel » du travail intérimaire pour l’emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) reste controversée dans les travaux consacrés au sujet à l’échelle internationale[1]. Concernant l’Allemagne, aucun effet positif statistiquement significatif n’a pu être mis en évidence : les intérimaires auparavant chômeur ont une probabilité plutôt moins élevée de décrocher un CDI que les chômeurs (mais les probabilités de sortie du chômage varie de manière considérable, notamment suivant la durée du chômage).[2] En revanche, les salariés en intérim perçoivent des salaires inférieurs de 30 à 50% aux salariés en CDI.

Un mouvement plus global de précarisation

Cette progression du travail intérimaire participe en réalité d’un mouvement beaucoup plus général d’éclatement de la norme d’emploi en Allemagne et de diffusion de la pauvreté laborieuse, que les lois Hartz auront largement amplifié[3]. Grâce à ces nouvelles dispositions, le travail intérimaire a connu un véritable boom en termes d’effectifs employés comme de créations d’entreprises dans la branche. Sur la période de 1992 à 2007, le nombre d’entreprises a été multiplié par trois (22.000) et celui des travailleurs intérimaires par six (700.000 en 2007, près d’un million aujourd’hui), sur la base d’une évolution particulièrement dynamique depuis les modifications législatives mises en œuvre à partir de 2004. La part des intérimaires dans le total des actifs occupés s’élève à 1,8% et à 2,6% des salariés assujettis à la sécurité sociale (données de 2007), mais 10% du total des recrutements des salariés assujettis à l’assurance sociale. Cette part du travail intérimaire dans l’emploi total situe encore l’Allemagne dans la moyenne des pays développés, derrière la France, mais la croissance du travail intérimaire s’inscrit dans un mouvement général de diffusion des contrats de travail atypiques qui représentent désormais un tiers de l’emploi salarié en Allemagne, contre 18% au début des années 1990 (mini jobs et autres midi jobs exclus).

Schlecker a annoncé finalement vouloir renoncer à l’avenir à recourir au service de l’entreprise d’intérim Meniar ; non sans avoir auparavant plaidé sa cause en ces termes : « Il est déconcertant de constater que des politiciens, dont les partis ont depuis longtemps exiger la flexibilisation des contrats de travail et qui l’ont encouragé par la loi, paraissent maintenant - manifestement pour des motifs populistes - faire chorus à ses critiques »…


[1] Voir Michael C. Burda et Michael. Kvasnicka, « Zeitarbeit in Deutschland: Trends und Perspektiven », Diskusionspapier des Sonderforschungsbereichs 649 der Humboldt-Universität zu Berlin, 48/2005.[2] Michael. Kvasnicka (2005), « Does Temporary Agency Work Provide a Stepping Stone to Regular Employment? », Diskusionspapier des Sonderforschungsbereichs 649 der Humboldt-Universität zu Berlin, 31/2005

[3] Voir Bruno Amable, « Cinq ans après les réformes Hartz IV », Libération, 19.01.2010, http://www.liberation.fr/economie/0101614432-allemagne-cinq-ans-apres-les-reformes-hartz-iv et l’évaluation faite par l’Institut de recherche sur le travail de Nürnberg ici : http://doku.iab.de/kurzber/2009/kb2909.pdf

http://alternatives-economiques.fr/blogs/lechevalier/2010/01/22/dereglementation-du-marche-du-travail-le-syndrome-schlecker/




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