ou la post-politique au poste de commande
Jean-Pierre Garnier
Si l’on consulte le site-portail de la Commission européenne, on pourra lire que le « terme de “gouvernance” correspond à la forme dite postmoderne des organisations économiques et politiques ». Dont acte. Espérons que les eurocrates savent ce qu’ils disent puisqu’ils ont adopté, en juillet 2001, le Livre blanc de la gouvernance européenne.
Nous sommes bien, en tout cas, avec l’adoption officielle de ce néologisme, au cœur d’une conception gestionnaire du gouvernement des hommes calquée sur l’administration des choses, telle qu’on tente de l’imposer au détriment des approches politiques qui prévalaient depuis des siècles voire l’Antiquité. En ce sens, elle n’est pas tant « postmoderne », que post-politique.
Pur produit de la novlangue globalitaire, le terme de « gouvernance » – promu au rang de concept par les intellectuels de… gouvernement, national mais aussi local ou « global » – a déjà fait l’objet de maints examens critiques de la part de gens dont la capacité réflexive n’a pas encore été anesthésiée par le conformisme généralisé propre à notre époque. La « bonne gouvernance », explique par exemple Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c’est « un outil idéologique pour une politique de l’État minimum ». Un État où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l’Unesco, « l’administration publique a pour mission non plus de servir l’ensemble de la société mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d’aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays ».
Nul ne devrait ignorer que le vocable « gouvernance » a été introduit dans le champ économique par les think tanks – autre anglicisme à succès – d’inspiration néolibérale. Et qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’un néologisme (comme il en existe beaucoup dans le jargon pseudo-scientifique ou philosophique) qui sert à « penser les mutations du monde contemporain » en tenant pour négligeable le fait qu’il soit capitaliste, mais de la reprise d’un mot ancien à qui l’on a affecté une nouvelle signification, conformément l’une des règles linguistiques mises en lumière par George Orwell dans 1984.
D’abord proche de « gouvernement » au Moyen-Âge, il a pu aussi désigner la « manière de se conduire », comme cela est signalé dans les anciens glossaires de la langue française. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, où l’on parlait politique sans avoir encore à modeler son langage sur celui des économistes et des technocrates, la « gouvernance » se rapportait aux moyens d’équilibrer le pouvoir royal et le pouvoir parlementaire. Or, depuis quelques années, les notions de « gouvernement » et de « gouvernance » tendent à s’opposer : le terme gouvernement, à la signification indubitablement politique, est maintenant associé au pouvoir hiérarchique classique, à l’autorité de l’État et aux conceptions centralistes, alors que la « gouvernance », à la consonance – et la connotation qui va avec – à la fois légère, élégante et, disons-le, féminine, suggère une nouvelle modalité, horizontale, donc moins bureaucratique et plus démocratique, de gestion des affaires du monde, du pays ou de la Cité.
Pourtant, cet usage flatteur, qui semble procéder d’un approfondissement de la démocratie – les chantres de la « démocratie participative » n’érigent-ils pas cette dernière en ingrédient obligé de la « bonne gouvernance » ? –, ne saurait quand même faire oublier que cette notion de « gouvernance » vient en droite ligne de l’expression anglo-étasunienne de « corporate governance ».
La corporate governance renvoie à un tournant décisif dans la gestion de l’entreprise, marqué à la fois par le statut privilégié des actionnaires et par l’évolution du « management » interne. En effet, avec notamment l’apparition des fameux « zinzins» – les « investisseurs institutionnels » : fonds de placement collectifs, fonds de pension, assurances, etc. –, les entreprises se sont trouvées engagées sur un nouveau terrain. Lorsque les actionnaires d’un groupe se comptent par centaines de milliers et que l’actionnariat devient un moyen de payer des retraites ou, de plus en plus, des soins médicaux et des médicaments, un nouveau mode de gestion tend à s’imposer : les porteurs de titres tendant à exiger sécurité et rentabilité. Autrement dit, la corporate governance, bien loin de renvoyer à une extension de la démocratie, ne désigne rien d’autre, comme ne cessent de le ressasser les analystes « altermondialistes », que la prise de pouvoir du capitalisme financier sur le capitalisme industriel, caractérisé au premier chef par le fait que le personnel n’est considéré que comme un facteur de coût parmi d’autres, à réduire, bien entendu. Un pouvoir sinon total du moins impérieux que les analystes mentionnés n’hésitent pas à qualifier de « dictature des actionnaires ».
Ce ne sont plus alors les « objectifs industriels » (pour reprendre une formulation consacrée) qui sont prioritairement pris en compte – c’est-à-dire, en fait, l’investissement dans la production matérielle comme base de l’extorsion de plus-value – mais les objectifs de rentabilisation maximale pour les actionnaires, qui aboutissent souvent à des licenciements de convenance boursière dans des firmes pourtant prospères ou à une liquidation de sites voire de secteurs considérés comme pas assez « profitables ». Les cas sont légion depuis ces dernières années, et il est devenu inutile de les citer.
La France découvrit cette nouvelle réalité un beau jour de septembre 1999, alors que la « gauche plurielle » pensait être au gouvernement pour longtemps. Le 11 septembre, la société Michelin annonça simultanément des bénéfices semestriels en hausse de 20 % et… 7.500 suppressions d’emploi. Une « erreur de communication » dûment calculée car, de fait, le lendemain, le cours en Bourse de l’action faisait un bond de 12 % ! Sommé de réagir, le gouvernement de la « gauche plurielle » ne trouva rien de mieux que de faire sa reddition en rase campagne. On se souvient du célèbre « l’État ne peut pas tout ! », proféré par le médiocre Jospin, où chacun comprit que le gouvernement – qui devait par ailleurs gagner le ruban bleu en matière de privatisations grâce à Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Économie et des Finances – ne pouvait ni ne voulait rien. La (corporate) gouvernance venait de remporter, sans combattre, une décisive bataille contre la gauche gouvernante. On sait quel prix électoral elle dut payer pour son inertie.
Si le gouvernement ne fit rien, c’est probablement qu’il était, lui aussi, convaincu que ces pratiques dites de « licenciements boursiers » ne pouvaient effrayer que les personnes assez sensibles pour se laisser aller au sentiment d’injustice. Certes, s’indigner de telles pratiques peut se comprendre, mais ce n’est pas avec de bons sentiments que l’on crée de la richesse, c’est-à-dire de la « valeur pour l’actionnaire ». Car enfin, ce ne sont pas ces belles âmes qui le prennent, le risque, ce sont les actionnaires. Ce que nous explique très bien la théorie libérale : « Il faut bien prendre conscience que le capital apporté par les actionnaires a un coût. Le Medaf [modèle d’évaluation des actifs financiers – à ne pas confondre avec le Medef qui l’a porté sur les fonts baptismaux en France] permet de déterminer ce coût. On ne crée pas de la valeur en fixant des chiffres “olympiques” au chiffre d’affaires, qui ne sont souvent pas atteints et “déçoivent les marchés”, avec les conséquences qui en découlent au niveau de la valeur de l’entreprise. Les actionnaires exigent une juste rémunération pour le risque pris : le pricing du risque a d’ailleurs concentré beaucoup de travaux de recherche en finance ces vingt dernières années. »
Vérifications faites, l’inventeur du Medaf, William Sharpe, a, comme il se doit, reçu en 1990 le prix soi-disant Nobel de sciences économiques pour cette invention. D’ailleurs, deux tiers des prix dits « Nobel » d’économie (distinction qui n’existe pas puisqu’il s’agit seulement de « prix de la Banque de Suède en sciences économiques ») ont été remis depuis 1969 aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modèles mathématiques servent essentiellement, comme celui de William Sharpe, à bien spéculer dans la finance. Avec les résultats que l’on sait. Mais ceux-là mêmes qui ne juraient que par la corporate governance, et qui préconisent aujourd’hui une « refondation du système capitaliste » pour lui éviter de sombrer dans l’actuelle tempête boursière, ne l’envisagent que sous la forme d’une « gouvernance mondiale ».
On pourrait se demander pourquoi la « gouvernance » est sortie du champ d’application économique et de la sphère privée où elle est née pour envahir la sphère de l’action publique à tous les niveaux et dans tous les domaines. Si l’on en croit la vulgate politologique, sa vogue sémantique et pratique s’inscrirait dans la « restructuration » ou la « modernisation » d’un État obligé de lâcher du lest, c’est-à-dire de mettre un bémol au centralisme et à l’autoritarisme qui caractérisait sa forme traditionnelle d’intervention. Pourquoi cet aggiornamento ? D’une part pour tenir compte de la montée en puissance des organisations internationales et des collectivités locales dans la gestion des affaires du monde ou de la Cité ; et, d’autre part et surtout – car les unes et les autres ne sont, après tout, que des instances étatiques mondialisées ou décentralisées –, pour faire face à la réaffirmation et aux revendications la « société civile », avec ses « forces vives » incarnées, principalement, car ce sont elles qui donnent le la en matière de « gouvernance», par les entreprises et les sociétés de capitaux.
En langage clair, l’essor lexical de la « gouvernance » tient simplement au fait que les affaires du monde, y compris local, sont devenues totalement tributaires du monde des affaires, les autres « partenaires » étant appelés tout au plus à jouer les fondés de pouvoir, dans le cas des politiciens ; les faire-valoir – terme à prendre dans ses deux acceptions –, pour ce qui est des experts (chercheurs compris) ; ou les figurants, en ce qui concerne les « citoyens », conviés par les uns et les autres à « participer » pour nimber d’une aura démocratique un système politique redevenu fondamentalement oligarchique.
Texte initialement paru dans Utopie critique, n° 48, janvier 2009
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Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.
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