La douche est une invention mondialement connue, âgée d’environ 130 ans. La fin de la Belle Époque l’appelait « bain-douche » ou « douche en pluie ». Elle fut pour les contemporains, les hygiénistes en particulier, une révolution puisqu’elle permettait de laver une masse de population rapidement avec économie. Son inventeur le docteur Merry Delabost, était le médecin en chef de la prison Bonne Nouvelle de Rouen, là où elle fit son apparition. Le docteur Merry Delabost était un médecin-chirurgien respecté par ses pairs. Il fut entre autres choses médecin chef en chirurgie de l’Hôtel-Dieu, professeur et directeur de l’École préparatoire de médecine et de pharmacie de Rouen. Mais surtout, il fit toute sa carrière médicale au sein de la prison Bonne Nouvelle (de 1864 jusqu’à sa mort en 1918).
Delabost était de ce fait un spécialiste de la « science pénitentiaire », représentant la France lors des Congrès internationaux pénitentiaires de Rome (1890) et de Saint-Pétersbourg (1895). Dans cette science pénitentiaire, il se concentrait principalement sur les questions sanitaires. Il est vrai que la prison rouennaise offrait un lieu d’étude approprié du fait de son univers clos et de son état hygiénique quasi inexistant. En effet la prison de cette époque était un véritable mouroir. Les interventions hygiéniques du docteur Delabost visaient à faire de Bonne Nouvelle une prison saine. Une de ces interventions est précisément la création ou plutôt l’innovation de la douche connue depuis l’antiquité . Son invention n’est pas apparue ex nihilo, une impulsion gouvernementale a été nécessaire pour son émergence. Une fois connu de tous, ce nouveau procédé d’ablution parcourut l’Europe, d’autant plus que la douche avait un effet qui n’était pas à première vue soupçonné, la moralisation, en particulier chez les enfants.
En 1872, le ministre de l’Intérieur se préoccupait des conditions de vie des détenus dans les prisons françaises à la suite de la guerre de 1870 et à la Commune qui avaient entraîné une surpopulation dans les maisons d’arrêt. De plus, lors d’un voyage d’étude, les inspecteurs généraux avaient pu constater avec émerveillement dans les prisons anglaises "les résultats obtenus grâce aux soins de propreté auxquels y sont astreints les détenus". La maison d’arrêt de Saint-Sever comptait alors 900 détenus. Elle ne pouvait en contenir autant. Ils vivaient dans une grande promiscuité et étaient d’une saleté repoussante, comme dans beaucoup de prisons françaises. Afin d’améliorer l’hygiène des prisonniers et leur santé, une circulaire du ministère de l’Intérieur, datée du 20 octobre 1872, fut envoyée aux directeurs des prisons de France, en leur demandant de faire des propositions sur les moyens de remédier à cet état sanitaire déplorable. Le directeur de la prison, Vallet, ne tarda pas à la transmettre à Merry Delabost, récemment nommé médecin-chef, en remplacement du docteur Vingtrinier. Merry Delabost qui soignait depuis huit ans les détenus de Bonne Nouvelle, s’enthousiasma pour la circulaire du ministre, d’autant plus qu’il travaillait depuis sa nomination comme médecin-chef sur l’hygiène des prisonniers, un de ses plus pressants soucis. Il existait au sein de la prison un service de « bain de propreté » obligatoire pour les détenus, mais il s’agissait d’un service limité aux prescriptions médicales dans un but thérapeutique du fait du nombre restreint de baignoires (troisEn outre, les détenus étaient généralement récalcitrants pour la prise d’un bain, selon l’avis du médecin : « la propreté [étant] une vertu [qui leur était] presque inconnue, et en tout cas, d’une pratique désagréable ». C’est au cours d’une inspection sur l’avancement des travaux pour l’installation d’une douche froide au jet, qu’une idée survint à l’esprit du docteur Merry Delabost . Cette douche était installée dans une petite cour de la prison afin de traiter les prisonniers atteints de troubles nerveux, de « folie passagère ». Il élabora la combinaison du dispositif de la douche froide à savoir un réservoir en hauteur qui augmentait la pression et diminuait ainsi la consommation d’eau, avec un jet de vapeur issu d’une pompe. Cela créait une douche à jet d’eau chaude, le jet de vapeur perdu dans les airs empruntait un tuyau en forme de serpentin réchauffant de cette façon l’eau contenue dans le réservoir. L’idée était née. Mais allait-elle être concluante ? Selon le médecin : « Un simple filet d’eau coulant d’un robinet nettoie les mains aussi bien qu’un volume d’eau assez considérable contenu dans une cuvette ; tout le monde a fait cette expérience ; or, l’eau chaude, tombant en pluie, devrait réaliser, pour toute la surface du corps, cette même propreté qu’on obtient si aisément pour une seule partie ? Quelques litres d’eau pourraient suffire au lieu de deux cents à trois cents litres qu’exige un bain en baignoire ».
Après avoir soumis son idée au directeur Vallet, le docteur Merry Delabost tenta une expérience sur un des prisonniers les plus sales de la prison, choisi parmi ceux qui travaillaient dans l’atelier d’aplatissage de cornes pour la confection des boutons : « les détenus travaillant nus jusqu’à la ceinture, dans un milieu surchauffé et rempli de poussière, ne tardaient pas à prendre l’aspect de véritables nègres ». Cette expérience consista à déverser de l’eau chaude, d’un arrosoir tenu par un gardien monté sur une échelle, de façon discontinue sur le prisonnier. Celui-ci se frictionnait énergiquement au savon noir pour enlever toutes les impuretés incrustées dans l’épiderme. Pendant ce temps, les spectateurs, le directeur, le médecin, l’architecte inspecteur du département, quelques gardiens virent la couche de saleté qui recouvrait le corps se diluer, s’écouler de la tête aux pieds, et disparaître. En l’espace de quatre à cinq minutes, avec seize litres d’eau, « le faux nègre était devenu blanc ». Le docteur Merry Delabost envoya alors, vingt trois jours après réception de la circulaire par le directeur Vallet, un rapport détaillé (avec plan et devis) sur l’expérience menée à la prison sur un détenu et sur l’installation de ce procédé dans la prison départementale de Rouen. Merry Delabost prévoyait deux salles, l’une servant aux déshabillements et aux rhabillements des détenus, l’autre salle étant exclusivement réservée au service d’hydrothérapie. Ce rapport resta sans réponse. Mais c’était sans compter sur l’obstination de Merry Delabost : « j’y mis d’autant plus d’insistance que cet établissement offrait, pour un essai de ce genre, des facilités absolument exceptionnelles et que la mesure proposée me paraissait appelée à réaliser ultérieurement un sérieux progrès dans l’hygiène des populations agglomérées, prisons, casernes, internats, etc ». Il réitéra en février 1873 sa demande auprès du préfet de la Seine-Inférieure, Lizot, qui s’engagea à transmettre au ministre de l’Intérieur un nouveau rapport du médecin (daté du 18 février 1873). Il y insistait sur le fait que son application pouvait être faite facilement à la prison Bonne Nouvelle avec de bons résultats pour un coût peu dispendieux à l’administration pénitentiaire. Un premier devis dressé par l’architecte départemental Desmaret s’élevait à 1650 francs.
Le 2 avril 1873, le ministre de l’Intérieur faisait connaître dans sa réponse ses craintes sur la façon dont les détenus prendraient leurs bains-douches. Dans le plan initial, Merry Delabost regroupait les prisonniers, dans un même local sans aucune séparation entre eux. Par crainte d’une révolte de détenus regroupés, le ministre fit étudier par Borne,l’architecte contrôleur attaché à la direction de l’administration pénitentiaire, « un système de stalles où les détenus, séparés les uns des autres, pourraient être surveillés par un seul gardien ». Borne devait se mettre en contact avec l’architecte de Seine-Inférieure, Desmaret, pour apporter quelques modifications aux plans initiaux. Ce dernier a décrit les modifications dans un rapport de mai 1973 : « le nouveau projet que nous avons dressé, d’après les indications données par M. Borne, et les observations de M. Delabost, ne comporte plus que deux pièces ; une où les détenus se déshabilleraient ; l’autre destinée aux douches. La plus grande pièce renfermerait 9 stalles dont 8 seraient munies d’un appareil à jet d’eau chaude tombant en pluie, et d’une cuvette avec hausse pieds pour le lavage des pieds et une contenant un appareil pour douches d’eau froide ». Dans une lettre au secrétaire de la Société des prisons de mai 1882 Merry Delabost décrivait son innovation : « Chaque détenu peut, en effet, être séparé de son voisin par une cloison en planches élevée à hauteur d’homme, de manière à n’être vu que du doucheur. Il arriverait dans cette salle, couvert du peignoir qui lui servira ensuite à se retirer et à se sécher. Dans la pièce voisine, qui servirait pour s’habiller et se déshabiller, le même cloisonnement, complété par une porte ou un rideau, avec la présence constante d’un gardien, supprime toute espèce d’inconvénient, toute possibilité de rapport entre les détenus. Telle me parait donc être la solution demandée ». Toutes ces modifications avaient engendré une augmentation significative du prix de l’installation passant de 1 650 francs à 3 000 francs. Ce devis de 3 000 francs présenté par Desmaret était trop élevé pour l’administration pénitentiaire. Dès lors, l’invention semblait être compromise. Mais c’était sans compter sur la pugnacité du docteur Merry Delabost. Le préfet de Seine-Inférieure, Lizot, accepta finalement l’exécution de l’installation des bains-douches à la maison d’arrêt et de correction de Rouen, financée par les fonds propres de la prison et construite par les détenus. Fin juillet 1873, l’installation était réalisée.
Merry Delabost ne voulait pas que cette innovation profite seulement aux détenus. Il souhaitait l’étendre à tous les établissements communautaires : casernes, internats, etc., mais aussi au public. D’autant plus que les années passées auprès des détenus lui avaient montré qu’une mauvaise hygiène corporelle était nuisible à la santé et au travail. Ses observations avaient permis de démontrer que la bonne santé du détenu « permet d’exiger de lui un travail dont le produit diminue d’autant les frais de l’emprisonnement. L’argent consacré à l’amélioration de l’hygiène constitue un capital dont le profit et l’intérêt ne sauraient être contestés ». C’était l’opinion qu’il exprimait dans un article « Hygiène pénitentiaire. Bains-douches de propreté. Leurs applications dans les prisons cellulaires », dans le Bulletin de la Société générale des prisons, paru en 1888. Pourquoi ne pas l’appliquer à la population française dans son ensemble ?
Avant la diffusion de ce nouveau procédé d’ablution, Merry Delabost, pour faire connaître son invention, écrivit en 1875 dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale un article sur le fonctionnement du service d’hydrothérapie de la prison Bonne Nouvelle : « Note sur un système d’ablutions pratiqué à la prison de Rouen et applicable à tous les grands établissements pénitentiaires ou autres ». Cet article lui valut la reconnaissance de nombreux médecins hygiénistes, notamment les médecins pénitentiaires qui connaissaient les mêmes désagréments qu’à Bonne Nouvelle. De sorte que la prison de Poissy fut une des premières à revoir son installation du service d’hydrothérapie ; cela était d’autant plus simple que Poissy réorganisait au même moment son système d’ablutions. Puis ce furent la maison centrale de Fontevrault et les colonies agricoles de Saint-Maurice et de la Fouilleuse. Ces premières installations n’étaient que le début d’une expansion qui allait être florissante. Les casernes militaires furent les suivantes à pouvoir bénéficier de ce système d’ablutions en pluie.
En France, l’invention de Merry s’était généralisée dans les établissements pénitentiaires et les casernes militaires, mais rien n’était conçu pour la population civile. Delabost disait avec ironie : « mon procédé n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut avoir tué ou volé, ou du moins avoir brisé une lanterne de bec de gaz ». Cependant, un peu moins de vingt ans plus tard, une société se constituait le 13 avril 1892 à Bordeaux sous le nom d’Oeuvre des bains-douches à bon marché, présidée par le maire de Bordeaux, avec son adjoint Charles Cazalet, secrétaire général de ladite société. La devise de cette société était « propreté donne la santé ».
Rouen ne connut son premier établissement public de bains-douches qu’en 1897. Avant il n’existait que des établissements de bains publics ; 200 baignoires pour les 300 000 habitants de la circonscription, selon une estimation de 1886. Malgré le retard de la ville de Rouen, le docteur Delabost n’en prônait pas moins les bienfaits de l’ablution d’eau chaude en pluie dans le département de Seine-Inférieure et en France. « Tant qu’il existe des infidèles à combattre ou à convertir, une croisade ne doit point cesser. Or la race des infidèles à la propreté n’est malheureusement pas près de disparaître », disait Merry Delabost en 1896. C’est grâce à l’intervention de François Depeaux, négociant rouennais, qu’une installation vit le jour à Rouen. Aux alentours de 1894, Depeaux s’entretint avec Merry Delabost au sujet d’un projet d’établissement de bains-douches sur les quais, destiné aux ouvriers du port. Plus tard, les écoles de la ville s’équipèrent en douches.
Hervé Dajon
Articles originaux en ligne de Merry Delabost :
"Note sur un système d’ablutions pratiqué à la prison de Rouen et applicables à tous les grands établissements pénitentiaires ou autres", Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1875, série 2, n° 43, p. 110-117. (A lire sur le site de la BIUM)
"Hygiène pénitentiaire. Bains-douches de propreté. - Leur application dans les prisons cellulaires.", Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1888, série 3, n° 20, p. 217-234. (à lire sur le site de la BIUM)
"Un établissement de bains-douches à bon marché à Rouen (Fondation Fr. Depeaux)", Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1888, série 3, n° 39, p. 218-227. (à lire sur le site de la BIUM)
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