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27/01/2010

Burqa : l’assimilation en défaut ?

Éric Fassin et Abdellali Hajjat

La mission parlementaire sur le voile intégral remet aujourd’hui, mardi 26 janvier 2010, son rapport à l’Assemblée nationale. Nicolas Sarkozy l’avait annoncé le 22 juin 2009, il l’a répété le 13 janvier 2010: la burqa n’est «pas la bienvenue» en France. Le voile intégral constitue donc un corps étranger. Nous avons demandé au chercheur Abdellali Hajjat* (docteur en sociologie de l’EHESS) d’apporter un éclairage historique sur le «défaut d’assimilation» qui peut être opposé aux demandes de naturalisation.

On envisage aujourd’hui une loi contre la «burqa», qui impliquerait (entre autres) d’interdire la naturalisation aux femmes étrangères portant le niqab ou «voile intégral». Votre thèse soutenue il y a quelques mois porte sur «l’assimilation», injonction d’État dans les procédures de naturalisation: en France, la civilité est posée comme une condition de la citoyenneté.

En effet, la notion de «civilité» est fondamentale pour comprendre les critères de sélection des «naturalisables». Dans la plupart des colonies de l'empire français, le renoncement au statut personnel «indigène» (musulman, annamite, etc.) était une condition sine qua non pour devenir citoyen français: le reniement de sa religion devait s'effectuer avant d'être soumis au code civil français. A partir des années 1890, les administrations coloniales inventent des «critères de civilisation». Les candidats doivent maîtriser la langue française (écrit et oral), se détacher au maximum du groupe indigène du point de vue de leurs pratiques culturelles, de leurs fréquentations, etc.

Depuis 1927, la définition du «bon assimilé» varie, mais on peut distinguer une constante: quelles que soient les modifications apportées au droit de la nationalité, le profil de l'assimilable ou du naturalisable correspond à la négation du profil de l'immigré, c'est-à-dire l'étranger célibataire, analphabète, pauvre et sans qualification. Ainsi, le célibat, l'analphabétisme, la pauvreté et l'absence de qualification sont implicitement ou explicitement condamnés par l'administration dont l'objectif populationniste est de «produire» de «bons Français» «utiles» à la société. Cette combinaison complexe de critères de naturalisation fait que, depuis les années 2000, une moyenne annuelle de 20% des demandes de naturalisation sont ajournées ou rejetées par l'administration (sans compter les candidats découragés par la procédure et la sélection au guichet).

Non seulement le «défaut d’assimilation» est un critère qui gagne en importance depuis les années 1980, mais vous montrez aussi qu’il expose inégalement les hommes et les femmes au refus de naturalisation…

Depuis les années 1980, le «défaut d'assimilation» devient en effet un motif de rejet important, et concerne les cas d'insuffisante maîtrise de la langue française, de port de hijab, de polygamie et d'appartenance à une organisation «islamiste». Cette période correspond à la dissolution du «mythe du retour» pour les familles de l'immigration maghrébine et subsaharienne, qui souhaitent de plus en plus rester sur le territoire français. Par conséquent, l'administration chargée des naturalisations traite des demandes de naturalisations déposées par de nouveaux candidats, en majorité ressortissants d'anciens pays colonisés par la France.

Or, environ 75% des décisions défavorables (ajournements ou rejets) pour défaut d'assimilation linguistique concernent des femmes. Certains chercheurs considèrent que cette réalité s'explique par des raisons «culturelles», pour ne pas dire religieuses (enfermement des femmes à la maison, absence de contacts avec la société française, etc.). En fait, les femmes étrangères actuelles sont plus exclues parce qu'elles correspondent au profil des hommes étrangers des années 1950-1960, qui étaient touchés par l'analphabétisme (la même logique administrative exclut le même type de candidat), mais aussi parce que, depuis le début des années 1980, on observe une accentuation du niveau d'exigence de l'administration. Cependant, les attentes linguistiques de l'administration à l'égard des femmes sont différentes: la langue française doit d'autant plus être maîtrisée qu'elles sont censées être chargées de l'éducation de leurs enfants actuels ou futurs qui deviennent eux aussi français par effet collectif. Donc l'enjeu de la mesure de la langue est lié à l'enjeu de la reproduction du corps national français.

Aujourd'hui, le «grand débat» sur l'identité nationale n'est-il pas l'occasion pour le gouvernement de durcir ces exigences?

Dans la circulaire adressée en novembre 2009 aux préfectures précisant les modalités d'organisation du «grand débat» sur l'identité nationale, le ministre fournit en annexe un «guide pour la conduite des débats locaux». On a beaucoup commenté et critiqué le principe même du débat, mais on ne s'est pas vraiment penché sur les premières propositions d'action qui sont présentées par le guide. On peut citer celles qui concernent la procédure de naturalisation:

«Faire de l'entretien d'assimilation préalable à l'acquisition de la nationalité le temps fors [sic] du processus de naturalisation.
Augmenter le niveau de connaissance de la langue française demandé lors de l'entretien d'assimilation.
Augmenter le niveau de connaissance des valeurs de la République demandé lors de l'entretien d'assimilation.»

Si le niveau d'exigence augmente effectivement, ce seront les femmes étrangères candidates à la nationalité française qui seront les premières exclues.

Votre travail rappelle que la préoccupation actuelle n’est pas si nouvelle: avant le «voile intégral», depuis quand, et dans quelle mesure le «voile» était-il déjà considéré comme un «défaut d’assimilation», selon qu’il s’agit du «hijab» ou du «niqab»?

Les cas des candidates portant le hijab sont apparus pour la première fois à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Les agents administratifs (agents de catégorie C, chefs de bureau, préfets, etc.) étaient très embêtés: ils ne savaient pas si le port du hijab constituait un défaut d'assimilation et la sous-direction des naturalisations ne disposait pas de texte législatif ou de circulaire sur lesquels elle aurait pu s'appuyer pour prendre ses décisions. Par conséquent, on constate une forte hétérogénéité des pratiques administratives qui vont généralement dans le sens d'une interprétation restrictive, favorisée par un contexte politique marqué par la première «affaire du foulard» en 1989 et le début de la guerre civile algérienne en 1991-1992. Le port du hijab est alors associé à l'adhésion au «fondamentalisme islamique».

Il faut attendre 1994 pour qu'apparaisse la première décision jurisprudentielle sur la question (Conseil d'État, 23 mars 1994, M. Karshenas Nataf Abadi): le Conseil d'État annule une décision de refus de naturalisation pour défaut d'assimilation en raison du port du «foulard islamique», ce qui constitue un camouflet pour la sous-direction des naturalisations et un désaveu de ses pratiques. Ainsi les décisions administratives rejetant ou ajournant un dossier «à cause du comportement vestimentaire», sans plus de précisions, sont vouées à l’annulation. Par ailleurs, le fait de s'affirmer musulmane de stricte observance et de porter le «foulard islamique» ne constitue pas un motif d'opposition pour défaut d'assimilation, et le fait de porter le «foulard islamique» n'est pas de nature à établir un refus d'adhésion de la requérante aux «valeurs de la République», et donc un «refus d'intégration».

Depuis, les choses n'ont-elles pas évolué ?

Malgré la clarté de la jurisprudence du Conseil d'État, l'administration va effectuer une distinction entre «bon» foulard et «mauvais» voile. En effet, une circulaire du 12 mai 2000, signée par la ministre socialiste de l'emploi et de la solidarité, Martine Aubry, et le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, commande aux agents d'interroger les candidates sur la «signification» de leur hijab:


«S'agissant des tenues vestimentaires des postulantes, vos agents ne doivent pas se contenter de mentionner ''le port du foulard'' mais ils doivent indiquer s'il s'agit du foulard traditionnel en usage notamment dans le pays du Maghreb ou en Turquie, du hidjab qui couvre entièrement la tête et le cou et qui, à l'instar du tchador, est un signe d'appartenance à un islam fondamentaliste. Dans ces deux derniers cas, il y a lieu de faire préciser aux postulantes la signification du port de ces signes vestimentaires. Nous vous rappelons que deux photographies d'identité doivent être jointes au dossier et qu'elles doivent représenter la personne tête nue.»

Ainsi, il existerait un hijab «traditionnel» et un hijab «fondamentaliste», ce qui donne une marge de manœuvre supplémentaire aux agents administratifs pour refuser ce type de candidates. Toutefois, la plupart des agents chargés de l'évaluation de l'assimilation (agent de catégorie C) sont souvent réticents à faire la distinction, soit pour des raisons personnelles, soit pour éviter que leur avis soit «retoqué» par le juge administratif.

Les choses ne sont donc pas totalement fixées pour ce qui concerne le port du hijab, d'autant plus que la décision du Conseil d'État de juin 2008, qui considère le port du niqab (visage couvert) comme un «défaut d'assimilation», a donné l'idée à plusieurs organisations politiques de faire voter une loi interdisant la naturalisation des femmes portant le hijab...

Vous le soulignez, la pratique administrative affecte différemment les femmes selon leur âge: si le critère linguistique pénalise davantage les femmes plus âgées, le «voile islamique» des jeunes femmes est considéré avec plus de méfiance que le «foulard traditionnel»…

En effet, l'âge est une variable fondamentale pour comprendre les logiques administratives de sélection des candidats à la naturalisation. Les refus pour défaut d'assimilation linguistique touchent principalement les femmes âgées parce qu'elles correspondent plus au profil idéal-typique de l'immigré, et l'évaluation du caractère «fondamentaliste» du hijab concerne plus les jeunes femmes. On peut ainsi distinguer deux profils de femmes portant le hijab: les vielles femmes portant le hijab «traditionnel» et donc inoffensives; et les jeunes femmes portant un hijab «intégriste» et donc dangereuses.

Cependant, cette distinction est un modèle idéal-typique, et ne peut pas s'appliquer à tous les cas de femmes portant le hijab: nombreuses sont celles qui obtiennent la nationalité française sans grande difficulté. Nous ne sommes pas (encore?) dans une situation où elles sont systématiquement rejetées pour la naturalisation.

En juin 2008, le Conseil d’État a confirmé le refus de naturalisation d’une Marocaine, mariée à un Français et mère d’enfants nés en France, dont les médias soulignaient qu’elle portait la «burqa». Toutefois, ce vêtement n’est pas cité dans la décision: à cette femme, on reprochait plus précisément d’avoir «adopté, au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment le principe d’égalité des sexes». Aujourd’hui, c’est le vêtement lui-même qui est en cause. Mais pour justifier l’interdiction systématique, tout en respectant la liberté religieuse, ne faudra-t-il pas, à l’inverse de la décision de 2008, postuler que le «voile intégral» ne relève pas de la religion?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord comprendre la logique juridique du Conseil d'État et souligner l'importance de la notion de «valeurs essentielles de la communauté française». Elle a été inventée par l'administration au début des années 1990 pour refuser la naturalisation de candidats dits «islamistes», puis reprise en 1999 par le Conseil d'État pour confirmer une décision défavorable à l'encontre d'un des dirigeants de l'Union des organisations islamiques de France (Conseil d'État, 7 juin 1999, Ben Mansour). Le passage par le terrain des «valeurs» permet donc de justifier juridiquement une décision qui, si elle était restée sur le terrain religieux, pourrait être considérée comme une forme de discrimination. Ainsi, la notion de «valeurs essentielles», jamais définie par la loi, me semble-t-il, est très pratique juridiquement parce que c'est le gouvernement et le juge qui ont le monopole de la définition des «valeurs». Il n'est donc pas étonnant le Conseil d'État mobilise cette notion pour motiver le refus d'acquisition de la nationalité par mariage.

Par contre, si elle a fait ses preuves dans le droit de la nationalité, la notion de refus des «valeurs essentielles» n'est sans doute pas suffisante juridiquement pour motiver l'interdiction systématique dans l'espace public. La notion de «menace à l'ordre public» semble être plus appropriée. Dans tous les cas, le vêtement ne pourra pas être interdit en lui-même: il faut que cette pratique vestimentaire soit mise en relation avec un raisonnement juridique incontestable pour les tribunaux français et européens.

*D'Abdellali Hajjat, voir en particulier: «La barrière de la langue. Naissance de la condition d''assimilation' linguistique pour la naturalisation», in Didier Fassin (dir.), Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, février 2010.

http://observatoire2.blogs.liberation.fr/normes_sociales/2010/01/burqa-lassimilation-en-d%C3%A9faut-.html

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