«Ici, la seule couleur qui compte, c’est le vert, celui des billets!» C’est en substance l’une des leçons les plus cinglantes de Little Senegal, un film qui décrit l’hostilité dont sont victimes les migrants africains débarqués à New York.
Manière de dire que le fait de ne pas être accueilli en frère par les Afro-Américains ne doit pas leurrer l’Africain de l’Ouest, dont le kid local moquera l’accent, le vêtement ou la lenteur. Si demain l’Africain réussit, qu’on se le dise, il sera à la fête, respecté voire admiré dans ce pays où la réussite sociale est sacro-sainte. L’argent comme ultime horizon, comme ciment nécessaire des relations pacifiées entre minorités, voilà l’argument qui sous-tend une tradition à laquelle le migrant, qui succède à des millions d’autres, se plie pour sa gouverne autant que pour maintenir l’idéal et la fonction du melting-pot. Il est ainsi frappant de voir comment les Africains de New York, chauffeurs de taxi, manutentionnaires ou businessmen plus ou moins arrivés, aiment à parler de leur victoire : ils se sont fait une place dans une société aussi dure que la société américaine. Pour eux, il ne s’agit même pas d’opposer le rêve américain à la plus modeste (fade ?) «intégration» à la française, où c’est l’incorporation de valeurs ou leur apprentissage par cœur qui est censé signer la réussite d’une installation à l’étranger. Pour ces nouveaux citoyens américains, nés pauvres parmi les plus pauvres, mais dont le déracinement a forgé une expérience totale de la mondialisation, faire sa vie est une expérience concrète où les abstractions de la question identitaire ne veulent pas dire grand-chose.
Qu’est-ce à dire, qu’obtenir un numéro de sécurité sociale et vivre avec le salaire minimum en travaillant 12 heures par jour, 6 jours par semaine, dans les entrepôts des boutiques de Broadway serait la panacée ? Pour les Guinées, Maliens et Burkinabés avec lesquels j’ai sympathisé au fil des années, il semblerait que ce soit le cas. Je ne parle pas ici d’esclaves heureux ou d’êtres dociles faisant semblant d’être contents, mais de gens reconnaissants qui, après des périples insensés qui les ont vus passer par les foyers de cent pays, ont trouvé à New York un endroit où se poser. Le ressentiment, ils l’éprouveront toujours, mais uniquement à l’égard de leur pays d’origine et des pays européens, à commencer par la France, une destination a priori logique pour eux, anciens colonisés et fils de colonisés francophones. Or c’est en France que tout ou presque leur aura été refusé, les papiers qu’ils méritent et le logement auquel ils ont droit. Et c’est à New York qu’on leur aura donné de quoi se réaliser et les moyens d’envoyer quatre sous à la famille restée au pays. Il leur est donc difficile de ne pas tirer de conclusion. Seydou est forcément fier de son appartement du Bronx où sa femme, qui vient d’accoucher, va pouvoir élever un enfant qui, né aux Etats-Unis, obtiendra de facto la nationalité américaine. Il sait que les perspectives d’avenir sont «bonnes pour lui».
Cette vérité s’applique déjà aux Sénégalais trentenaires qui ont réussi à s’imposer à Harlem, où les mauvais restaus africains d’hier laissent la place à des lieux plus raffinés qui rivalisent avec les bistrots français et les traiteurs italiens. Aux «Ambassades», un café-restaurant où l’acteur Isaac de Bankolé a ses habitudes, on est servi par des Sénégalais dont l’expressivité n’a rien strictement à voir avec ses drôles de valets qu’on trouve dans les restaurants asiatiques de Bastille.
À l’époque où je vivais à Londres, à chaque fois que je passais par Paris j’étais amusé par le contraste entre la rudesse avec laquelle on vous reçoit dans le Chinatown de Soho et la courtoisie mielleuse des serveurs vietnamiens et chinois des restaurants des quartiers branchés de la capitale.
Il y a, ancré dans le processus de socialisation des étrangers en France, un élément d’intimidation, de subordination, qui met très souvent ces derniers dans un état de fébrilité à la moindre interaction avec les Blancs. On a juste envie de dire à ces commerçants d’enlever les pincettes qu’ils prennent pour parler aux autres et de faire comme à New York, où les Chinois vous gueulent dessus en mandarin lorsque vous demandez poliment ce que signifie tel nom obscur de plat. Aux « Ambassades » donc, les Sénégalais sont… des Sénégalais, des vrais quoi. Ils ne changent pas de manières, ils n’ont pas de pression particulière quand ils s’adressent aux clients français, qui, c’est remarquable, en rabattent un peu dans ce contexte particulier où ce sont les Noirs qui dominent. Quand je titillais l’employée originaire de Marseille sur la vie en France par rapport à ce qu’elle a à New York, elle signifiait sommairement que ce qui avait à voir avec ce pays ne l’intéressait plus, comme si les éternels problèmes qu’il posait n’étaient plus d’actualité pour elle. Il est juste que tous les problèmes ne se valent pas, et il est de toute façon presque certain qu’une situation même précaire à New York est plus stimulante qu’un job à la mairie. Sans avoir à se mettre à leur place, on comprend les Africains d’Harlem qui nous disent sur le ton de l’évidence qu’on est mieux «ici que là-bas».
Faites un test : prenez un taxi dans le quartier – les chauffeurs sont tous Africains, ils conduisent des Lincoln – et engagez habilement la conversation. Sans tarir d’éloges sur les States, sans vomir l’Europe, il vous fera prendre progressivement conscience du ratage inouï dont la France, et d’autres, s’est rendue coupable en rejetant aux frontières ou en les condamnant à la dépression et la folie des milliers de gens qui ne demandaient qu’à vivre décemment dans un autre pays que le leur, un pays invivable, quitté parfois au péril de leur vie.
Il y a quelques jours, j’ai vu sur TV5 Monde, la chaîne des expatriés, un reportage stupéfiant. Les employés, à 100% noirs, d’une compagnie de sécurité étaient en grève pour exprimer leur colère après la décision du ministre du travail Xavier Darcos d’ordonner la fermeture administrative d’entreprises embauchant des sans-papiers. Le porte-parole des grévistes était, comme à chaque fois dans ce genre de situation, fatigué de répéter que la régularisation est forcément un dû lorsque des employés, comme ceux qu’il représente, paient leurs impôts et leur loyer. Déjà, il faut se pincer : existe-il un autre pays au monde où les migrants ont leur salaire taxé alors que leur présence sur le territoire est illégale ? Dans un second temps, je me suis dit : voilà peut-être les derniers Africains francophones qui, piégés d’une façon ou d’une autre, se retrouvent pour leur malheur dans un endroit qui ne les veut qu’à moitié, ce qui, entre nous soit dit, est pire que de n’être pas désiré du tout. Comme un fou, je me suis mis à crier en direction de mon écran, exhortant ces vigiles en galère à partir s’installer au Canada ou dans le Sud des Etats-Unis, où de plus en plus d’Africains tentent leur chance. Mais c’est encore à New York, un gigantesque organisme qui dépend des nutriments de sa tentaculaire économie informelle pour progresser, qu’ils pourront trouver une issue.
Les Africains que je connais ne parlent guère du risque d’être contrôlé par les services d’immigration de la ville, qui ont depuis longtemps jeté l’éponge face à un phénomène d’une ampleur (environ 3 millions d’illégaux vivent à New York) qui les dépasse et dont les maires successifs ont su tirer les bénéfices. À la limite, ils admettent qu’il est délicat de vivre sans assurance médicale, sachant toutefois que les réseaux d’entraide et les associations, hyper actifs dans les quartiers populaires, assurent l’accès aux soins de base aux plus démunis, migrants et nationaux. Ces gens sont des sacrifiés. Et leur clairvoyance, aiguisée par les aléas sans fin de leur parcours, les rassure sur une chose : leur sacrifice profite à la génération de leurs enfants. Si elle continue de laisser l’Amérique de Jefferson et de Whitman faire croître des diasporas sur son sol, l’Europe n’a pas fini de vieillir.
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