Éric Toussaint - Mondialisation.ca, Le 3 mars 2011
Version inédite en français du chapitre 7 de l’édition arabe du livre Eric Toussaint, La Finance contre les peuples, 2006.
Dette publique et système de crédit international dans la genèse du capitalisme industriel du XVe au XIXe siècle
Dette publique et système de crédit international dans la genèse du capitalisme industriel du XVe au XIXe siècle
Karl Marx (Marx, 1867), à la suite d’Adam Smith et de David Ricardo (Smith 1776, Ricardo, 1817), a attribué une place importante à l’étude de la création d’un système de crédit international et de la dette publique dans l’accumulation capitaliste sur le plan mondial. Dans le Livre 1 du Capital, il y consacre des pages pleines de fougue.
Dans le chapitre 31 (édition de La Pléiade, Paris), il identifie différentes sources de l’accumulation primitive ayant permis au capital industriel de prendre son envol à l’échelle mondiale, notamment le pillage colonial, la dette publique et le système de crédit international.
Concernant le rôle du pillage colonial, il vaut la peine de citer le Marx du Capital car son analyse tranche heureusement avec la présentation prétendument civilisatrice du capitalisme par rapport aux pays de la Périphérie énoncée dans le Manifeste Communiste : “ La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. ”
C’est aussi dans ce chapitre que Karl Marx place une formule qui indique le lien dialectique entre les opprimés des métropoles et ceux des colonies : “ Il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. ” Il termine ce chapitre en affirmant que “ le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores ”.
Selon Marx, “ les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste ”. Il consacre plusieurs pages à la description du pillage colonial puis il aborde la question du crédit international : “ Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. (...) Maint capital, qui fait son apparition aux Etats-Unis sans extrait de naissance, n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre ” (Marx, Oeuvres 1, 1867, p. 1211 et suiv.).
Des travaux d’auteurs marxistes du XXe siècle ont développé et approfondi cette question de l’accumulation primitive sur le plan mondial (Amin, 1993; Gunder Frank, 1971; Mandel, 1962, 1968). L’article d’Ernest Mandel intitulé L’accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers Monde, publié en 1968, présente une synthèse particulièrement intéressante. A la suite de ses travaux de 1962, il estime, sur la base de calculs de différents auteurs, qu’entre 1500 et 1750, le transfert de valeurs des colonies vers l’Europe occidentale s’est élevé approximativement à plus d’un milliard de livres-or anglaises, “ c’est-à-dire plus que la valeur totale du capital investi dans toutes les entreprises industrielles européennes vers 1800 ” (Mandel, 1968, p. 150-151).
Les précédentes crises de la dette au XIXe siècle et au début du XXe siècle
Au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des Etats capitalistes de la Périphérie se sont lancés dans une vague impressionnante d’emprunts qui visait à doter les pays concernés d’infrastructures et de moyens de communication modernes (chemins de fer, télégraphe, infrastructures portuaires modernes…), voire dans quelques cas limités à mettre en place des fabriques d’Etat. Les emprunts prenaient principalement la forme de titres de la dette émis par des Etats de la Périphérie sur les marchés financiers d’Europe par l’intermédiaire de grandes banques européennes. Le recours à l’emprunt extérieur s’est révélé contre-productif pour les pays concernés notamment parce qu’ils avaient été contractés à des conditions très favorables aux créanciers, principalement les banques européennes chargées de l’émission des titres. Les cessations de paiement ont été nombreuses et ont donné lieu à des représailles de la part des pays créanciers qui sont allés jusqu’à l’intervention armée pour obtenir le remboursement. L’arme de l’endettement a été utilisée comme moyen de pression et de subordination des pays endettés. Comme le relevait Rosa Luxembourg, contemporaine des évènements : « Ces emprunts sont indispensables à l’émancipation des jeunes Etats capitalistes ascendants et en même temps, ils constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale »[1]. Comme l’indique la succession des crises en Amérique latine, il y a un lien entre les crises économiques qui éclatent au Centre et les crises de la dette qui éclatent à la Périphérie. Au niveau de ce continent, à la différence des crises de paiement du XIXe siècle, la crise de la dette des années 1930 a débouché sur une issue favorable aux pays endettés qui avaient suspendu le paiement. La crise mondiale des années 1930 et la cessation de paiement de la dette extérieure par plusieurs puissances européennes endettées à l’égard des Etats-Unis ont constitué des circonstances favorables aux pays endettés d’Amérique latine. Les puissances du Centre n’étaient pas en position de force pour prendre des mesures de représailles. Par ailleurs, la suspension de paiement de la dette mexicaine entre 1914 et 1942 est brièvement analysée car elle montre qu’un pays endetté peut affronter ses créanciers et obtenir gain de cause.
Périphérie et dépendance financière
L’utilisation de la dette extérieure comme arme de domination a joué un rôle fondamental dans la politique des principales puissances capitalistes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle à l’égard de quelques puissances de second ordre qui auraient pu prétendre accéder au rôle de puissances capitalistes. L’empire russe, l’empire ottoman et la Chine ont fait appel aux capitaux internationaux pour accentuer leur développement capitaliste. Ces Etats se sont fortement endettés sous forme d’émission de bons publics d’emprunt sur les marchés financiers des principales puissances industrielles.
Dans le cas de l’empire ottoman, de l’Egypte et de la Chine, les difficultés rencontrées pour rembourser les dettes contractées les ont mis progressivement sous tutelle étrangère. Des caisses de la dette sont créées, gérées par des fonctionnaires européens. Ces derniers ont la haute main sur les ressources de l’Etat afin que celui-ci remplisse ses engagements internationaux. La perte de leur souveraineté financière conduit l’empire ottoman et la Chine à négocier le remboursement de leurs dettes contre des concessions d’installations portuaires, des lignes de chemin de fer ou des enclaves commerciales. La Russie, menacée du même sort, empruntera une autre voie à la suite de la révolution de 1917, en répudiant toutes les dettes extérieures contractées par la dictature tsariste[2].
A la différence de la Chine, des empires ottoman et russe, le Japon n’a eu recours à l’endettement extérieur que de manière marginale et constitue, pour sa part, l’unique exemple de développement capitaliste réussi à la fin du XIXe siècle par un pays de la “semi-périphérie”. Le Japon connaîtra en effet un authentique développement capitaliste autonome à la suite d’une révolution bourgeoise (1868) qui a, entre autres, empêché la pénétration financière de l’Occident sur son territoire tout en supprimant sur place les entraves à la circulation des capitaux autochtones. Avant la fin du XIXe siècle, le Japon passa d’une autarcie séculaire à une expansion impérialiste vigoureuse. Entendons-nous bien : par cette constatation, je ne cherche par à prétendre que l’absence d’endettement extérieur est “le” facteur qui a permis au Japon de faire le saut vers un développement capitaliste réussi. D’autres facteurs qu’il serait trop long d’énumérer ici ont été déterminants[3].
Dettes de l’Egypte
L’Egypte, bien qu’encore sous tutelle ottomane, entame au cours de la première moitié du XIXe siècle un vaste effort de modernisation. George Corm résume l’enjeu de la manière suivante : « C’est évidemment en Egypte que Mohammed Ali fera l’œuvre la plus marquante en créant des manufactures d’Etat, jetant ainsi les bases d’un capitalisme d’Etat qui ne manque pas de rappeler l’expérience japonaise du Meiji »[4]. Cet effort d’industrialisation de l’Egypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIXe siècle sans recours à l’endettement extérieur ; ce sont les ressources internes qui sont mobilisées. A partir de la seconde moitié du siècle, l’Egypte adopte sous la pression de la Grande Bretagne le libre-échange et démantèle des monopoles d’Etat.
C’est, d’après George Corm, le début de la fin. L’ère des dettes égyptiennes commence (1854) : la modernisation de l’Egypte sera abandonnée aux puissances occidentales, aux banquiers européens et aux entrepreneurs peu scrupuleux. Vingt-cinq ans plus tard (vers 1880), la souveraineté égyptienne est aliénée et en 1882, l’Egypte est occupée par l’Angleterre.
Entre-temps, la crise de la dette a frappé l’Egypte comme de nombreuses nations endettées aux quatre coins de la planète. En 1876, année où l’Egypte entre en état de cessation de paiements, la dette égyptienne atteignait 68,5 millions de livres sterling (contre 3 millions en 1863). Les dettes extérieures avaient été multipliées par 23 alors que les revenus augmentaient de 5 fois seulement. Le service de la dette absorbait deux tiers des revenus de l’Etat et 50% des revenus d’exportation.
Comme l’indique le tableau ci-dessous, les conditions appliquées aux emprunts égyptiens étaient très favorables aux créanciers (détenteurs des titres et banques émettrices). Dans ces conditions, la crise de paiement était (quasi) inévitable.
Tableau 1. Dette consolidée de l’Egypte de 1862 à 1876 (en milliers de livres sterling)
Source : J. Ducruet, Les Capitaux Européens au Proche-Orient, Puf, Paris, 1964, p. 26
A la suite de la cessation de paiement de 1876, les créanciers imposèrent une commission de la dette publique qui exerça de fait une tutelle étrangère sur l’économie et les finances égyptiennes. En 1882, la Grande Bretagne prenait le contrôle du pays.
Rosa Luxembourg conclut : « L’économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D’immenses étendues de terres, des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l’Etat sous forme d’impôts ont été finalement transformés en capital européen et accumulés »[5].
Les crises de la dette extérieure de l’Amérique latine aux XIXe et XXe siècles
Depuis leur indépendance dans les années 1820, les pays d’Amérique latine ont connu quatre crises de la dette.
La première s’est déclarée en 1826, coïncidant avec le processus d’indépendance, et s’est prolongée jusqu’à la moitié du XIXe siècle.
La seconde a débuté en 1876 et s’est terminée dans les premières années du XXe siècle. Pour le Venezuela, qui a refusé de rembourser sa dette, elle a finalement abouti à une véritable épreuve de force avec les impérialismes nord-américain, allemand, britannique et français. Ceux-ci envoyèrent en 1902 une flotte militaire multilatérale qui bloqua le port de Caracas pour obtenir, par la politique de la canonnière, l’engagement vénézuélien de reprendre le remboursement des dettes. Le Venezuela n’a fini de payer cette dette qu’en 1943[6].
La troisième a commencé en 1931 et s’est achevée à la fin des années 1940. Caractérisée par l’expérience mexicaine de non paiement de 1914 à 1942, elle sera analysée dans ce chapitre.
La quatrième a éclaté en 1982 et est toujours en cours.
Les origines de ces crises et les moments où elles éclatent sont intimement liés au rythme de l’économie mondiale et principalement, des pays les plus industrialisés. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays les plus industrialisés du Centre au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la Périphérie. Les phases préparatoires à l’éclatement de la crise, pendant lesquelles la dette augmente fortement, correspondent chaque fois à la fin d’un cycle long expansif des pays les plus industrialisés. La crise est généralement provoquée par une récession ou un krach frappant la ou les principales économies industrialisées.
De même, il y a un lien entre l’éclatement et le développement de ces quatre crises et les ondes longues du capitalisme. Les ondes longues du développement capitaliste depuis le début du XIXe siècle ont été analysées par plusieurs auteurs, parmi lesquels Ernest Mandel qui a fourni un apport substantiel, notamment au niveau de l’incidence du facteur politique sur le déroulement et le dénouement des ondes longues, apport qui reste à compléter[7].
Après un krach financier de la Bourse de Londres en décembre 1825, la première crise moderne de surproduction de marchandises (1826) ouvre la voie à une onde longue d’expansion lente (1826-1847) et à la première crise de la dette de l’Amérique latine (qui débute au cours de la décennie 1820).
La deuxième crise éclate en 1873 suite à un krach boursier à Vienne suivi d’un autre à New York. S'en suit la longue dépression des économies industrialisées de 1873 à 1893 et la crise de la dette de l’Amérique latine de la décennie 1870.
Suite à la crise de Wall Street en 1929, la dépression des années 1930 de l’économie mondiale débouche sur la crise de la dette de l’Amérique latine qui éclate au même moment mais qui débouche sur un autre scénario que les précédentes crises. En effet, à la suite notamment de la décision de non-paiement de la dette par quatorze pays du continent, cette crise de la dette débouche sur une expansion de ceux-ci en contradiction avec la crise des pays du Centre.
La quatrième crise en 1982 a été provoquée par l’effet combiné de la deuxième récession économique mondiale (1980-1982) d’après guerre et de la hausse des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale des Etats-Unis en 1979. Elle relie l’onde longue d’expansion lente qui débute en 1973-1974 et la crise actuelle de la dette d’Amérique latine (et plus largement du tiers-monde).
Les trois premières crises ont duré de 15 à 30 ans. La quatrième crise est encore en cours. Elles ont concerné l’ensemble des Etats indépendants de l’Amérique latine et de la Caraïbe quasiment sans exception.
Au cours de ces crises, les suspensions de paiement ont été fréquentes. Entre 1826 et 1850, lors de la première crise, presque tous les pays ont suspendu leur paiement. En 1876, onze pays d’Amérique latine étaient en cessation de paiement. Dans les années 1930, onze pays du continent ont décrété un moratoire. Entre 1982 et 2002, le Mexique, la Bolivie, le Pérou, l’Equateur, le Brésil, l’Argentine, Cuba ont suspendu le remboursement à un moment ou à un autre, pour une période de plusieurs mois. La suspension est un acte qui permet aux pays débiteurs de réunir les conditions favorables à la reprise ultérieure des paiements après avoir renégocié avec leurs créanciers.
Le Mexique 1914-1942 ou comment l’attitude ferme d’un pays endetté peut-être payante
En 1914, en pleine révolution, notamment sous la conduite d’Emiliano Zapata et de Pancho Villa, le Mexique a suspendu totalement le paiement de sa dette extérieure. Il était le principal pays endetté du continent à l’égard de son voisin du Nord. Entre 1914 et 1942, le Mexique n’a remboursé que des sommes tout à fait symboliques avec pour seule fin de calmer le jeu. De longues négociations entre le Mexique et un consortium de créanciers dirigé par un des directeurs de la banque états-unienne JP Morgan ont été menées entre 1922 et 1942 (vingt ans !). Entre temps, en 1938, le Mexique, sous le président Cardenas, avait nationalisé sans indemnisation l’industrie pétrolière qui était aux mains des entreprises nord-américaines. Cette mesure bénéfique pour la population mexicaine avait évidemment soulevé les protestations des créanciers. Au bout du compte, la ténacité du Mexique a payé : en 1942, les créanciers renoncèrent à plus de 90% de la valeur de leurs créances et acceptèrent des indemnités légères pour les entreprises qui leur avaient été soustraites[8]…
La crise de la dette de l’Amérique latine dans les années 1930
La crise de la dette des années 1930 qui a éclaté en 1931 est précédée d’une période au cours de laquelle les Etats-Unis renforcent de manière très importante leur présence économique et financière en particulier en Amérique centrale, dans la Caraïbe et dans plusieurs pays andins. Jusque là, les financiers européens dominaient. Les Etats-Unis qui, depuis 1898, exerçaient un protectorat de fait sur Cuba et Puerto Rico, sont de plus intervenus directement sur le plan militaire au Panama, à Saint-Domingue, en Haïti et au Nicaragua. Par ailleurs, au cours des années 1920, les autorités nord-américaines ont administré elles-mêmes les douanes et, dans certains cas, l’administration des impôts dans sept pays : Haïti, Pérou, Saint-Domingue, Nicaragua, Bolivie, Equateur et Honduras. La décade des années 1920 a vu les autorités latino-américaines procéder à de nombreux emprunts qui étaient régulièrement remboursés.
Entendu par une commission du Congrès des Etats-Unis qui siégea dans les années 1930, M. Dennis, employé par la société financière Seligman Brothers de New York, expose sous un éclairage très intéressant les flux financiers entre l’Europe, l’Amérique latine et les Etats-Unis : “Après la guerre (de 1914-1918, NDA), l’Angleterre, la France et d’autres pays européens devaient payer de très volumineuses quantités de produits importés des Etats-Unis. Où pouvaient-ils trouver les dollars dont ils avaient besoin ? Ils les obtinrent principalement en Amérique latine et dans d’autres contrées où ils avaient investi des capitaux. Ils utilisaient les bénéfices qu’ils rapatriaient de l’étranger pour payer aux Etats-Unis les produits qu’ils en importaient en grande quantité. De même, ils utilisaient ces bénéfices rapatriés pour payer leurs dettes de guerre (voir fin de ce chapitre, NDA). Nous autres (les sociétés financières des Etats-Unis, NDA), nous prêtions à l’Amérique latine ce qui permettait aux Européens de se procurer les dollars dont ils avaient besoin pour nous rembourser. C’était un mouvement triangulaire”[9].
En 1931, la crise éclate après une décennie d’importants flux de prêts étrangers vers l’Amérique latine, provenant principalement des Etats-Unis. Ceux-ci se sont substitués à la Grande-Bretagne après la première guerre mondiale comme principal exportateur de capitaux vers ce continent. La Grande-Bretagne a maintenu une présence importante dans l’endettement de certains pays, tels l’Argentine et le Brésil, mais les Etats-Unis ont dominé dans le reste du continent. L’Allemagne qui, avec la Grande-Bretagne, avait représenté le principal créancier en Amérique latine jusqu’au début du XXe siècle, s’est trouvée dans une situation financière plus difficile à cause des réparations de guerre qu’elle a dû assumer après la première guerre mondiale.
La dette de l’Amérique latine était constituée de titres et de bons émis sur les marchés financiers des métropoles capitalistes (comme dans les années 1990, et à la différence des années 1970 et 1980 où la dette était principalement constituée par des prêts bancaires). Plusieurs facteurs expliquent la croissance de l’offre de prêts en provenance d’Europe et des Etats-Unis après la première guerre mondiale : la confiance dont bénéficiaient les classes dominantes latino-américaines inspirées par une philosophie positiviste de progrès; les espoirs mis dans un développement du continent; la mise en exploitation de grandes quantités de terres pour l’exportation principalement de produits alimentaires; le développement d’une infrastructure significative au niveau des ports, des lignes de chemin de fer, de production d’énergie électrique; les progrès des transports intercontinentaux permettant une meilleure intégration au marché mondial.
Dans les trois principales économies du continent - Brésil, Argentine, Mexique -, l’investissement a présenté un grand dynamisme dans la décennie 1920, financé qu’il était par des émissions de titres bien cotés aux Etats-Unis et en Europe. Ces pays accumulèrent d’énormes dettes mais tous, qu’ils soient créanciers, débiteurs ou opérateurs sur les marchés financiers, étaient persuadés que les exportations croîtraient de manière permanente, ce qui devait permettre à la fois le paiement du service de la dette et une croissance soutenue. C’est le même raisonnement qui a prévalu dans les années 1970.
Notons qu’en 1914, la moitié des exportations de biens industriels allait des centres impérialistes vers les pays producteurs et exportateurs d’aliments et de matières premières. La situation a fondamentalement changé au moins à partir des années 1970. A la fin du XXe siècle, la majeure partie des exportations des pays impérialistes est réalisée entre eux. A la veille de la première guerre mondiale (1914-1918), la moitié des exportations de la Périphérie allait seulement vers quatre pays du Centre : Grande-Bretagne, Allemagne, France et Belgique. La proportion passe à 70% si on y ajoute l’Italie, le Japon, les Etats-Unis et l’Autriche-Hongrie.
En 1928, les flux se réduisent substantiellement devant la saturation des marchés financiers par les titres latino-américains. Juste après le krach boursier de 1929, les émissions de ces titres prirent fin. Le tarissement des flux plaça les pays de ce continent dans l’incapacité de faire face à leurs obligations de remboursement.
Le non-paiement de leur dette extérieure par quatorze Etats latino-américains
Dès le 1er janvier 1931, le gouvernement bolivien annonça qu’il cesserait de payer sa dette. Il fut suivi par une série d’autres pays[10]. En 1932, douze pays avaient suspendu totalement ou partiellement le paiement de leurs dettes ; en 1935, ils étaient quatorze.
La décision de ne pas payer s’est basée notamment sur la chute des prix des produits exportés[11] et sur l’arrêt des flux provenant des pays impérialistes, comme on vient de le voir.
Le contraste avec la situation qui allait se présenter cinquante ans plus tard est frappant : un tiers des pays latino-américains ont stoppé de manière unilatérale le paiement de leurs dettes dans les années 1930. La décision de mettre fin au paiement de la dette extérieure a été bénéfique. La plupart des pays qui mirent fin au paiement de leurs dettes ont connu une réactivation économique dans les années 1930 malgré l’arrêt des prêts extérieurs. Le rétablissement du système de commerce multilatéral après la seconde guerre mondiale ne déboucha pas sur la réactivation des marchés de capitaux privés pour l’endettement des pays latino-américains. A Bretton Woods, en 1944, des canaux alternatifs furent mis en place : crédits et prêts gouvernementaux (multilatéraux aussi) se substituèrent aux marchés financiers. Et ce n’est que vingt ans plus tard, dans les années 1960, que les banques privées du Centre prirent part activement aux prêts.
Les pays latino-américains prirent leur distance pour une période avec le système financier international parce qu’ils étaient convaincus qu’il y avait peu de chances que puisse redémarrer un flux financier en leur faveur, y compris pour ceux qui n’avaient pas répudié leurs dettes. Les difficultés financières internes aux Etats-Unis renforçaient cette conviction. La guerre qui éclata plus tard entre les principaux pays impérialistes (1940-1945) changea leurs priorités. Les principaux créanciers (Grande-Bretagne et Etats-Unis) n’eurent pas la volonté de créer un cartel pour recouvrer leurs dettes.
Certains pays qui ont dénoncé leurs dettes auraient pu maintenir leurs paiements, mais ils ont considéré que le coût social intérieur aurait été très élevé. La suspension des paiements permit aux pays qui prirent cette décision de garder d’importantes ressources financières afin de mettre en pratique des politiques expansives. S’ils avaient au contraire décidé de maintenir les remboursements, ils n’auraient certainement pas pu instaurer des politiques de contrôle de change et n’auraient pas été en mesure d’imposer des barrières protectionnistes à l’égard de certains produits du Nord. Ces mesures permirent un développement réel par la réalisation d’un processus d’“industrialisation par substitution d’importation ” (ISI). Les pays produisirent sur place une grande partie des produits qu’ils importaient antérieurement du Nord.
S’ils n’avaient pas cessé le paiement de la dette extérieure, ils n’auraient pas pu mettre en œuvre avec la même ampleur les grands programmes de travaux publics, deuxième instrument fondamental de la réactivation économique. Il est intéressant de signaler que ces décisions furent prises par des régimes de caractères fort différents. Comme le fait remarquer Carlos Vilas, il ne faudrait pas pour autant présenter ces décisions convergentes comme faisant partie d’une stratégie préconçue. Ce n’est que plus tard, notamment avec la mise en place de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine, que les politiques d’industrialisation par substitutions d’importation (ISI) firent partie d’une vision stratégique (abandon du schéma de l’industrialisation tirée par les exportations au profit de l’ISI)[12].
Refus de payer la dette et décollage économique
Il convient de se poser la question suivante : dans quelle mesure le succès de la relance économique est-il dû à la répudiation de la dette ?
Une étude de David Félix[13] compare l’évolution suivie entre 1929 et 1939 par cinq pays qui ont répudié complètement leurs dettes (Brésil, Colombie, Chili, Mexique et Pérou) à celle de l’Argentine, qui procéda seulement à une annulation partielle. Cette étude indique que l’arrêt total du remboursement de leurs dettes a permis aux cinq pays de réaliser des performances économiques meilleures que l’Argentine.
Que l’annulation de la dette ait été totale ou partielle, elle permit de toute façon la relance de la production des pays concernés.
Le taux de croissance du produit national brut du Brésil, de la Colombie et du Mexique entre 1929 et 1939 fut supérieur à celui des Etats-Unis, de la France et du Canada. Après 1932, le taux de croissance de la production industrielle du Mexique, de la Colombie et du Chili dépassa celui de l’Argentine.
A la fin de la seconde guerre mondiale, les pays qui avaient arrêté le paiement de leur dette extérieure entrèrent en négociation avec les pays impérialistes et obtinrent de substantielles réductions de celle-ci ainsi que des facilités de paiement.
En ce qui concerne l’Argentine, son attitude ne fut pas récompensée par les pays impérialistes. Au Nord, le principal partenaire économique de l’Argentine était la Grande-Bretagne. Celle-ci s’était endettée auprès de l’Argentine car elle importait des produits argentins essentiels pour soutenir son effort de guerre[14]. Après la seconde guerre mondiale, la Grande-Bretagne, avec le soutien des Etats-Unis, appliqua à l’égard de son créancier, l’Etat argentin, des mesures qui lui permirent de ne payer qu’une partie marginale de sa dette[15].
Attitude des Etats-Unis et des créanciers européens face à la suspension de paiement de la dette
Les Etats-Unis et les créanciers européens tolérèrent la décision unilatérale de la part de ces quatorze pays d’Amérique latine de ne pas payer leur dette extérieure. Il faut dire qu’à partir de 1934 plusieurs gouvernements européens mirent fin, eux aussi, au remboursement de la dette qu’ils avaient contractée à l’égard des Etats-Unis au cours de la première guerre mondiale.
La crise initiée en 1929 avait été d’une telle ampleur qu’elle avait progressivement étranglé les trésoreries publiques des pays européens. Cela avait commencé par l’Allemagne. Celle-ci avait été soumise dans le cadre du Traité de Versailles à des conditions draconiennes par les vainqueurs. Les sommes qu’elle était condamnée à payer sous forme de réparation aux vainqueurs étaient énormes. Prise à la gorge par les effets de la crise de 1929, l’Allemagne demanda que sa dette soit renégociée. Une conférence internationale se réunit à Lausanne en 1932 (c’est à cette occasion que fut créée la Banque des règlements internationaux) et décida de réduire de manière drastique le montant dû par l’Allemagne à ses créanciers européens. De 31 milliards de dollars, le montant à payer fut réduit à 1 milliard de dollars. Les créanciers prirent cette décision afin de tenter d’éviter la multiplication des faillites des banques allemandes (et autrichiennes) dont l’onde de choc menaçait l’ensemble du système financier des autres pays les plus industrialisés.
La situation économique ne s’améliora pas et les pays européens vainqueurs de la première guerre mondiale, eux aussi en difficulté, suspendirent leur paiement à l’égard des Etats-Unis qui étaient pourtant leurs alliés (leurs dettes de guerre à l’égard de ceux-ci s’élevaient à 10 milliards de dollars). Les tensions montèrent entre alliés européens et nord-américains et le 4 juin 1934, la Grande-Bretagne, très vite suivie par la France, la Belgique et l’Italie, annonça qu’elle suspendait tous les remboursements futurs à l’égard des Etats-Unis.
Les gouvernements d’Amérique latine qui avaient suspendu leurs remboursements à partir de 1931 tant à l’égard des créanciers nord-américains qu’européens n’avaient pas attendu que les Européens suspendent les paiements à l’égard des Etats-Unis. Leur tâche fut facilitée par les divisions internes qui surgirent dans le camp des Etats créanciers du Nord à partir de 1932.
Le déroulement de la crise de la dette des années 1930 contraste de manière évidente avec la gestion de la crise de la dette des années 1980. Le gouvernement des Etats-Unis décida d’empêcher à tout prix la répétition de l’expérience des années 1930. L’administration Reagan, appuyée par les autres membres du G7, intervint de manière offensive en multipliant les initiatives à la suite de la crise mexicaine de 1982. Les dirigeants des Etats-Unis lancèrent successivement les plans Baker et Brady. Ils avaient tiré la conclusion que leur attitude des années 1930 avait permis à plusieurs pays appartenant traditionnellement à leur aire d’influence de s’assurer une certaine autonomie économique et politique. Ils voulaient éviter que cela se reproduise. Cette fois-ci, les Etats-Unis refusèrent des périodes prolongées de suspension de paiement et traitèrent au cas par cas avec les pays débiteurs. Les gouvernements des pays endettés furent incapables de faire front malgré les appels lancés en ce sens en 1985 par le gouvernement de Cuba. En adoptant une attitude de subordonnés disciplinés (ce fut le cas par exemple des gouvernements mexicain et argentin[16]) ou de résistants inconséquents (ce fut le cas des gouvernements brésilien et péruvien), ils contribuèrent au renforcement du leadership des Etats-Unis et furent responsables d’un transfert massif de richesses du Sud du continent vers le Nord. Au passage, ils prélevaient (et prélèvent encore) une part non négligeable.
Notes
[1] Luxembourg, Rosa. 1969. L’accumulation du capital, Maspero, Paris, Vol. II, p. 89.
[2] Adda, Jacques. 1996. La Mondialisation de l’économie, tome 1, p.57-58.
[3] Voir notamment Anderson, Perry. « L’Etat absolutiste. Ses origines et ses voies », t. 2, p.261-289 sur le passage du féodalisme au capitalisme au Japon.
[4] Georges Corm. 1982. « L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions PUBLISUD, Paris, p.39.
[5] Luxembourg, Rosa. Idem, Vol. II, p. 104.
[6] Medina, Pablo et al. 1996. « ABC de la deuda externa », p. 21-22, p. 37, p. 50.
[7] Mandel, Ernest. 1978. Long waves of capitalist development, The Marxist interpretation, Based on the Marshall Lectures given at the University of Cambridge.
[8] Pour une analyse détaillée, lire Marichal, Carlos. 1989. A century of debt crises en Latin America, 1820-1930, Princeton University Press, 1989 ; Marichal, Carlos. 1988. Historia de la deuda externa de America latina, La deuda externa : el manejo coactivo en la politica financiera mexicana, 1885 – 1995.
[9] Cité par Marichal, Carlos. 1989, Idem, p. 189.
[10] Marichal, Carlos. 1989. A century of debt crises en Latin America, 1989 ; Vilas, Carlos. 1993. Crisis de la Deuda de América latina ; Ugarteche, Oscar. 1997. El Falso dilema, p. 117.
[11] Fishlow, Albert. 1986. « Lessons from the past: Capital markets during the 19th Century and the Enterwar Period ».
[12] Vilas, Carlos. 1993. Idem, p. 11.
[13] Félix, David. 1987. « Alternative Outcomes of the Latin American Debt Crisis : Lessons from the Past ».
[14] Vilas, Carlos. 1993. Ibid., p. 11.
[15] Voir le détail in Olmos, Alejandro. 1990. Todo lo que usted quiso saber sobre la deuda externa y siempre le ocultaron, p. 42-45.
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