Depuis longtemps, les sanctions menacent les scientifiques opérant sur des secteurs sensibles : la privation des crédits, la calomnie, la dissuasion des étudiants, le refus des promotions et la censure. Comme un lâche soulagement devant les collègues soumis à des sanctions plus dramatiques dans les pays les plus obscurs, on s’en accommodait plus ou moins. On s’en accommodait aussi comme d’exceptions forcément provisoires. La menace est aujourd’hui plus pernicieuse : l’assignation en justice est à la fois un nouveau moyen et un symptôme plus général de l’introduction du cynisme pour réduire les scientifiques au silence. On parle volontiers de « guerre des idées », c’est en fait une guerre des intérêts contre les idées. Les boîtes à idées et autres think tanks essaiment plutôt dans la sphère des groupes économiques les plus riches. La judiciarisation est un moyen coercitif de mener cette guerre où les règles sont biaisées par l’argent, puisque les riches initiateurs gagnent à tous les coups. Comment un chercheur peut-il faire face à un groupe économique ? Sa fragilité est criante. Il ne bénéficie ni des moyens financiers de cette lutte ni de la protection de son employeur, l’université et ici l’État, souvent le conseil d’administration de ce qui est devenu une entreprise comme les autres. Dans ce combat inégal, le puissant peut même se permettre le luxe de perdre judiciairement, car ses coûts sont négligeables et ceux de l’adversaire prohibitifs. Au moins peut-il compter que l’avertissement aura été utile et qu’il aura fait peur aux éventuels imitateurs. Quant aux coûts humains de la résistance individuelle, ils sont substantiellement plus élevés que ceux des organisations bureaucratiques.
Si des pressions extérieures plus ou moins légitimes s’efforcent d’orienter les recherches vers des résultats profitables, il est un point - difficile à situer - où la possibilité même de la recherche est en danger. Malgré sa détérioration, cette situation paraît encore éloignée de celle des pays où la liberté de chercher n’a jamais fait bon ménage avec le régime politique et les intérêts économiques. Plutôt que de se satisfaire d’un privilège, c’est une raison de plus pour résister. En l’occurrence, les intérêts des chercheurs sont ceux de la démocratie, parce qu’elle offre des conditions de liberté nécessaires à la recherche. Après avoir été trop confiants dans les progrès de la raison et de la science, en partie épargnés par les conflits extérieurs, nous ne pouvons plus ignorer les menaces montantes. La liberté se gagne en un combat sans fin. Les chercheurs y regagneront peut-être une dignité mise à mal par des décennies d’utilitarisme vulgaire.
Il faut donc fonder des mécanismes de solidarité entre chercheurs pour ne pas rester démunis face à plus fort que chacun d’entre nous. La structure ainsi créée doit être inséparablement un moyen d’alerte et une organisation financière. Les associations de chaque discipline effectuent ordinairement le travail d’alerte. Si elles ne fonctionnent pas si mal, elles improvisent néanmoins au cas par cas et sans moyens. Ici, la solidarité est annexe et les frontières disciplinaires limitent l’information et l’action. Ainsi, les appels en faveur de collègues étrangers inquiétés ou persécutés sont relayés au sein de leur discipline, mais en sortent rarement. Il est temps que la communauté des chercheurs s’empare de la protection de la recherche quelle que soit la discipline et quel que soit le pays : toutes les disciplines et tous les pays sont concernés, puisque la différence entre pays démocratiques et pays non démocratiques s’efface. Il serait, en outre, indécent que les scientifiques du monde entier ne s’engagent pas au profit des collègues les plus maltraités, dans les pays où la répression utilise encore les vieux outils de la violence policière.
Ce mécanisme de solidarité doit être multidisciplinaire et international. Pour protéger préventivement la liberté de penser, de chercher et d’imaginer, l’existence d’une caisse mutuelle constituera un outil financier et symbolique important. Elle se portera au secours des collègues confrontés à toutes les formes de répression. La solidarité est un dispositif organisationnel d’efficacité a posteriori, mais aussi a priori, par la dissuasion. Elle contribuera, enfin, à renforcer la communauté scientifique. Un métier porté à l’individualisme convertirait ainsi judicieusement les menaces actuelles. La caisse de solidarité sera alimentée par un appel à contributions financières s’adressant aux chercheurs, mais aussi à tous ceux qui veulent manifester leur accord avec une recherche libre : enseignants, journalistes, professions consultantes etc.
Une organisation de chercheurs doit évidemment lutter avec les moyens de n’importe quel groupe menacé, mais aussi avec ses moyens spécifiques. Elle doit donc jouer son rôle d’information et de réflexion. La mise en place d’un site en ligne permettra de centraliser et de diffuser l’information et les travaux, d’amorcer des mobilisations. Si une profession peut prendre au sérieux la guerre des idées et la mener avec compétence et efficacité, les scientifiques ne sont pas les plus mal placés. À eux d’apporter leur contribution intellectuelle à la défense et au progrès de la liberté de penser. Il ne s’agit pas seulement d’une défense corporatiste, ô combien nécessaire, mais d’une entreprise humaniste pour promouvoir la liberté en général.
Une structure associative avec des statuts précisant les règles de représentation sera montée et un appel à contribution rapidement lancé. L’ensemble des associations sera intégré dans une ONG internationale. Un colloque sera bientôt organisé pour définir les objectifs et les moyens de la protection des chercheurs. Une charte y sera adoptée.
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