J. Siméant a fait une thèse sur les mobilisations des sans-papiers en France entre 1970 et 1992, publiée dans un ouvrage paru aux Presses de Sciences Po en 1998, intitulé La cause des «sans-papiers». Elle a également co-écrit, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, avec Pascal Dauvin (2002) et co-dirigé deux ouvrages : Crises extrêmes. Face aux massacres, guerres et génocides, avec Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir.) (2006) ; Un autre monde à Nairobi, Le Forum Social 2007, avec Marie-Emmanuelle Pommerolle (dir.) (2008). Johanna Siméant a publié de nombreux articles dans des revues et des ouvrages collectifs[1]. Elle a publié récemment La grève de la faim (collection «Contester» dirigée par Nonna Mayer aux Presses de Sciences Po, 2009). Elle a accepté de répondre à nos questions sur cet ouvrage pour SES-ENS et nous l'en remercions.
1) Qu'est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce mode de protestation qu'est la grève de la faim ? Pourquoi prendre pour objet d'étude cette pratique très spécifique, qui n'est pas la plus répandue ?
Mon terrain de recherche initial était les immigrés et les sans-papiers, puisque j'ai fait au départ une thèse sur les mobilisations des étrangers en situation irrégulière et de leurs soutiens en France entre 1970 et 1992. Or il se trouve que cette pratique protestataire était sur cette période le mode d'action central des sans-papiers. Le point de départ a donc été le lien entre la grève de la faim et les sans-papiers. Ce terrain initial m'a également amenée à m'intéresser par la suite à la question de la sensibilité humanitaire (qui constitue une autre partie de mes recherches), puisque les publics qui soutiennent les sans-papiers se mobilisent pour une partie d'entre eux pour des motifs énoncés comme «humanitaires» autour de la question de la grève de la faim et de l'émotion qu'elle suscite, sans être forcément très favorables à l'immigration et à la régularisation des sans-papiers.Une partie du livre, la partie strictement ethnographique, a été fabriquée à partir de mon seul terrain d'observation directe : les grèves de la faim de sans-papiers et demandeurs d'asile déboutés. L'autre partie est davantage d'ordre documentaire avec l'utilisation de données de presse. L'ensemble de ces ressources m'a aidée à réfléchir aux régularités qu'on pouvait observer dans toutes les grèves de la faim de sans-papiers ou, à l'inverse, à mieux analyser les grèves de la faim qui s'éloignaient du modèle classique des mobilisations de sans-papiers, des grèves de la faim plus individuelles, qui ne se déroulaient pas dans des églises...
Le courant de recherche auquel j'appartiens essaie de porter son attention sur les pratiques protestataires, il s'attache à décrire la matérialité de la contestation (les grèves, les barricades, les manifestations...) avant même de parler de contestation. Mes travaux se situent dans la filiation des analyses en termes de «répertoires d'action collective» au sens de Tilly, qui revient sur cette dimension très pratique dans un ouvrage dirigé par Mark Traugott[2]. La Collection «Contester», dirigée par Nonna Mayer, regroupe beaucoup de chercheurs en science politique qui ont mis au centre de leurs travaux une pratique protestataire particulière et son lien fidélisé à un groupe (les grèves, les manifestations, les squats pour mal-logés, la musique en colère, la consommation engagée, l'immolation...) afin qu'ils reviennent sur leur objet dans un format un peu court, s'adressant à un public assez large.
2) Quelles sont les origines de cette pratique contestataire ? Quand, dans quelles circonstances, pour quels types de revendications, et sous quelles formes est apparu historiquement le recours à la grève de la faim ?
Pour commencer, je voudrais souligner le fait qu'il n'existe quasiment pas de littérature, et en tout cas aucune synthèse historique, sur le sujet. Parmi les rares publications sur la grève de la faim, on trouve un ouvrage collectif français, La grève de la faim ou le dérèglement du sacré (1984, avec la participation de G. Duby), des ouvrages anglo-saxons sur les Irlandais, un ouvrage ou deux de type plutôt psychanalytique.L'expression «grève de la faim» ne s'impose qu'au XIXe siècle. Il s'agit d'une privation de nourriture à caractère public associée à une revendication, face à un adversaire ou à une autorité qui serait susceptible de satisfaire leur revendication, et qui va impliquer le plus souvent la mise en danger du gréviste.
Mais l'histoire du recours à la grève de la faim est bien antérieure : son origine remonte aux pratiques de jeûne. Le jeûne privé à caractère religieux est très ancien et présent dans la plupart des religions. On trouve aussi au Moyen-Âge quelques traces de jeûnes de protestation : des jeunes femmes mariées de force qui se laissaient mourir de faim ou le refus de nourriture en milieu carcéral. La tradition du «jeûne de remontrance» est attestée dès le VIIe-VIIIe siècle en Inde et en Irlande : ce sont des jeûnes de créanciers qui, quand ils n'arrivent pas à récupérer leur dû, font honte publiquement à leurs débiteurs en jeûnant devant leur porte jusqu'à obtention du remboursement. Ce rôle joué par la honte publique vis-à-vis de la personne mise en cause est un aspect central de la grève de la faim telle qu'elle existe aujourd'hui. Il s'agit de jeûnes de type protestataire, mais qui restent individuels.
Les jeûnes de protestation à caractère collectif et politique, qui se rapprochent davantage des pratiques actuelles, vont apparaître plus tard, durant la guerre d'indépendance américaine, avec une connotation fortement religieuse (prières, supplications...) : les jeûnes collectifs de Virginie et de Rhode Island en 1774 par exemple. Puis, au cours du XIXe siècle, la grève de la faim va devenir un moyen de protestation des opposants politiques en milieu carcéral, donnant un prolongement politique à la pratique assez ancienne de se priver de nourriture en prison. Ainsi, comme d'autres prisonniers politiques russes, Trotski, au début de sa carrière politique à la fin du XIXe siècle, entame une grève de la faim en prison pour protester contre le chantage de la police qui tente de le faire renoncer à son action politique. Au début du XXe siècle, deux populations inaugurent véritablement la grève de la faim collective dans le cadre de revendications en prison. Ce sont les nationalistes irlandais et, ce qui est moins connu, les suffragettes britanniques qui réclament le droit de vote et dont certaines se retrouvent en prison après leurs diverses actions. C'est à cette époque, les années 1910-20, qu'on voit se systématiser la pratique du gavage de force en prison, qui fera mourir des suffragettes et des nationalistes irlandais.
En fait, tout cela est antérieur à la pratique et au recours gandhien au jeûne, ce qui montre que la grève de la faim n'est pas exclusivement rattachée à l'histoire de la non violence. Alors que Gandhi est souvent présenté comme un précurseur de la grève de la faim, c'est lui qui s'était intéressé à ce que faisaient les Irlandais. Néanmoins, la pratique gandhienne du jeûne, une technique de purification personnelle adaptée pour s'opposer à la violence, aura un grand retentissement et le succès des revendications de Gandhi va favoriser une très grande diffusion du recours à la grève de la faim, au-delà des milieux non violents.
Les recours aux grèves de la faim dans la deuxième moitié du XXe siècle vont ainsi mêler des références à la fois à la non violence et aux nationalistes irlandais. On peut citer par exemple les grèves de la faim des détenus algériens du FLN durant la guerre d'Algérie, des opposants à la guerre du Vietnam aux Etat-Unis, et plus tard celles des terroristes ou des militants autonomistes emprisonnés.
3) La grève de la faim est souvent considérée comme un mode de protestation très individuel et plutôt marginal. Pour cette raison, on ne lui reconnaît pas le même intérêt sociologique que les modes d'action collective banalisés comme la grève ou la manifestation. Vos recherches ont-elles confirmé cette appréciation ?
Ce mode d'action n'a effectivement pas la même légitimité en tant qu'objet d'étude que les formes collectives et institutionnalisées de protestation comme la grève ou la manifestation, privilégiées dans les recherches sociologiques ou historiques. En 1984, Luc Boltanski faisait ce constat dans un article, «La dénonciation»[3] : les techniques de protestation plus individuelles, celles, moins habituelles, qui recourent aux «violences physiques ou symboliques», ne retiennent pas la même attention de la part des chercheurs et sont désignées comme «anormales». C'est le cas de la grève de la faim qui est souvent renvoyée à un phénomène de protestation individuel, irrationnel et résiduel. Mon travail d'observation des grèves de la faim - direct ou indirect - tend à remettre en cause cette perception. Cette approche empirique a mis au jour une grande diversité des grèves de la faim et des acteurs de ces pratiques, mais aussi des formes typiques de recours à ce moyen de lutte.J'ai d'abord découvert que la grève de la faim n'était pas forcément un phénomène individuel et individualisant. En dehors de l'observation strictement ethnographique, l'une des sources utilisée pour mes recherches a été un codage de données de presse avec l'index analytique du Monde durant la période 1971-1992, à une période où les possibilités de corpus numériques actuels n'existaient pas. J'ai pu constituer un corpus d'environ 550 grèves de la faim. Cela m'a permis de constater dans un premier temps, en tout cas sur ce corpus sélectionné, que beaucoup de grèves de la faim étaient collectives et que ces dernières étaient majoritairement des grèves de sans-papiers. J'ai aussi pu identifier d'autres types de grèves de la faim. Par ailleurs, l'observation directe des grèves de sans-papiers a fait émerger l'existence de tensions entre individuel et collectif dans une grève de la faim et de basculements qui pouvaient s'opérer parfois entre l'individuel et le collectif. En effet, bien que la grève soit collective, chacun pouvait être accusé de faire finalement grève pour l'obtention de ses papiers avant toute chose. Mais, si les motifs d'entrée dans la grève étaient très individuels et proclamés comme tels, la grève pouvait transformer les grévistes et l'engagement dans une action politique prendre de l'ampleur à la sortie de la grève. Selon les moments de la mobilisation, les grévistes étaient ramenés à la sérialité de cas individuels additionnés, au cas par cas, ou alors au collectif.
Ensuite, la grève de la faim est souvent associée à l'irrationalité, au pathologique, voire aux maladies mentales. Pathologiser les acteurs est un moyen de dévaloriser leur action, ce qui nous renvoie plus aux luttes politiques qu'à la légitimité des objets sociologiques. Le recours à la grève de la fin n'a rien d'irrationnel, au contraire, dans les sociétés peu ou pas démocratiques, où manifester peut s'avérer très dangereux et où le choix d'un mode d'action désigné comme non violent permet au contestataire de garder la maîtrise de la violence. Et dans les régimes démocratiques, malgré l'existence de tout un arsenal d'instruments de protestation, l'espace des possibles contestataires reste très réduit pour certains groupes sociaux isolés tels que les sans-papiers ou les terroristes, qui n'ont que l'arme de la grève de la faim pour se faire entendre. Comme tous les modes de protestation, la grève de la faim suit une logique sociale et peut s'avérer être une stratégie d'action très efficace.
Enfin, pour discuter du caractère résiduel ou pas du phénomène, s'est posé le problème de l'estimation du nombre de grèves de la faim, puisqu'il n'existait aucune statistique et que je ne disposais que de mon petit corpus de 550 grèves tirées de l'index analytique du monde. La piste du dépouillement des mains courantes dans les commissariats, si elle s'est avérée fructueuse pour le travail d'Olivier Fillieule sur les manifestations[4], était beaucoup moins intéressante pour un mode d'action plus discret que la manifestation comme la grève de la faim. Mais l'arrivée des bases de données de presse numériques a augmenté les possibilités de comptage. Par exemple, la base de données «Factiva» permet de recenser pour 2007 environ 75 grèves de la faim en France hors du milieu carcéral. C'est une estimation basse parce que Factiva n'intègre pas tous les quotidiens régionaux et que toutes les grèves de la faim ne sont pas forcément signalées dans la presse. Internet est aussi une source intéressante étant donné que beaucoup d'activistes ont tendance aujourd'hui à publiciser leur cause via le net : le système d'alerte Google signale autour de 180 grèves de la faim en 2008 sur 12 mois. A côté, on dispose également des statistiques des prisons qui établissent une moyenne de 900 à 1000 grèves de la faim par an dans la population captive en France, ainsi que des corpus plus spécifiques spécialisés dans une cause, une population particulière (les Kurdes, les nationalistes irlandais...). Au total, on a affaire à un phénomène qui n'est pas entièrement résiduel, sans être tout à fait banalisé, qui fait indéniablement partie de l'arsenal contestataire, voire qui occupe une place centrale dans le répertoire d'action de certains groupes, les prisonniers et les sans-papiers en particulier.
4) Face à l'hétérogénéité des grèves de la faim, à la multiplicité des usages et des causes de ce mode d'action, quel sens peut-on donner à cette pratique de la grève de la faim ? A-t-elle une signification culturelle ? Est-on face à un univers de sens très varié, ou bien peut-on identifier des régularités dans les luttes qui utilisent l'arme de la grève de la faim ?
Les deux groupes qui viennent assez spontanément à l'esprit quand on évoque les grèves de la faim sont les nationalistes irlandais d'une part, Gandhi et ses disciples d'autre part. Ils renverraient à deux formes culturelles de cette pratique issues notamment de la tradition du jeûne du créancier en Irlande et en Inde. De même, il est facile de faire le lien entre la pratique du ramadan et le fait que beaucoup de sans-papiers soient musulmans. Si l'on peut trouver des affinités entre des façons de faire la grève de la faim et certaines traditions, importées, transformées ou réappropriées, de valorisation de la maîtrise de soi et de son corps, les traits culturels en amont ne suffisent pas à mon sens à expliquer le recours à la grève de la faim. Ce mode d'action est présent sur toute la surface du globe et à toutes les époques, et à peu près toutes les religions valorisent la privation... Pratiquement toutes les situations de réfugiés, de sans-papiers, ou d'incarcérés, présentes dans le monde sont associées à des mouvements de grève de la faim. Ce que j'ai aussi découvert avec les sans-papiers, c'est l'absence de mémoire des mobilisations passées : les sans-papiers que j'ai interrogés début 1992 ne se souvenaient pas des mouvements de grèves de la faim collectives des sans-papiers de 1971-73 en France ou des Turcs du Sentier en 1980. Cet héritage historique était parfois présent dans l'esprit de certains militants d'extrême-gauche qui soutenaient la cause, mais pas chez ceux qui recouraient à ce mode d'action.J'ai donc écarté l'hypothèse culturaliste pour me centrer sur les logiques de situation qui pouvaient à elles seules expliquer le recours à la grève de la faim, sans qu'il y ait forcément derrière un héritage culturel ou la transmission de savoir-faire militants. L'usage de ce mode d'action concerne autant d'«anciens violents», comme les prisonniers terroristes, des personnes qui n'ont que la violence contre leur corps pour protester, que des adeptes de la non violence, comme les militants chrétiens dans les mouvements de sans-papiers. Je me suis demandée comment la même pratique pouvait être appropriée à partir de codes et de références complètement opposés.
Il est possible de dégager des régularités symboliques dans les grèves de la faim. Plus précisément, trois dimensions de sens se retrouvent fréquemment dans ces pratiques :
Les protestataires peuvent chercher, à travers la grève de la faim, à dénoncer des injustices face à un public, comme leur absence de statut. Leur souffrance va à la fois susciter un public et son apitoiement humanitaire, son indignation, et symboliser la violence infligée par l'adversaire politique, souvent l'Etat, qui emprisonne ou refuse de régulariser. La logique est donc d'«exister», d'être reconnu, pour des personnes qui n'ont pas de statut ou pas de droits politiques (les suffragettes par exemple), et de rendre le pouvoir responsable de la mort des grévistes s'il ne cède pas à leurs revendications.
La souffrance physique du gréviste doit attester ensuite de l'authenticité de son engagement et de la légitimité de ses revendications. Le risque corporel témoigne de la sincérité du protestataire, cela montre qu'il croit réellement à la cause qu'il défend.
Enfin, les grèves de la faim peuvent être un moyen de refuser l'emprise du pouvoir. C'est le cas notamment des prisonniers politiques, comme l'a montré le travail de Dominique Linhardt sur les luttes anti-terroristes en Allemagne[5]. Un terroriste en prison, par exemple un membre de la Fraction armée rouge, qui a tué et qui entame une grève de la faim, a peu de chances de susciter un apitoiement humanitaire. En revanche, la grève de la faim est une façon d'affirmer symboliquement que le pouvoir n'aura jamais prise sur lui et qu'il peut encore disposer de son corps en se faisant souffrir lui-même. Les pratiques d'automutilation de prisonniers ont la même signification, en quelque sorte remettre en cause la violence physique légitime de l'Etat. Il y a vraiment quelque chose de l'ordre de la repossession du corps, à laquelle les autorités carcérales peuvent répondre par le gavage de force pour s'y opposer. Cette dimension symbolique caractérise des situations où le protestataire a très peu de marges de manoeuvre.
5) N'y a-t-il pas plus généralement, dans cette façon de mettre en jeu son corps dans la protestation, une forme de politisation du corps ? Comment expliquer que l'engagement corporel prenne cette place centrale dans certaines luttes ?
Les pratiques contestataires qui mettent en jeu les corps sont souvent associées à des luttes de statut : suffragettes, sans-papiers, détenus, dissidents... Les grèves de la faim sont propres à des populations, qui, privées de citoyenneté ou de reconnaissance statutaire, n'ont que leur corps pour exister publiquement et s'engager dans la protestation, quand bien même elles sont politiquement constituées en force de travail. Elles sont renvoyées à leur corps pour s'affirmer en tant que sujet politique, car leur parole ne pèse pas socialement.La violence faite à soi, par la grève de la faim, ou par d'autres «techniques» rencontrées en milieu carcéral comme l'automutilation, est aussi une réponse à la violence subie en prison chez les réfugiés politiques en particulier. J'ai été frappée par les socialisations corporelles de beaucoup des grévistes de la faim sans-papiers lors des grèves que j'ai pu observer. Lors du mouvement contre la double peine en 1992, beaucoup avaient souffert physiquement par manque de soins, ils avaient tous connu la prison, et parfois la toxicomanie, ils étaient tatoués... Dans d'autres grèves de demandeurs d'asiles déboutés, comptant beaucoup de Kurdes, les grévistes avaient déjà été soumis à des violences physiques : en prison en Turquie, certains avaient été torturés, leur corps portait les stigmates de ces souffrances. Après cette expérience, souvent associée à celle d'une grève de la faim PKK ou d'autres organisations d'extrême gauche dans une prison turque, il était d'une certaine façon presque facile de faire grève de la faim en France dans une église.
6) La grève de la faim est-elle un mode d'action privilégié dans les régimes démocratiques, où la référence aux Droits de l'Homme peut être plus facilement mobilisée et où le public est plus sensible à ces questions ?
La grève de la faim n'est pas du tout réservée aux situations démocratiques, même si le sens pris par ce mode de protestation n'est pas le même selon l'environnement politique. Elle suppose simplement la possibilité d'un public, qui peut être un public à l'étranger, ou la possibilité d'une mise en cause de la responsabilité des autorités.Néanmoins, le recours à la grève de la faim peut s'expliquer par l'inégale tolérance des autorités à l'égard de la protestation, dans les régimes démocratiques ou autoritaires. Dans notre société, certains groupes protestataires, tels les agriculteurs ou les marin-pêcheurs, font rarement des grèves de la faim et le degré de violence «toléré» pour ceux-ci (manifestations, destructions) ne sera jamais consenti par les autorités à des étrangers en France, a fortiori des étrangers en situation irrégulière ou des militants ayant commis des violences. Pour ce type de groupes protestataires, on a parfois le sentiment que seule la grève de la faim est susceptible de créer un rapport de force sans provoquer une répression de la part des autorités. Dans les régimes autoritaires où la répression est particulièrement sévère, la grève de la faim est le moyen de protestation tolérable par les autorités. Sa dimension humanitaire permet par ailleurs de mobiliser le soutien d'organisations internationales de défense des droits de l'homme. C'est ce contexte de répression très dure qui est par exemple à l'origine du mouvement de grève de la faim des épouses de mineurs emprisonnés, en 1977, sous la dictature bolivienne[6].
7) Quelle place occupe la grève de la faim dans le répertoire d'action, en particulier dans le monde du travail ?
Sur cette question je trouve particulièrement utile la conception que propose Charles Tilly du répertoire d'action, comme la gamme des moyens disponibles, considérés à un moment, de façon presque pré-réflexive, comme les plus évidents et les plus jouables[7]. Ce moyen de lutte est privilégié par les sans-papiers, les prisonniers, dont le répertoire d'action est limité, mais il est également présent chez les «dissidents institutionnels» au sens de Maryvonne David-Jougneau (Le dissident et l'institution ou Alice au pays des normes, 1989).Dans le cas spécifique des sans-papiers, j'ai pu observer que le recours à la grève de la faim jouait souvent un rôle de «détonateur» et permettait de passer à d'autres modes d'action plus collectifs, comme la manifestation. Il existe aussi un cycle de la protestation qui peut expliquer le recours accru aux grèves de la faim à certaines périodes : dès qu'une grève est un peu médiatisée (comme celle de Jean Lassalle il y a quelques années), vous avez toute une série de petites grèves qui se produisent dans son sillage, qui vont essayer de bénéficier de cet effet de médiatisation. Le ridicule qui frappe souvent socialement cette myriade de petites grèves de la faim, dont les motifs peuvent paraître dérisoires, aboutit à la fermeture de ce cycle de protestation. Ce moyen de lutte est généralement celui des «petits» face à la «machine» : des individus en situation de dissidence institutionnelle, impuissants face à leur employeur, à l'administration, à une décision publique, dénonçant une injustice et se positionnant comme une victime. C'est par exemple un père de famille qui réclame la garde de ses enfants, un buraliste qui se sent menacé par l'augmentation du prix des cigarettes, des particuliers qui voient leur propriété coupée en deux...
Le monde du travail n'est pas épargné, même si la grève de la faim reste minoritaire dans le répertoire d'action ouvrier. Dans mon corpus d'index analytique du Monde, 21% des grèves de la faim concernaient des litiges dans la sphère du travail (12% dans le public et 9% dans le privé). Il s'agit souvent de revendications statutaires (demandes de titularisation dans la fonction publique par exemple), mais aussi de défense de droits, de refus de mutation, de contestation de licenciements jugés abusifs ou de sanctions envers certains salariés..., plutôt que de revendications strictement matérielles. On a affaire une fois de plus, fréquemment, à des individus en situation de dissidence institutionnelle, et rarement à des revendications collectives : des personnes isolées, modestes, désarmées face à une institution à et ses décisions arbitraires ou injustes.
8) Au-delà de la question du sens et de la variété des usages de la pratique de la grève de la faim, vous montrez qu'un processus spécifique se met en place quand une grève de la faim commence. Pouvez-vous précisez quelles sont ces «logiques de situation» qui se déploient lors des grèves de la faim ?
Je crois à la fois à une «sociologie des usages» (les pratiques sont variées) et en même temps je pense que les usages de la même pratique ne sont pas infinis. J'ai essayé de mettre en évidence la logique propre à la grève de la faim, c'est-à-dire les processus temporels, les mécanismes, les contraintes qui rapprochaient des mouvements initiés par des acteurs très différents, avec des revendications et des motivations très diverses.On trouve d'abord une certaine constante dans le choix des lieux. Les lieux de culte et les lieux de travail sont les endroits privilégiés par les grévistes pour mener leur action, viennent ensuite les bâtiments administratifs ou les sièges d'association. Ce choix du lieu répond à des contraintes pratiques qui sont spécifiques à la grève de la faim (sécurité, confort, accueil des grévistes, des soutiens et des médias). Mais il est également déterminé par la charge symbolique que revêt l'espace choisi. Ainsi, la nette préférence pour les églises ou paroisses catholiques (40 % des grèves de la faim totales répertoriées entre 1971 et 1992, et plus de 80 % des grèves de sans-papiers sur la même période) s'explique par l'existence d'une croyance qui perdure dans l'esprit des grévistes selon laquelle les églises sont des «lieux d'asile», alors même que juridiquement elles ne sont absolument pas des «zones franches». Stratégiquement aussi ce choix peut-être judicieux car l'image de forces de l'ordre investissant une église représente un coût symbolique trop élevé pour les pouvoirs publics.
Une autre caractéristique de beaucoup de grèves de la faim est que l'engagement dans l'action crée une situation de non retour : tout revirement devient très risqué et coûteux. Les grévistes se placent dans une position où ils perdent toute capacité d'initiative et où ils laissent la partie adverse décider de l'issue du conflit. Ce genre de situation où l'«on se lie soi-même» a très bien été décrit par certains travaux d'interactionnisme stratégique, en particulier par Thomas Schelling dans La stratégie du conflit (1960). Cette situation de non retour peut naître d'effets de honte : du fait du caractère public et médiatique de la protestation, renoncer signifierait perdre la face et sa crédibilité. Elle peut émerger également parce que les grévistes sont contraints d'abandonner leur travail ou leur logement. Dans le cas des sans-papiers, l'entrée dans la grève de la faim les désigne publiquement comme des clandestins, ils n'ont donc pas d'autre issue que d'obtenir la régularisation, d'autant plus que le retour au pays suite à l'expulsion peut s'avérer très risqué pour eux.
-A côté de cette dimension d'irréversibilité, on peut dire que la grève de la faim s'inscrit dans le temps. Sa durée est censée renforcer sa crédibilité et donc son efficacité : il faut «tenir» suffisamment longtemps pour être pris au sérieux. La question de la gestion de la crédibilité du mouvement est essentielle, car l'allongement des grèves de la faim présente un réel danger pour les grévistes en augmentant les risques de séquelles irréversibles, voire de mort. Le contrôle du groupe est un enjeu important dans le déroulement du mouvement pour éviter les défections et conserver l'appui du comité de soutien. C'est pourquoi en général, quand les revendications n'aboutissent pas avec la grève de la faim, un processus d'escalade s'enclenche. Cela se traduit par le passage à la grève de la soif ou la menace d'immolation, que j'ai pu observer notamment chez les militants turcs sans-papiers[8]. Ces conduites peuvent être des stratégies très puissantes, car elles renforcent l'autorité morale des grévistes prêts à se sacrifier et elles provoquent en général le dénouement immédiat de la grève.
Pour finir, lorsqu'arrive le dénouement de l'action, la sortie de grève, on constate que les protestataires, alors qu'ils avaient commencé une action sur des logiques purement individuelles, ont été profondément transformés par leur engagement. Leurs motivations ne sont plus les mêmes. Ils ont découvert la satisfaction qu'il y a à mener une action politique au nom de valeurs et au nom du collectif. Ils ont un sentiment de fierté d'avoir accompli ce qu'ils ont fait. Ils découvrent le plaisir de l'affirmation de soi et sont admirés pour leur courage. Cette nouvelle identité et les gratifications induites par leur action peuvent induire des difficultés à entrer dans les négociations et à mettre un terme à la grève.
9) Quelles sont réponses apportées par les autorités face aux grèves de la faim ?
Les stratégies à l'égard de la grève de la faim prennent différentes formes.La première est la stratégie de décrédibilisation. Elle peut mettre en avant le caractère folklorique ou l'irrationalité du protestataire afin de dévaloriser son action. Parfois les autorités accusent les grévistes de chantage ou émettent des doutes sur la réalité de leur grève de la faim. Les soutiens peuvent être présentés comme des irresponsables qui manipulent les grévistes. Ces stratégies tentent de contrer le réflexe humanitaire et l'attitude compassionnelle du public recherchés à travers la grève de la faim.
Une autre stratégie face aux grèves collectives consiste à promettre des solutions individuelles, au cas par cas (par exemple des régularisations individuelles pour les sans-papiers) de façon à limiter la force de la revendication collective.
Le recours à la force est typiquement une stratégie de répression. On a en tête l'intervention des forces de l'ordre dans l'église Saint-Bernard en août 1996. En général, les arguments invoqués par les pouvoirs publics sont le maintien de l'ordre public ou, le plus souvent, la non-assistance à personne en danger justifiant ensuite l'hospitalisation de force.
Les pratiques de nutrition de force, qui ont été les premières réponses répressives aux grèves de la faim en milieu carcéral, peuvent être d'une grande brutalité (outre leur pénibilité, elles ont entraîné la mort de suffragettes ou de nationalistes irlandais dans le passé). Elles sont plus fréquentes dans les régimes autoritaires. Je n'y ai pas été confrontée directement avec les sans-papiers. En revanche j'ai assisté à des hospitalisations de force, notamment lorsque les grévistes étaient sans connaissance ou très mal en point. Quand le souci des autorités est de sauver la vie des personnes, la technique privilégiée est la mise sous perfusion. Mais la réalimentation de force au moyen d'une sonde introduite de force dans le nez ou la gorge, telle que la décrivent des récits de grévistes de la faim (une suffragette dans les années 1910, un trotskiste au goulag dans les années 1930, Holger Meins de la Fraction Armée Rouge dans les années 1970), et même par la perfusion sur un sujet conscient, est une façon d'humilier les protestataires. On leur fait ainsi comprendre qu'ils ne sont pas les maîtres de leur corps. Il s'agit de reprendre possession du corps de quelqu'un qui prétend se soustraire au pouvoir.
Enfin, les autorités évitent dans la majorité des cas de laisser mourir les grévistes et d'en faire ainsi des martyrs. Très nettement, les seuls qu'on laisse mourir de la grève de la faim sont les ceux contre lesquels on peut mobiliser d'autres morts que la leur, la pitié allant d'abord à leurs victimes : les terroristes, les militants d'Action directe, les grévistes de la faim de l'IRA sous Thatcher.
10) A la fin du livre, vous faites référence à la notion d'«épreuve». Comment mobilisez-vous ce concept dans le cas des grèves de la faim ? Quel est son utilité ?
La notion d'épreuve, que j'emprunte de façon un peu braconnière à la sociologie pragmatique[9], a peu à peu émergé dans l'écriture de ce livre. J'ai le sentiment que la grève de la faim fonctionne comme une double épreuve au sens où il s'agit d'attester d'une double authenticité, à travers la souffrance physique que l'on s'inflige et l'émotion que l'on suscite : l'authenticité de son engagement pour une cause, qui suppose qu'on ne triche pas, et, conjointement, la légitimité de la cause que l'on défend. Comprendre la grève de la faim comme une «épreuve» est la condition pour que cette pratique protestataire soit prise au sérieux, quelles que soient les revendications en jeu.Notes :
[1] Pour donner quelques exemples : rédaction du chapitre «Transnationalisation des mouvements sociaux», in Olivier Fillieule, Isabelle Sommier et Eric Agrikoliansky (dir.), Les mouvements sociaux, La Découverte, 2010 ; «Décloisonner la sociologie de l'engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français», avec Frédéric Sawicki, Sociologie du travail, 2009, 51, 1, p.97-125 ; «L'espace de l'altermondialisme», avec Nonna Mayer, Revue Française de Science Politique, vol. 54 (3), juin 2004, p.373-378.
[2] M. Traugott (ed.), Repertoires and cycles of collective action, Duke University Press, 1995.
[3] «La dénonciation», Luc Boltanski, Yann Darre et Marie-Ange Schiltz, Actes de le Recherche en Sciences Sociales, 51.
[4] O. Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Presses de Sciences Po, 1997.
[5] D. Linhardt, «Réclusion révolutionnaire. La confrontation en prison entre des organisations clandestines révolutionnaires et un Etat. Le cas de l'Allemagne dans les années 1970», Cultures et Conflits, vol.55, 2004.
[6] Voir l'ouvrage La dictature empêchée. La grève de la faim des femmes de mineurs, Bolivie 1977-1978 de Jean-Pierre Lavaud, consacré à cette question (CNRS Ed., 1999).
[7] C. Tilly, «Les origines du répertoire de l'action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne», Vingtième siècle n° 4, 1984, p.89-108.
[8] Voir également la thèse d'Olivier Grojean sur les pratiques contestataires du PKK.
[9] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.
Entretien réalisé par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
http://ses.ens-lsh.fr/1265636781017/0/fiche___article/&RH=SES
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