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24/01/2010

La Calabre, terre de chasse aux saisonniers

A Rosarno, dans le sud de l’Italie, des centaines de travailleurs africains ont été contraints au départ pour avoir dénoncé leurs conditions de vie. Retour dans une ville sous la coupe de la mafia locale, la ’Ndrangheta.

Par ERIC JOZSEF envoyé spécial à Rosarno

Un travailleur immigré passe devant un mur portant l'inscription

Un travailleur immigré passe devant un mur portant l'inscription "Evitez de tirer sur les noirs", le 9 janvier à Rosarno, en Calabre. (© AFP Carlo Hermann)

Il repose, le regard dans le vide, les deux jambes criblées de chevrotine. Il y a encore un an et demi, il était lycéen en Guinée Conakry. Dans son lit d’hôpital, à Gioia Tauro, le grand port de Calabre, Namouri Konate ressasse sa détresse : «Je n’ai pas d’avenir, pas de papiers, pas d’argent, pas de travail et maintenant j’ai peur.» A Rosarno, distante de 9 kilomètres, il était arrivé il y a deux mois dans l’espoir de récolter, comme l’année dernière, les clémentines ou les oranges pour 25 euros par jour, ce qui correspond à neuf heures de labeur. Puis il avait prévu de partir à la fin de la saison en direction des Pouilles pour ramasser les tomates, au même tarif. «Cette année, il y avait peu de travail à Rosarno. Nous, les Africains, les caporaux[recruteurs qui peuvent être des immigrés, ndlr] nous prenaient seulement les jours de pluie et nous mettaient sur les mauvais terrains. Souvent les jeunes du village nous fonçaient dessus en voiture quand nous rentrions des champs

Le vendredi 15 janvier, ils lui ont tiré dessus. La veille, deux autres Africains, dont le Togolais Saibou Sabitiou, son voisin de chambre à l’hôpital, avaient été visés par des tirs de fusil à air comprimé. «L’année dernière aussi, ils avaient tiré sur les Africains. Cette fois, on a réagi, explique amèrement Namouri Konate. On nous disait de nous calmer, mais on ne peut pas se calmer quand on nous traite comme des animaux.»

Au début de la semaine dernière, des centaines d’Africains manifestent-ils violemment dans les rues de Rosarno. Ils cassent des vitres de voitures, incendient les bennes à ordures, s’en prennent aux commerces et blessent quelques habitants. «Ils disent que l’on a fait du mal à un bébé. C’est pas vrai, on n’a pas touché aux hommes, juste aux choses, assure le jeune homme, on le regrette mais on était en colère. Puis, à la mairie, ils nous ont dit de rentrer.» Alors, a succédé la protestation d’une partie de la population indignée par la violence des immigrés puis, pour certains, la «traque à l’étranger». Protégés par les carabiniers et en attente d’être transférés loin de la ville, la plupart des centaines de Noirs africains sont retournés dans les usines désaffectées et insalubres à la sortie de Rosarno où, dans des conditions d’hygiène et de sécurité terribles, ils s’installaient chaque hiver, priant d’être sélectionnés au petit matin pour aller cueillir les agrumes sur les arbres.

proies. Mais les autres, tous ceux qui avaient choisi d’occuper les vieilles bâtisses abandonnées et isolées au milieu des campagnes ou qui cherchaient à fuir la ville par leurs propres moyens, sont devenus des proies à ratonnade. «Des bandes criminelles ont mené une véritable chasse au nègre», confirme Domenico Bagnato, le commissaire qui assure l’administration de la ville depuis que le conseil municipal a été dissous pour infiltration mafieuse. Certains, comme le Nigérian Godwin, lui aussi hospitalisé, le bras cassé, à Gioia Tauro, ont été frappés à coups de bâton et de barre de fer. «Vendredi soir, j’étais devant la maison en train de téléphoner pour savoir comment se rendre à la gare et fuir ce massacre, raconte Namouri Konate. Tout d’un coup, j’ai vu quatre personnes dans une voiture qui s’approchait sans lumière dans l’obscurité. L’une d’elle a baissé la vitre et m’a tiré dans les jambes. Mon jean était rouge de sang. A côté de moi, un ami s’est aussi effondré.»

«Apartheid». A partir du lendemain et au nom de la sécurité, l’Etat italien, qui a comptabilisé 67 blessés - 31 étrangers, 19 policiers et 17 habitants - a déplacé les immigrés noirs, les conduisant pour la plupart dans les centres de rétention de Bari et de Crotone. Depuis, à Rosarno, il n’y a pratiquement plus de travailleurs d’Afrique subsaharienne. Alors que depuis près de deux décennies, la ville de 15 000 habitants voyait, chaque fin d’année et pendant trois mois, sa population augmenter d’un bon millier de braccianti («ouvriers agricoles») immigrés, «Rosarno est désormais l’unique ville au monde totalement blanche, est allé jusqu’à dire l’ancien ministre (gauche) Luigi Manconi. Même du temps de l’apartheid, l’Afrique du Sud n’avait pas obtenu un tel résultat.» Dans les rues grises et anonymes de ce bourg agricole, à la chaussée défoncée et aux maisons parfois en éternelle phase de construction, Issa Mohammed, père burkinabé et mère ghanéenne, ose à peine entrer dans un café. Agé de 49 ans, il est l’un des seuls à être resté. «J’ai encore peur à 20%, dit-il, avant, c’était 100%. Du samedi au lundi, je me suis barricadé chez moi, dans un appartement de Rosarno que je partage avec d’autres Burkinabés. C’était terrible. J’avais préparé ma valise pour fuir. Qui veut mourir ? Puis, le lundi après-midi, des catholiques sont venus me voir pour me dire que les problèmes étaient terminés.» Avec les derniers Africains - une dizaine -, Issa Mohammed a ainsi défilé, bon gré mal gré, avec une partie de la population sincèrement désireuse de rejeter l’accusation de racisme et de ramener la paix civile après la succession de violences. «Vingt ans de cohabitation, ce n’est pas du racisme», proclamait la banderole en tête du cortège. «Les Africains vivaient dans des conditions indignes, mais c’est en raison de l’absence de l’Etat», analyse Don Memi Ascone, prêtre de Rosarno depuis vingt-cinq ans, qui rappelle qu’il distribuait avec les fidèles près de 200 repas par jour. «Les immigrés ont réagi de manière inacceptable, mais ils avaient été provoqués», juge pour sa part Maria Rosario Russo, la proviseure du lycée qui tenait des cours d’alphabétisation et qui veut encore espérer que les Africains reviendront. «Je n’ai pas encore recommencé à essayer de trouver du travail, je préfère laisser passer quelques jours», explique cependant Issa Mohammed.

Sur la route nationale 18, qui relie Rosarno à Gioia Tauro, les derniers camions de la saison, chargés de clémentines, passent devant l’ancienne et imposante usine de transformation des olives. Celle-ci servait de refuge aux Africains et, comme presque toutes les industries de Calabre, elle avait été construite à coups de centaines de milliers d’euros de subventions sans pour autant, malgré le chômage endémique sévissant dans la région, être jamais mise en fonction. Dans les hangars de la petite entreprise familiale De Maria, des immigrés trient les agrumes en fonction de leur taille avant de remplir les cageots. Mais «ce sont des Ukrainiens, des Polonais ou des Roumains», explique Teodoro, le fils du patron. On découvre aussi quelques Maghrébins. «Ils ne nous posent pas de problèmes, affirme-t-il. Certains Slaves sont venus avec leurs femmes, qui font des ménages dans le village. Jusqu’à l’an dernier, tout allait bien aussi avec les Africains, mais cette année, sur 1 500, il n’y en avait qu’un tiers qui travaillait. Alors ils sont devenus nerveux.» Une surabondance de main-d’œuvre qui s’explique par la crise économique, notamment dans les usines du nord du pays.

étincelle. Sur les bords des routes, les grosses oranges «blondes» de Rosarno forment un tapis coloré qui contraste avec l’herbe d’un vert intense en ce pluvieux mois de janvier. «La plupart des cultivateurs les laissent pourrir sur les arbres. Ce n’est plus rentable de les ramasser», explique Nicolo Villari, l’un des 3 000 petits producteurs de Rosarno et président de l’association Libera Agricoltori «Depuis le changement des règles européennes, il y a deux ans, les subventions ne sont plus calculées sur la base de la production, mais sur les hectares de terrain, quel que soit le volume d’oranges récoltées, ce qui représente une baisse conséquente. En gros, avec la concurrence, notamment en provenance du Brésil, les oranges destinées aux jus de fruits nous sont payées 4 centimes le kilo auxquels on ajoute 4 centimes de subvention européenne alors que les coûts de production atteignent au minimum 10 centimes le kilo. Résultat : on ne ramasse plus qu’un peu d’oranges destinées à la table et les clémentines où l’on dégage encore un petit bénéfice.»

Saison des clémentines qui touche à sa fin, production d’oranges en chute libre et offre de travail immigrée en hausse, le cocktail était explosif et la question obsédante : la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, s’est-elle chargée d’allumer l’étincelle pour faire partir l’excès de main-d’œuvre ? Dans les rues de Rosarno, on entend à l’unisson : «La criminalité est présente bien sûr, mais elle s’occupe d’affaires plus importantes.» Au siège du syndicat CGIL de Gioia Tauro, Antonio Calogero estime au contraire que «la ’Ndrangheta contrôle tout, de la production à la transformation jusqu’au commerce et au transport des agrumes. Les familles - une vingtaine à Rosarno - gèrent la main-d’œuvre qui est payée au noir à environ un tiers du contrat légal. Quand les propriétaires terriens ont considéré que les migrants n’étaient plus nécessaires, la ’Ndrangheta a fait en sorte de s’en débarrasser.» Au lendemain de la «chasse aux nègres», la police italienne a d’ailleurs arrêté 17 membres du clan Belloco, l’un des plus puissants de Rosarno. «Ils ont décidé de s’en prendre aux Africains car ils se sont révoltés, poursuit Antonino Calogero, les clans préfèrent une main-d’œuvre plus docile. La leçon doit aussi servir aux autres.»

Bidonvilles. Dans le petit dispensaire glacé de l’association Omnia, qui s’occupe de l’aide aux immigrés, Nordine vient se faire soigner. Dix jours après les ratonnades, il a été roué de coups par quatre jeunes de la ville qui voulaient son argent et lui intimer l’ordre de quitter le village : «Je ne peux rien dire et ne peux pas partir car j’ai déposé ici une demande de régularisation, mais j’ai peur qu’ils fassent avec les Arabes ce qu’ils ont fait avec les Africains.» Eloignés de Calabre, ces derniers sont repartis vers le Nord ou dans les Pouilles pour souvent s’entasser dans des bidonvilles semblables à ceux de Rosarno. Selon Médecins sans frontières, environ 20 000 immigrés vivent dans le plus grand dénuement, notamment à Castelvolturno, dans la région de Naples. En septembre 2008, pour marquer son territoire, la Camorra, la mafia napolitaine, y a exécuté six Africains.

http://www.liberation.fr/monde/0101615057-la-calabre-terre-de-chasse-aux-saisonniers

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