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26/09/2009

Sous l’empire des risques sanitaires : les métamorphoses de la santé publique

François Buton, Politiste, chargé de recherche au CNRS, CURAPP - Université de Picardie Jules Verne

Parmi les spécialistes de santé publique en France, le constat désolé d’un échec ou d’une « défaite », dont la litanie scandait le tournant des années 1990, a été remplacé ces dernières années, et singulièrement depuis la « grande » loi du 9 août 2004, par la proclamation exaltée et quasi consensuelle d’un « renouveau ». Le paysage sanitaire de la France est en pleine mutation, nous vivons une « révolution sanitaire », pour reprendre l’expression de Bernard Kouchner, actif ministre en charge de la santé dans les gouvernements de gauche avant de servir la politique étrangère du président Sarkozy. Discours intéressé sans doute : louer les réformes en cours, c’est contribuer à leur inscription dans les esprits, donc à leur acceptation. Il difficile de nier que les quinze dernières années – l’affaire du sang contaminé peut faire office de borne chronologique – ont été marquées par une grande inventivité normative et institutionnelle, qu’illustrent entre autres plusieurs lois d’envergure relatives à la sécurité sanitaire (juillet 1998), aux droits des malades (mars 2002), ou à la santé publique (août 2004), et dont l’augmentation considérable de volume du Code de la santé publique constitue un indicateur assez fiable. La France est aujourd’hui dotée d’une douzaine d’agences sanitaires spécialisées, d’une Direction générale de la santé redéfinie en stratège de la politique de santé ; elle repense également la santé publique comme discipline académique en lui donnant une visibilité nouvelle sur le modèle de la public health anglo-saxonne (création de l’École des Hautes Études en Santé publique, ou d’un Institut de la santé publique au sein de l’Inserm) ; last but not least, elle s’apprête à réorganiser les services de santé locaux autour d’agences régionales de santé. Mais c’est une série de métamorphoses plutôt qu’un renouvellement de la santé publique que l’on observe, tant l’indexation croissante de la santé politique sur la sécurité sanitaire mêle des éléments traditionnels du pouvoir pastoral [1] et des éléments plus originaux liés à l’extension de la notion de risques.

Définir la « santé publique » a toujours posé problème aux praticiens comme aux analystes : le terme recouvre tout à la fois la lutte contre les épidémies et autres « fléaux » sociaux (alcoolisme…), les mesures d’hygiène publique ou environnementale, la promotion de la « santé » comme « état complet de bien-être physique, mental et social » (d’après la définition de l’Organisation mondiale de la santé), etc. Les politiques de santé publique regroupent donc l’ensemble des dispositifs qui visent à prévenir les maladies et les pathologies, à empêcher leur irruption, entraver leur développement ou atténuer leurs effets. Elles traduisent l’obligation, pour un État, de protéger sa population des maux susceptibles de la frapper et de la détruire. Elles sont dès lors un enjeu de pouvoir avant même d’être un enjeu de savoirs : la santé publique relève du pouvoir pastoral qui constitue la vie même en objet de gouvernement, et mobilise pour ce faire, dans un second temps, différents savoirs. L’inflation de l’usage de l’adjectif « sanitaire », qui mériterait une analyse systématique, doit dans ce contexte être prise au sérieux. L’emploi du terme s’est longtemps cantonné à la dimension la plus coercitive des politiques de santé publique, fondée sur l’application de normes de police dotées de leur normativité propre [2] : des autorités (sanitaires) prennent des mesures de contrôle ou de police (sanitaire) contre des menaces (sanitaires). Le retour de la menace infectieuse à un niveau global (SRAS ou pandémie grippale) ou local (légionellose) a contribué à remettre au goût du jour cette dimension coercitive : dispositif de détection et d’alerte, mesures de cantonnement des personnes touchées, etc. Le retour en force des dispositifs contraignants à l’égard des individus, pour leur bien, est un phénomène plus large. Si le professeur Claude Got, défenseur historique de la santé publique, est aujourd’hui couramment présenté dans les médias comme un « spécialiste en sécurité sanitaire », c’est qu’on le consulte à propos de mesures qui penchent du côté de l’interdiction des pratiques et de la sanction des individus contrevenants plutôt que de la responsabilisation des individus par la pédagogie : le contrôle automatisé de la vitesse automobile ou l’interdiction de fumer dans les lieux publics sont des mesures majeures de santé publique, comme devrait l’être l’interdiction de vente d’alcool aux mineurs promise par la ministre de la Santé.

Plus généralement, ce qui différencie la police (sanitaire) d’hier de la sécurité (sanitaire) d’aujourd’hui, c’est bien la notion de risque qui, loin de relever du seul champ infectieux, est désormais partout, y compris là où en toute rigueur il ne saurait être – les confusions sont nombreuses entre le risque, par définition connu et calculable, voire maîtrisable, et l’incertitude, par définition inaccessible à la connaissance. Les nouvelles agences sanitaires sont des agences d’évaluation et de gestion de risques sanitaires spécifiques parce que liés aux produits sanguins, aux produits de santé, à l’alimentation, ou à l’environnement. Or, parce qu’elle recouvre souvent celle de danger immédiat, la notion de risque tire l’action publique du côté de la gestion des crises au détriment des actions à long terme. Autrement dit, elle entre en contradiction avec la question des inégalités sociales de santé. Il n’est pas anodin qu’un rapport parlementaire récent ait, sans doute inconsciemment, requalifié ces dernières du nom d’« inégalités sanitaires », attirant l’attention moins sur la logique de production des inégalités (qui affectent la santé entre autres conséquences) que sur la spécificité propre de leur résultat (il existe des inégalités sanitaires, distinctes d’autres types d’inégalités). De surcroît, quand elle s’intéresse aux maladies chroniques (maladies cardio-vasculaires, cancers, etc.), l’approche en termes de risques sanitaires tend à déplacer la frontière entre le normal et le pathologique au profit de ce dernier : les personnes en bonne santé sont considérées comme des patients asymptomatiques, auxquelles un traitement préventif peut être appliqué, et les personnes statistiquement exposées au risque comme une « population à risque », à laquelle un dépistage massif doit être conseillé [3]. Le risque de santé étend ainsi le domaine du pathologique, et détache la notion de santé de l’expérience sensible du sujet. Les spécialistes de sécurité sanitaire devraient ici lire (ou relire ?) les leçons de Georges Canguilhem, qui raillait cette « santé publique » oublieuse de l’expérience corporelle de la santé comme « libre, non conditionnée, non comptabilisée » : « L’hygiéniste s’applique à régir une population. Il n’a pas affaire à des individus. Santé publique est une appellation contestable. Salubrité conviendrait mieux. Ce qui est public, publié, c’est très souvent la maladie. Le malade appelle à l’aide, attire l’attention ; il est dépendant. L’homme sain qui s’adapte silencieusement à ses tâches, qui vit sa vérité d’existence dans la liberté relative de ses choix, est présent dans la société qui l’ignore. La santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux » [4]. Rappelons enfin que l’approche en termes de risques sanitaires distingue couramment les « facteurs de risque » selon qu’ils relèvent (ou sont supposés relever) des comportements des individus ou de leur environnement. Les associations de lutte contre le sida ont combattu pour l’abandon de la notion de « populations à risque » et l’usage de celles de pratiques ou de situations à risque. Dans la pratique pourtant, et hors même du cas particulier des épidémies susceptibles d’être endiguées par des interventions coercitives, l’objectif de normalisation et de moralisation des comportements des individus, la mise en cause des responsabilités individuelles ou « culturelles » – car l’approche de santé publique est en général culturaliste [5] – tend à primer sur la poursuite de l’aménagement des environnements : il est plus facile d’accuser les enfants atteints de saturnisme de géophagie que de revoir en profondeur les conditions d’accueil des familles immigrées d’origine africaine. Finalement, le « pouvoir sanitaire » retrouvé, armé de savoirs de plus en plus nombreux (médical, biologique, technique, statistique, etc.), œuvre surtout – et ce n’est certes pas rien – à la surveillance des menaces, l’extension des interdits et la répression des écarts et déviances.

Sur le plan institutionnel, l’importance acquise par la sécurité sanitaire se traduit par un mouvement de centralisation de la politique de santé publique. Plusieurs travaux ont montré que les nouvelles agences sanitaires bénéficiaient d’une indépendance toute relative à l’égard de leur(s) tutelle(s) [6], et que, dès lors, l’extension considérable de leurs moyens et de leurs domaines d’intervention permettait à l’État de conforter sa position centrale sans plus endosser de responsabilité sur le plan juridique : consécutive à l’affaire du sang contaminé, l’externalisation de l’expertise est aussi une externalisation du risque judiciaire, les agences faisant office de pare-feu supplémentaire aux fusibles irremplaçables que sont les directeurs d’administration centrale (la gestion politique de la catastrophe de la canicule en 2003 l’a encore démontré) [7]. En plaçant le préfet de région au cœur du dispositif, le projet d’Agence régionale de santé confirme le caractère limité de la décentralisation en matière de santé publique. Dans un régime d’intervention construit autour de la notion de risque sanitaire, l’État conserve le monopole de la distribution des compétences à agir et de la mobilisation des savoirs produits par les agences, dont l’expertise relève d’ailleurs davantage du renseignement de type scientifique que de l’avis indépendant [8]. En retour, l’agenda de l’administration centrale, supposée jouer le rôle éminent de stratège dans la conduite des politiques de santé, est de plus en plus indexé sur celui des (nombreuses) agences, et se détache à l’inverse des effectueurs des politiques au niveau local (pour ne rien dire de la médecine scolaire, pénitentiaire ou au travail, structurellement délaissées). L’État néglige ainsi d’augmenter les moyens mis à disposition des acteurs locaux, médecins inspecteurs de santé publique et autres « professionnels de santé » au niveau départemental, pourtant confrontés à des exigences en nombre croissant (suivi des programmes et des réseaux, gestion des crises, remontée de données). Les projets gouvernementaux – création des Agences régionales de santé, réorganisation des services déconcentrés – vont dans le sens d’un retrait de l’État « sanitaire » au niveau départemental au profit d’une activité de programmation et de contrôle au niveau régional, et d’une délégation croissante au secteur privé de certaines tâches (notamment en matière de contrôle technique du respect de normes sanitaires, contrôle qualité, etc.). La mise en chiffres de la santé publique illustre et renforce la montée en puissance du paradigme de la sécurité (à l’égard du risque) sanitaire. Les « problèmes de santé publique », aujourd’hui, ne semblent acceptables qu’à condition d’être décomposés en objectifs quantifiables : tout se passe comme si le corps social devait être ausculté au travers d’une batterie d’indicateurs, à la manière dont le corps individuel est examiné par la clinique comme une série d’organes. Depuis la loi du 9 août 2004, un point sur « l’état de santé de la population en France » est réalisé annuellement [9]. La quantification de la politique de santé publique n’est pas dénuée d’intérêt. Elle permet de relativiser la performance générale du système de santé français en mettant en valeur les inégalités sociales et territoriales de santé. Les « bons » scores français en matière d’espérance de vie, de taux de mortalité et de mortalité infantile paraissent plus décevants si l’on tient compte des différences sociales et géographiques : tous les grands indicateurs de santé font apparaître une surdétermination par la catégorie socioprofessionnelle et le niveau d’études. L’approche statistique permet également de diffuser largement des indicateurs plus fins sur l’état de santé, tels que la proportion d’années de vie sans incapacité ou le taux de mortalité prématurée évitable. Elle présente du même coup l’avantage de nuancer l’obsession de la moyenne par la mise en évidence des distributions. En mobilisant et faisant travailler ensemble un grand nombre d’institutions (agences sanitaires, administration centrale, organismes d’assurance maladie, institutions de recherche), l’approche statistique offre enfin l’espoir de découvrir des gisements de données inexploitées, et des usages toujours plus nombreux et concurrentiels d’un nombre toujours plus important de données – l’absence de données ou le désintérêt à l’égard des données existantes ont longtemps caractérisé les acteurs du « système de santé » français.

Usages nombreux et concurrentiels ? La statistique des indicateurs soutient fort classiquement que la contribution au débat démocratique est inscrite dans le principe même de publicité donnée aux chiffres et aux données. Aussi indéniable que soit la puissance de feu médiatique de certains indicateurs (l’espérance de vie moyenne, notamment), on ne peut croire en l’efficacité en soi de ce principe de transparence : à l’exception de quelques groupes mobilisés (par exemple au sein des sciences sociales !), dans quelles arènes les chiffres sont-ils concrètement examinés et discutés ? Pour quels acteurs ces données agrégées et travaillées sont-elles discutées du point de vue de leur pertinence scientifique et de leur adéquation avec la réalité des pratiques sociales ? On peut craindre que loin d’attirer l’attention sur des problèmes, les indicateurs, approximations nécessairement grossières de la réalité, ne soient constitués en boîtes noires. Si, par exemple, l’importance de la moyenne est de plus en plus nuancée dans les discours, l’impératif de la comparaison européenne et des présentations en forme de palmarès lui confère au contraire une signification centrale et lui redonne sa puissance normative (être dans la moyenne européenne, c’est être dans une situation « normale »).

L’approche par les indicateurs souffre de nombreux défauts bien connus des chercheurs en sciences sociales [10]. On en soulèvera brièvement trois, intimement liés entre eux. Les indicateurs tendent d’abord à reproduire la vision dominante des autorités sanitaires, selon laquelle les fléaux priment sur les inégalités. Le rapport 2007 est à cet égard édifiant, qui évoque sans doute d’emblée les inégalités de santé selon l’âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle et la région, mais accorde très vite ses principaux développements à certains enjeux comme la consommation de tabac, l’excès d’alcool, et l’obésité, eux-mêmes saisis indépendamment des questions d’inégalités. Une analyse développée de la structure des indicateurs montrerait combien l’insistance sur la question des inégalités demeure encore largement rhétorique dans l’étude quantitative des problèmes de santé. Corrélativement, l’approche par les indicateurs est conduite à accorder une prime à l’existant en valorisant principalement les enjeux déjà constitués en cause et faisant l’objet d’une réponse institutionnelle : sont valorisés les dispositifs les plus routinisés (vaccination), les pathologies soumises à des pratiques de dépistage d’ampleur (cancer du sein), ou les questions susceptibles d’être renseignées par des données « fraîches », voire quasi immédiates (accidents de la circulation) ; sont négligées les questions moins bien constituées politiquement (la santé au travail est réduite à quelques indicateurs). L’idée est souvent défendue dans le monde de la santé publique que toute connaissance statistique ne vaut qu’à proportion de son utilité pratique (i.e. à condition de permettre une action) ; de fait, l’approche par les indicateurs focalise l’attention sur les connaissances les mieux reconnues, les mieux outillées, et reproduit les hiérarchies politiquement constituées. Enfin, les indicateurs, en mettant l’accent sur les individus plutôt que sur les milieux, orientent l’action politique en direction de la modification des comportements individuels plutôt que de la transformation des environnements sociaux. Dans le monde idéal des risques sanitaires, sans doute quantifiés à défaut d’être sociologiquement interrogés, il appartient à chacun, sous le regard soupçonneux des « spécialistes de santé publique », de prendre sa santé en mains.

[1] Concept emprunté notamment à Michel Foucault pour désigner le pouvoir qui « encadre » la société.

[2] Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société. Paris, La Découverte, 2003.

[3] Par exemple, Marie Ménoret, « Le risque de cancer du sein en France : un modèle unique de prévention », Sociologie et sociétés, vol 39, n°1, 2007, p. 145-160.

[4] Georges Canguilhem, La santé : concept vulgaire et question philosophique. Pïn-Balma : Sables éd., 1990, reproduit dans Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 49-68 (p. 62).

[5] Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin (dir.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland, 2001.

[6] Daniel Benamouzig et Julien Besançon, « Administrer un monde incertain : les nouvelles bureaucraties techniques. Le cas des agences sanitaires », Sociologie du Travail, Novembre 2005, vol. 47, n° 3, pp. 301-322.

[7] Julien Damon avec Olivier Borraz, Virginie Gimbert et Didier Torny, « Débat : regards sur la sécurité sanitaire », Horizons stratégiques n° 3, janvier 2007, p. 63-79.

[8] François Buton, « De l’expertise scientifique à l’intelligence épidémiologique : l’activité de veille sanitaire », Genèses. Sciences sociales et histoire, 65, 2006, p. 71-91.

[9] L’état de santé de la population en France. Indicateurs associés à la loi relative à la politique de santé santé publique, rapport 2007, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees).

[10] Sur cette question, voir les nombreux travaux de Pénombre (www.penombre.org).

Fondation Copernic

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