Présentation et sommaire du livre de Nicolas Hubé Décrocher la "UNE". Le choix des titres de première page de la presse quotidienne en France et en Allemagne (1945-2005), Presses universitaires de Strasbourg (coll. Sociologie politique européenne), 2008, 398 p., 25€. Une simple proposition de lecture de l’ouvrage pour pouvoir le/en discuter.
Issu d’une thèse de science politique soutenue en 2005, l’ouvrage de Nicolas Hubé ne se présente certes pas comme un livre de critique des médias au sens où nous l’entendons. Il n’empêche que cette étude dégage des éléments originaux et instructifs, dont une perspective expressément critique peut s’emparer, pour peu qu’elle sache s’adosser, le cas échéant, aux acquis de la recherche. Ce travail informe tant sur les conditions concrètes du travail journalistique (auxquelles l’auteur a été sensibilisé en tant que pigiste pendant plus de deux ans à L’Alsace à la fin des années 1990) que sur ses logiques structurelles d’évolution.
L’intérêt de prendre pour objet la « Une » est que, outre son intérêt propre (elle est significativement la dernière page produite et modifiée de la journée), il peut servir de poste d’observation des transformations (et/ou des continuités) générales des normes et des pratiques journalistiques. Le rôle endossé par la « Une » est en effet multiple. Elle est une accroche commerciale autant qu’informative. Elle doit inciter le lecteur potentiel à se délester de quelques pièces, mais sans trop céder au racolage, car elle représente également une « carte de visite » du journal résumant matériellement et symboliquement sa ligne éditoriale. En outre, sur le plan interne (au sein de chacun des titres) comme externe (entre les titres), la « Une » se situe au croisement de plusieurs dimensions structurelles et professionnelles relatives au traitement de l’actualité – la hiérarchie de l’information, la concurrence (et son corollaire la distinction) entre les titres, l’urgence inhérente à la temporalité journalistique, etc. – et de valeurs qui entrent parfois en tension. Le livre prend ses distances avec la « tentation naturaliste » volontiers partagée par les journalistes, selon laquelle l’actualité « s’imposerait », pour s’attacher à démonter les rouages pratiques de sa construction. Dans cette optique, son intérêt de l’ouvrage tient à plusieurs aspects mêlés :
1. La comparaison entre la France et l’Allemagne. Spécialement dans la mesure où la structure du marché de la presse allemand, ainsi que la configuration du champ journalistique du pays, sont méconnus. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une énigme : comment se fait-il que les grands quotidiens français aient, ces dernières années, modifié leurs maquettes à un rythme presque frénétique pour conquérir de nouveaux lecteurs (ou plutôt cesser d’en perdre), alors que rien de tel n’est observable outre-Rhin, où ces « vitrines » font montre d’une remarquable stabilité ?
Une différence formelle et fonctionnelle entre les deux pays est d’emblée mise en relief. Si en France la « Une » est une accroche, à l’inverse elle est en Allemagne la première page du premier cahier, le cahier politique. Autrement dit, elle ne se cantonne pas au rôle d’annonce ou d’accroche : elle est déjà un espace de rédaction. Sur un plan plus général, l’auteur souligne plusieurs distinctions quant aux marchés de la presse respectifs des deux pays. En particulier, la géographie politique propre à l’organisation fédérale a une implication directe sur le marché de la presse allemand : sa sectorisation. Les journaux y sont « supra-régionaux » plutôt que pleinement nationaux (« ils effectuent leurs ventes majoritairement dans une zone géographique située autour de leurs lieux de production »), d’où une différence dans le rapport concurrentiel objectif et subjectif qu’ils entretiennent. De même, Nicolas Hubé signale bien l’opposition entre, en France, une presse de kiosque, centrée principalement sur Paris, et en Allemagne une presse d’abonnement, qui plus est pourvue d’un fort ancrage régional : il en résulte un effet de concurrence moins fort et un investissement commercial plus faible dans la « Une ».
D’autres différences, plus ou moins importantes, sont signalées au fur et à mesure. On peut citer, entre autres, la faiblesse du journalisme d’investigation en Allemagne (et son moindre intérêt pour les « coulisses » des événements), la rivalité plus immédiate avec la presse régionale dite de boulevard (publications type tabloïd qui servent de repoussoir à la presse qui se veut de qualité), ou l’absence de journaux gratuits. Pour ce qui est du traitement en « Une », l’auteur indique que même si dans les deux pays les acteurs dominants sont favorisés, règne en Allemagne une acception sensiblement plus « légitimiste » de la politique, au sens où elle colle au champ politique professionnel. La propension à valoriser des « sujets de société » est bien moindre qu’en France, où ceux-ci sont volontiers prisés. Dans la rédaction des titres, les journaux allemands cultivent le conformisme, d’où l’uniformité qui domine entre les titres.
2. La nature de la recherche menée. Celle-ci combine plusieurs méthodes d’enquête, dans une double approche qualitative et quantitative : observations directes, entretiens avec des salariés de la presse (rédacteurs, mais aussi personnels « techniques ») et analyse de discours (forme et contenu) par un codage et une catégorisation des « manchettes » et des « deuxièmes titres ». Différents documents internes s’y ajoutent, de même que des données chiffrées en partie calculées par l’auteur. À cet égard, l’ouvrage est agrémenté de plus d’une cinquantaine de tableaux et graphiques apportant des cadrages quantitatifs aussi bien sur l’évolution des styles de la « Une » que sur le type de formation des journalistes ou l’étendue de la diffusion des journaux. Les lieux d’enquête composent somme toute, certes dans la mesure où il ne s’agit que des journaux dominants, un panel assez large de leurs sensibilités idéologiques et (en Allemagne) de leur ancrage géographique. Il s’agit principalement en France de Libération, Le Monde et L’Alsace (mais aussi Le Figaro), et en Allemagne (de gauche à droite en termes de positionnement politique, celui-ci étant plus ouvertement revendiqué qu’en France) la Tageszeitung, la Frankfurter Rundchau, la Süddeutsche Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, die Welt. L’auteur livre ainsi, via des descriptions in situ ou des extraits d’entretiens, des aperçus concrets des principes de sélection, des négociations et des arbitrages qui président à tel ou tel choix de sujet ou de formulation.
3. La dimension historique de l’ouvrage (il faudrait peut-être dire généalogique pour plus d’exactitude, au sens où l’enquête de l’auteur est guidée par une interrogation présente). Décrocher la « Une » propose une mise en perspective comparée sur soixante ans depuis l’après-guerre. Le cœur de la recherche lui-même remonte jusqu’au début des années 1970. Dès lors, l’auteur met en miroir la forme et le contenu des manchettes et des seconds titres dans les deux pays, à partir d’un échantillon prélevé au début de chaque décennie (1971, 1981, 1991, 2002). Ce choix est justifié (chap. II : « Les transformations de la hiérarchie de l’information (1971-2002)) et l’auteur fait montre de prudence lorsqu’il expose ses résultats, signalant ses limites, ses manques et ses biais. Quoiqu’il en soit, cette mise en perspective permet de revenir aux sources des divergences les plus fondamentales, et notamment de mettre en lumière les « choix diamétralement opposés pour assurer la liberté de la presse » effectués par les deux pays à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. Deux définitions antagonistes de l’indépendance journalistique se sont alors édifiées. Pendant qu’en France, l’Etat est considéré comme un précieux garant, en RFA il est perçu comme une grave menace, ce qui rend alors inacceptable l’aide financière publique.
4. L’insistance sur les dimensions économique, sociale et politique. Définissant les entreprises de presse comme des « entreprises en représentation politique sous contrainte économique », N. Hubé aborde à la fois la fonction sociale des journalistes et la dimension commerciale de la presse. Il confirme au passage des tendances relevées par d’autres travaux, par exemple sur le gain de légitimité non seulement de l’actualité économique, mais d’une approche économique de l’actualité [1], comme le révèle l’adoption croissante d’un vocabulaire marchand. Pour expliquer la logique concurrentielle qui préside aux choix des « Unes », l’auteur parle pour sa part d’une « rationalité boursière de cotation » quant au rapport à la « Une » dans une optique concurrentielle. Il tente aussi de cerner de près les pratiques concrètes des journalistes. L’ouvrage donne ainsi beaucoup d’éléments sur les aspects organisationnels, sur le fonctionnement de la division du travail, sur l’évolution de la répartition des postes ou des fonctions (le rôle croissant des services commerciaux par exemple, ou le passage du secrétariat de rédaction à l’édition impliquant une coopération accrue avec les rédacteurs) et sur les rapports de forces entre statuts au sein des rédactions. Il tente par ailleurs non seulement de repérer des styles (verbaux ou vestimentaires), mais de saisir des hexis (c’est-à-dire des dispositions incorporées, professionnelles ou plus largement politiques) propres aux différents journaux et à celles et ceux qui les incarnent et les animent.
Sans entrer dans le détail, contentons-nous d’indiquer brièvement, en guise d’illustration, quelques éléments de démonstration exposés dans l’ouvrage. L’auteur insiste notamment sur le déplacement, nettement plus sensible en France, de la dimension « attractive » de la première page, au détriment de sa dimension strictement informative. L’adoption d’un « référentiel de marché » (entendu comme « un ensemble de prescriptions donnant du sens à une action en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs », un ensemble qui en l’occurrence est explicitement orienté par et pour le marché) y est patente dans les années 1990, à l’inverse de la presse quotidienne allemande. Celle-ci se caractérise par contraste par sa « faible perméabilité » au dit référentiel. La « Une » y est nettement moins investie en tant que vitrine d’une stratégie commerciale. La raison en est que la presse allemande ne se sent pas tenue par une crise du lectorat, donc par l’obligation d’engager une stratégie de reconquête d’un public volatile, laquelle passerait nécessairement par une modification de la « Une ». Autrement dit, la soumission plus forte aux attentes supposées du lectorat observable en France entraîne un effet de distinction plus fort de la manchette. Celle-ci se trouve alors au cœur même des luttes concurrentielles entre titres, ce qui n’est guère le cas outre-Rhin.
Plus généralement, par rapport aux évolutions observables en France, la presse allemande se distingue par une plus grande permanence à tous les niveaux. Cette stabilité se retrouve dans la forme comme dans le fond : logiques d’écriture, codes expressifs, valeurs professionnelles, division du travail, évolutions des carrières, etc. Même le déménagement de la capitale allemande de Bonn à Berlin n’a pas suscité de changements profonds. Ce n’est pas que l’Allemagne dédaigne la dimension commerciale, mais celle-ci est envisagée à travers une grille de lecture politique plus ferme. Ce dernier aspect se révèle dans la moindre propension des journalistes allemands à transiter d’un journal (et a fortiori d’un groupe de presse) à un autre, la part de l’affinité politique et de l’attachement personnel étant plus marquée et plus ouvertement reconnue voire revendiquée qu’en France, où la circulation d’agents dominants du champ journalistique au sein de titres apparemment bien différents est courante. La tradition allemande mise aussi davantage sur la recherche ou le maintien de la qualité à plus long terme, faisant de la sobriété un gage de sérieux. Les journalistes allemands, dont l’auteur cerne le profil à l’aide d’un regard sociographique, font preuve d’une plus grande distance objective et subjective envers les « contraintes » de la commercialisation et de la concurrence, au moins à court terme, doublée d’une plus grande réticence à se plier aux préceptes du marketing et du management, qui se sont imposés visiblement en France dès les années 1990.
Bien entendu, cette recherche n’est pas à l’abri de toute critique, et l’on peut certainement discuter ou regretter tel ou tel point. Il s’agit seulement ici d’inviter à la lecture d’un ouvrage qui détaille et incarne les logiques structurelles de ce qu’on peut appeler le « tournant néolibéral » de la presse, tout en relativisant son pouvoir de contrainte. L’exemple allemand permet ainsi de prendre ses distances avec les « évidences » convenues qui justifient un rabattage commercial à outrance. Sur ce plan, il faudrait examiner l’articulation entre la presse et la télévision, comme l’auteur le suggère en conclusion, peut-être en prélude à une prochaine recherche.
Notes
[1] Voir ici même la présentation du livre Critique de la raison journalistique de Julien Duval.
http://www.acrimed.org/article3316.html
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