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28/04/2009

(La théorie de l'agence) Salaires des patrons : comment en est-on

Philippe Delvalée - Alternatives Economiques

La théorie de l'agence devait permettre que les dirigeants d'entreprise agissent dans le sens des intérêts des actionnaires, grâce à la mise en place d'outils incitatifs. Les bonus, les stock-options et les parachutes dorés ont bien profité aux managers, mais les autres bienfaits promis par cette théorie se sont révélés illusoires.

Aujourd'hui presque tout le monde en convient : les dirigeants des grandes firmes sont beaucoup trop payés et l'écart fantastique des rémunérations qui s'est creusé au sein des entreprises pose des problèmes non seulement de justice sociale, mais aussi, et de plus en plus, d'efficacité économique. Tant au niveau des entreprises elles-mêmes que de la société dans son ensemble. Mais comment en est-on arrivé à tolérer une telle dérive ?

L'origine de l'affaire remonte aux années 1930. Dans un ouvrage paru en 1932 et qui a fait date [1] , Adolf Berle et Gardiner Means, deux chercheurs américains, montraient que le contrôle des actionnaires sur les dirigeants des grandes firmes s'était relâché avec le passage progressif, depuis le XIXe siècle, d'entreprises dirigées par leurs propriétaires familiaux à des sociétés anonymes, dont le capital est réparti entre un grand nombre de personnes qui ont recours à des managers salariés pour les diriger. Comme le rappellent Pierre-Yves Gomez et Harry Korine dans un ouvrage récent [2] , il résultait de cette distanciation que « les managers pourraient chercher à maximiser leur utilité propre au détriment de la maximisation du profit économique des propriétaires. (...) Ce n'est pas, pour Berle et Means, la cupidité des propriétaires qui explique la sous-performance dont pourrait pâtir l'ensemble de l'économie, c'est, au contraire, leur passivité. » De nombreux travaux vont par la suite conforter cette thèse [3] . Si bien qu'au début des années 1970, ce constat faisait quasiment consensus.

Le retour des actionnaires

A ce moment-là, cette situation a pourtant déjà commencé à être remise en cause, engageant la dynamique qui est probablement en train de se terminer aujourd'hui. Parallèlement aux changements qui interviennent dans les sociétés développées à cette époque, avec notamment l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, un certain nombre d'auteurs se font fort, en effet, de montrer que ce n'est pas parce que la propriété privée des grandes entreprises est morcelée en des mains innombrables qu'elle est incapable de se manifester et de contrôler les managers. C'est surtout la théorie de l'agence, développée notamment par des auteurs tels Michael C. Jensen et William H. Meckling [4] , qui va servir à définir à ­quelles conditions il est possible que les dirigeants deviennent réellement disposés à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Selon cette théorie, le dirigeant salarié se trouverait en effet dans une relation dite « d'agence » pour le compte d'un « principal », l'actionnaire. Dans une telle relation, c'est au principal de mettre en place les dispositifs qui vont inciter l'agent à agir conformément au mandat reçu et sanctionner les dérives éventuelles.

Cette théorie part de l'idée que les dirigeants tendent à profiter de l'asymétrie d'information qui les avantage vis-à-vis des actionnaires : eux seuls savent ce qui se passe vraiment dans l'entreprise. Ils seraient également naturellement opportunistes : ils privilégieraient systématiquement leur propre intérêt et seraient prêts à profiter de toutes les failles du système. Enfin, leurs contrats de travail seraient inévitablement incomplets, car ils ne peuvent pas prévoir tous les cas de figure. Côté sanctions, on peut porter plainte contre les dirigeants qui ne respectent pas leurs obligations. Cependant, celles-ci sont souvent assez vagues et peuvent s'interpréter de bien des manières [5] .

L'autre forme de sanction, c'est l'exit cher à l'économiste américain Albert Hirschman [6] : en vendant les actions des firmes dirigées par des managers incompétents, les actionnaires le sanctionnent. Néanmoins, cette forme de sanction a pour conséquence de faire perdre de l'argent aux actionnaires puisque le fait de vendre tend à faire baisser le prix de l'action... D'où l'idée de se concentrer plutôt sur la rémunération des dirigeants : la carotte est considérée comme plus efficace que le bâton pour les amener à agir dans le sens des intérêts des actionnaires.

La carotte des bonus et des stock-options

La partie fixe de leur salaire doit tout d'abord garantir que, sur le marché des dirigeants, on a bien sélectionné les « meilleurs ». D'où une inflation continue. Mais c'est surtout la partie variable qui doit - sous forme de bonus ou de stock-options (*) - permettre un alignement direct des objectifs des dirigeants sur ceux des actionnaires. En effet, ils lient désormais le niveau de leurs rémunérations à celui des actions. Bien entendu, ces incitations génèrent des coûts (dits « coûts d'agence ») : par exemple, la distribution d'actions gratuites ou de stock-options aux dirigeants accroît le nombre d'actions en circulation, elle dévalorise donc celles détenues par les actionnaires extérieurs en diluant le bénéfice par action. Ces coûts doivent rester inférieurs à l'augmentation du surplus destiné aux actionnaires. A cette réserve près, la conclusion semble imparable : dès lors que des incitations adéquates sont mises en place, les managers ont eux aussi intérêt à maximiser les profits des détenteurs de titres. Ce qui, plus largement, est censé permettre d'allouer les capitaux de façon optimale aux utilisations les plus efficaces. La boucle est bouclée : on retrouve la main invisible chère à Adam Smith...

Dans un tel contexte, que les dirigeants s'enrichissent beaucoup n'est donc pas un problème puisque cela profite à tout le monde. Aux actionnaires bien sûr, mais aussi à l'économie dans son ensemble, car la hausse du cours des actions de telle ou telle entreprise n'est que le signe de la bonne utilisation des capitaux mis à sa disposition. C'est pourquoi les diatribes mettant en cause le caractère exagéré des rémunérations perçues sont repoussées d'un revers de la main par les théoriciens de l'agence. Pour eux, il n'est d'ailleurs même pas besoin non plus de chercher à justifier ces rémunérations par d'hypothétiques écarts de productivité entre les dirigeants et les salariés « normaux ».

Illusion

Cette construction intellectuelle s'effondre aujour­d'hui. L'enrichissement incroyable des dirigeants d'entreprise apparaît de plus en plus comme un accaparement pur et simple de la richesse créée par l'entreprise au profit d'une infime minorité de ses acteurs. S'il en est ainsi, c'est notamment parce que les bienfaits promis par la théorie de l'agence se sont révélés en pratique largement illusoires. Les dirigeants ont continué à jouer pleinement de l'asymétrie d'information vis-à-vis des actionnaires extérieurs pour privilégier leurs propres intérêts : ils ont pris des décisions, juteuses pour leurs bonus à court terme, tout en sachant qu'elles seraient probablement négatives pour les actionnaires par la suite. Ils ont caché des informations défavo­rables, multiplié les opérations « hors bilan »...

Ils étaient d'autant plus incités à travestir la réalité que la part variable de leur rémunération était devenue plus importante, pesant en général plus de la moitié du total. Et, sur un plan macroéconomique, le type d'incitation mis en place pour leur rémunération a beaucoup concouru à rendre l'économie plus cyclique avec ses enchaînements de bulles et de krachs. Les dirigeants étaient en effet fortement encouragés à nourrir ces bulles spéculatives pour augmenter leurs propres revenus. D'autant qu'ils étaient protégés par des retraites chapeaux (*) et autres parachutes dorés (*). C'étaient surtout leurs salariés qui faisaient les frais des krachs subséquents.

Reste maintenant à inventer les nouveaux modes de rémunération des dirigeants, mais aussi plus généralement le mode de gouvernance des sociétés qui permettra à l'avenir d'éviter ces pièges et de rétablir la cohésion du corps social que constitue une entreprise. Une cohésion non seulement souhaitable moralement, mais aussi indispensable à l'efficacité même de leur activité économique...

24 Avril 2009

Notes

(1) The Modern Corporation and Private Property, Transaction Publishers, réédité en 1991. <

(2) L'entreprise dans la démocratie, éd. De Boeck, 2009 <

(3) Parmi beaucoup d'autres, ceux d'Alfred Chandler, de John K. Galbraith ou encore de Henry Mintzberg. <

(4) Voir notamment l'article de 1976 « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure » <

(5) Pierre-Yves Gomez et Harry Korine rappellent que « par "opportunisme", les économistes ne désignent pas une tricherie, qui est légalement punissable, mais le fait que tout individu rationnel cherche à tirer parti de toute situation, même si c'est au détriment des autres. C'est une conséquence de la "liberté individuelle" telle que la définit le libéralisme. La forme la plus élémentaire d'opportunisme consiste à ne pas donner une information qui nous est défavorable », op. cit. <

(6) Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, 1975. <

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