Ludo Simbille
L’urgence sociale est en crise. Les fermetures de centre d’hébergement d’urgence se multiplient. Face à un État qui se déclare en faillite, les acteurs de l’aide sociale craignent que leur secteur ne soit livré au privé. Premières victimes : les travailleurs pauvres, les bénéficiaires du RSA ou les réfugiés, dont on connaît la lourde responsabilité dans la crise financière... Enquête à Toulouse.
Photos : © Éric Garault
Les SDF et autres habitués du bitume ne sont plus les seuls à goûter aux joies du campement urbain. Au 115, le numéro d’urgence du Samu Social, à Toulouse, on note 120 refus d’hébergement par jour. « C’est du jamais vu, c’est un record », observe Anabelle, porte-parole du Groupement pour la défense du travail social (GPS). Bénéficiaires du RSA ou personnes sans ressources, travailleurs pauvres ou retraités, immigrés avec ou sans papiers, jeunes toxicomanes ou non, les habitants de la rue font leur « baby-boom ». Et en appelant le 115, seuls les plus chanceux auront quelqu’un au bout du fil. « Le nombre d’écoutants ne permet pas de répondre à tous les appels », regrette Bruno Garcia, coordinateur de la veille sociale toulousaine.
À Toulouse, suite à la fermeture de deux centres d’hébergements et à la fin de la trêve hivernale, la situation devient critique. Et les professionnels de l’urgence sociale, déjà très à cran, durcissent le ton face à la préfecture. Au 4 bis de la rue Goudouli, le groupement pour la défense du travail social (GPS) occupe illégalement des bâtiments depuis le 20 avril. « Nous réquisitionnons ce lieu afin d’offrir un toit à 25 grands précaires », annonce une banderole étendue de part et d’autre de la rue. Des travailleurs sociaux de la veille sociale [1] et de Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) se relaient bénévolement pour offrir un abri à des personnes sans domicile fixe, en grande précarité, laissées à l’abandon. Une manière aussi d’alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur une situation devenue intenable.
Quand l’État ne joue plus son rôle
Comment expliquer un tel délitement ? La précarisation des salariés, la hausse des prix des loyers, le durcissement de la politique d’immigration, les difficultés d’accès aux logements sociaux et bien sûr la crise économique, qui n’a pas arrangé les choses. Mais si la situation se dégrade et que la précarité est toujours plus visible, « c’est surtout parce que les moyens de l’État diminuent », analyse Geneviève Genève, du collectif Inter-associatif.
Le 1er mars, l’État a arrêté de financer toute nouvelle prise en charge à l’hôtel, dérogeant au Code de l’action sociale et des familles [2]. Entre janvier et mai, 19 familles – certaines en demande d’asile – ont dormi sous tente au bord de la Garonne ou dans un refuge de fortune. Ashmir Rashid, sa femme et ses deux enfants ont alterné entre rue, arrière-boutique du centre-ville et squat de maison. Débarqués en février du Bangladesh, ils attendent une place en centre d’accueil de demandeurs d’asile ou à l’hôtel, comme le prévoit l’Union européenne, le temps que leur dossier de demande d’asile soit traité. « Ce n’est pas en vivant dans la rue qu’ils vont pouvoir faire valoir leurs droits en préfecture », s’énerve Geneviève Genève. Faute de moyens, les familles ont été accueillies dans un lieu occupé par le Centre social autogéré [3] proche de la rue Goudouli.
Un nouveau centre d’hébergement, entre incinérateur et quatre-voies
L’État a également fermé en novembre deux centres d’hébergements historiques, Lapujade et l’Hôtel-Dieu, ouverts à l’année. « Pour des raisons d’économie budgétaire, l’État a décidé d’ouvrir un grand centre d’hébergement, zone Thibault, à l’extérieur de la ville entre un incinérateur et une quatre-voies », explique Annabelle, porte-parole de l’occupation. Problème : les sans-abris ne se précipitent pas près du périphérique pour se faire héberger. « Ce sont des personnes qui ont des problèmes de santé, psychologiques ou psychiatriques, et qui ne sont pas capables, pour la plupart, de se repérer dans la ville, dans le temps. Et elles avaient bien identifié les deux anciens centres pour y dormir. » Les plus fragiles pouvaient trouver un ultime refuge à la Halte-Nuit, « un local avec quelques matelas, mais qui n’est pas un lieu d’hébergement ». Celui-ci a fermé ces portes le 31 mars, à la fin de la trêve hivernale.
Reçus à plusieurs reprises par le préfet ou un représentant du ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale pour demander une meilleure prise en charge, les militants toulousains ont entendu le même refrain : l’État est en faillite. Malgré des rallonges budgétaires octroyées en fin d’année 2010 grâce à des mobilisations, aucun engagement n’a été pris pour la suite. À titre d’exemple, la dotation régionale des Centres d’hébergement et de réinsertion sociale a diminué de 3,5% entre 2010 et 2011.
Le nouveau service d’orientation : une « usine à gaz »
Et ce n’est pas la création du Service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) qui va faire évoluer la situation ! Conçu pour fusionner les différents services de la veille sociale, il vise à concentrer les demandes d’hébergement dans un lieu unique pour mieux repérer les lits vacants dans les foyers. Une « usine à gaz », selon Pierre Cabanes, infirmier à l’Équipe mobile sociale et porte-parole du GPS. « Tous les partenaires se connaissent et travaillent déjà ensemble. On peut les regrouper mais ça existe de fait. » Une coquille vide, donc.
Bruno Garcia, le coordinateur de la veille sociale, y voit une rationalisation de « l’observation sociale ». En espérant que cette « observation » ne se transforme pas en contrôle social. Jusqu’à présent, les services toulousains se sont opposés à l’utilisation du logiciel informatique imposé par le ministère, qui rassemble les données personnelles des demandeurs d’hébergement. Non autorisé par la CNIL, il ne garantit pas la confidentialité des données. « Si les services de l’État y ont accès, ça devient un problème déontologique », constate le coordinateur du 115, tout en admettant que le SIAO permettrait une « meilleure équité dans l’attribution des places ». Seul hic : aucune place supplémentaire n’est prévue. 100 places ont fermé sur un parc de 400 places. « Ça creuse l’écart entre les appels et ce qu’on peut proposer aux personnes », poursuit Bruno Garcia.
Le management d’entreprise pour gérer le secteur social
Longtemps préservé, le secteur social est de plus en plus soumis à des impératifs de rentabilité. Si le phénomène s’accélère depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, la libéralisation des services débute avec la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) en 2001 ou encore la Directive européenne « Services » en 2006. « On est en guerre économique. Et dans l’action sociale, il y a du beurre à se faire », affirme sans détours le sociologue Michel Chauvière, auteur de Trop de gestion tue le social [4]. Il note beaucoup d’emprunts à la logique néolibérale anglo-saxonne. « Rationalisation, gouvernance, efficacité, évaluation » : le vocabulaire propre au management d’entreprise remplace lentement mais sûrement les principes d’éthique, de solidarité, d’engagement humain ancrés chez les professionnels du secteur social.
Un mécanisme rampant que le sociologue appelle la « chalandisation » du social. Avec, par exemple, le recrutement de gestionnaires issus d’école de commerce ou du secteur privé pour « optimiser » les structures d’accueil est révélateur. « Notre directeur général gérait des maisons de retraites privées, relate Patrice [5], moniteur-éducateur dans un foyer d’hébergement pour couple. Avec le même mode de communication : rigide et pyramidal. Alors même que notre principal outil est le dialogue et l’écoute, ils sont en mode "émission", pas "réception". Générant conflit et souffrance chez les acteurs de terrain. »
Vers un foyer « Ikea » ou « Darty » ?
Autre conséquence de la politique de restriction budgétaire : un changement du mode de financement. Les acteurs de terrain identifiaient un besoin, le budgétisaient et sollicitaient l’État. Aujourd’hui, l’État propose une enveloppe budgétaire pour un programme. Aux associations de répondre aux besoins avec ce financement. Devenues des sortes de « holding associatives » aux multiples domaines d’actions, ces dernières sautent ainsi sur les offres les plus lucratives, telle que le handicap, l’aide sociale ou l’autisme. Et tant pis pour l’urgence sociale.
« La stratégie annoncée par notre direction, c’est la réponse à des appels à projets, dans des domaines où l’association n’est pas présente. C’est une stratégie d’entreprise », poursuit Patrice. Le système de marchés publics ruine peu à peu l’idée de subvention par projets, au profit d’une mise en concurrence, où on va chercher le moins coûtant, constate le sociologue Michel Chauvière.
Les baisses actuelles de budget entraînent aussi une ouverture à d’autres sources de financement. Sponsorisation et mécénat permettent de combler le déficit financier des structures. « Rien ne nous empêche progressivement de voir apparaître à l’entrée du foyer une plaque "Ikea finance" ou "don de Darty", "don de Leroy-Merlin" », constate Patrice. Future réalité ou pur fantasme ? Ce scénario est plus que probable pour Michel Chauvière : « On est sûrement à la veille de ce type de financement. Aucune loi n’interdit de répondre à des appels d’offres. Qu’est-ce qui empêcherait ça ? »
De la précarité dans la précarité
En attendant les centres d’hébergement sponsorisés par des multinationales ou des PME locales, les places d’hébergement se font rares. « On aimerait bien avoir plus d’écoutants pour mieux répondre aux appels, mais ça ne sert à rien de décrocher plus d’appels si c’est pour ne rien proposer aux personnes », ironise Bruno Garcia. Sylvie, qui travaille au « 115 », parle de détresse psychologique, à force de ne rien offrir aux appelants et de laisser les gens dormir dehors. Le social devient une variable d’ajustement : il faut faire au mieux avec de moins en moins.
Patrice en fait l’expérience dans son foyer d’accueil d’urgence. Des plaques de peinture qui tombent, un plan de travail gorgé de salpêtre, une chambre froide à la température fluctuante. Le foyer manque d’argent, la mise aux normes des bâtiments d’hébergement n’est pas toujours d’actualité. Un travail à risque pour les travailleurs sociaux : une de ses collègues a failli mourir à cause d’un matériel défaillant. La direction ne s’est semble-t-il pas empressée de déclarer cet accident de travail. De « la précarité dans la précarité », résume Pierre Cabanes. « Moi qui travaille depuis dix ans sur la rue toulousaine, je n’ai jamais eu une situation aussi dramatique pour travailler. »
Les travailleurs sociaux ne sont pas toujours les premiers à se battre sur le front de leurs conditions de travail. « Le GPS n’a aucune revendication salariale, insiste Sylvie de la veille sociale. On demande des moyens pour faire notre travail. » « Il faut attendre qu’on soit au pied du mur avant de bouger », renchérit Patrice. « Pour nos propres conditions de travail, il y a beaucoup moins d’organisation, on se mobilise au coup par coup. Vu qu’on a la tête dans le guidon, on a tendance à perdre de la vigilance par rapport à ça. » Difficile aussi de se mobiliser quand chaque établissement ne connaît pas la dotation allouée par l’État. En avril dernier, les syndicats du secteur ont appelé à une mobilisation à Paris pour réclamer une valorisation des salaires et des conditions. Pierre Cabanes y voit une évolution. « Au début, on luttait pour avoir un peu plus de dispositifs, maintenant on lutte pour garder ce qu’on a. »
Vers une « déprofessionnalisation » des salariés ?
Patrice le constate amèrement. « On fait de la "mise à l’abri". Mais écouter, réconforter, rassurer des personnes brisées psychologiquement, en état de choc, ça nous est difficile de le faire aujourd’hui, on le bâcle. Ce n’est pas satisfaisant et ça génère une frustration, une souffrance dans notre travail. » Avec deux encadrants en soirée pour 43 hébergés, l’accompagnement de ces derniers – qui est pourtant au cœur du métier – passe souvent à la trappe. En effectif réduit, il n’y a plus de budget de remplacement pour la récupération de jours fériés ou congés annuels. Beaucoup de travailleurs rognent leur repos hebdomadaire et augmentent leur amplitude horaire. « Avant, on était trois en soirée. Une personne qui était en arrêt de travail, en congés ou en récupération de jour férié, était systématiquement remplacée », se souvient Patrice. Idem au foyer toulousain Riquet qui accueille 40 hommes, femmes et couples, avec un seul éducateur la nuit, au lieu de deux.
Une tendance générale selon Benoît Casa, éducateur et membre du syndicat SUD-Collectivités territoriales. « Tous les ans, c’est l’incertitude dans chaque établissement, quant aux licenciements éventuels à venir. » Selon Michel Chauvière, le nombre absolu de travailleurs sociaux ne décline pas réellement, mais sa part relative dans la masse salariale du secteur diminue. Le risque ? Une « déprofessionalisation des travailleurs sociaux », avec le développement des emplois précaires, le remplacement des éducateurs spécialisés par des moniteurs-éducateurs ou des veilleurs de nuit... « On l’entend dans la bouche de certains élus : "Pour faire ce qu’ils font, pas besoin d’avoir un Bac+2..." »
Malgré cette situation critique, le Groupement pour la défense du travail social et ses sympathisants poursuivent leur mobilisation. La préfecture a été déboutée de sa demande d’évacuation le 10 mai par le tribunal administratif. Elle a renoncé à faire évacuer le bâtiment réquisitionné dans la rue Goudouli. Cynisme de la situation, les murs du logement occupé par les travailleurs sociaux appartiennent au ministère de la Solidarité et de la Cohésion sociale. Une table-ronde s’est tenue début juin réunissant autorités publiques et financeurs potentiels, pour la création d’un éventuel nouveau lieu d’accueil. De là à ce qu’il soit estampillé Ikea ou Casino…
Ludo Simbille
Photos : © Éric Garault
Notes
[1] qui regroupe le 115, une permanence pour sans-abris et l’Équipe Mobile sociale[2] article L 345-2
[3] Collectif pour la Réquisition, l’Entraide et l’Autogestion- Centre Social Autogéré
[4] Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2007.
[5] Certains prénoms sont modifiés
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