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06/04/2011

Une journaliste dénonce une censure des labos dans la presse médicale

L'affaire du Mediator a montré les liens parfois trop proches que peuvent entretenir un grand laboratoire pharmaceutique comme Servier et les autorités de santé. Mais l'influence des labos peut s'exercer aussi dans un autre domaine : celui de la presse médicale.
Voici quelques jours, Virginie Bagouet a quitté Impact médecine après des mois de conflit avec sa hiérarchie. Elle travaillait depuis février 2008 dans ce magazine spécialisé à destination des généralistes. Mardi 5 avril, elle est auditionnée par la mission commune d'information du Sénat sur le Mediator.
Mails et pièces à l'appui, la journaliste dénonce en effet des censures, explicites ou implicites, de son travail, notamment par rapport à Servier.  Le journal, lui, estime avoir "respecté l'éthique".
ARTICLES EN RELECTURE CHEZ SERVIER ?
Craignant les foudres du laboratoire, l'un des principaux annonceurs de l'hebdomadaire, la rédaction en chef aurait ainsi, selon l'ex-salariée, refusé de parler du livre du docteur Irène Frachon, Mediator 150 mg, combien de morts ? (Dialogues.fr, 2010).
Même après l'étude de la Caisse nationale d'assurance-maladie sur ce médicament, qui confirmait, en octobre 2010, les craintes du Dr Frachon, Impact médecine n'a pas fait état de ces critiques. "Notre rédactrice en chef a accepté qu'une des journalistes fasse un article. Mais son papier, très factuel, n'a finalement pas été publié. Raison invoquée par la rédaction en chef : 'C'est trop sensible''', raconte encore Virginie Bagouet.
Interrogée par Le Monde.fr, la directrice de la rédaction d'Impact Médecine, Anne Prigent, relativise : "C'est vrai, nous n'en avons pas parlé, mais comme l'ensemble de la presse. Nous n'avons pas de rubrique 'Livres' et nous ne voyions pas la nécessité, à sa sortie en juin 2010, de revenir sur cette affaire, puisque le Mediator a été interdit en 2009".  Elle dément toute "censure", "à moins que vous appeliez censure la réécriture d'articles mal construits", et dénonce un "mauvais procès".
"NOUS NE SOUHAITONS PAS VOIR FIGURER LE GRAPHIQUE"
Autre exemple cité par la journaliste, qui concerne toujours le laboratoire Servier : "J'ai été envoyée, fin août 2010, suivre un congrès de cardiologie à Stockholm, où était présentée une étude importante de Servier sur un de ses médicaments, le Procoralan. L'article que j'ai écrit a été envoyé en relecture à Servier pour 'validation scientifique'", se souvient la journaliste.
"J'étais en copie des mails, j'ai vu la relecture par le laboratoire. Des modifications ont été apportées, dont une erreur." Et lorsque la journaliste demande à sa rédactrice en chef des explications, Virginie Bagouet indique qu'elle s'est vu répondre : "Servier est content".
Anne Prigent réfute en bloc : "Nous ne faisons pas valider nos articles par Servier, ni par aucun autre laboratoire. Il peut arriver qu'il y ait relecture, au niveau scientifique, par des experts, pour des précisions techniques. Les conférences sont souvent en anglais et on décrit rapidement des choses complexes, qui peuvent nécessiter des éclaircissements." Contacté, le laboratoire Servier n'a pas souhaité répondre aux questions du Monde.fr
Pourtant, des échanges de mails que Le Monde.fr a pu consulter posent question. On y constate qu'une directrice de clientèle d'Impact Médecine est en relation régulière avec un cadre de Servier à propos d'articles à paraître. "Pour la relecture, êtes-vous là vendredi ?", lui demande-t-elle. Ce dernier répond : "N'hésitez pas à m'envoyer les articles à relire." Quelques mails plus tard, il écrit à la directrice de clientèle : "Je vous confirme que nous ne souhaitons pas voir figurer le graphique."
"LES RÉDACTIONS SE METTENT AU SERVICE DES LABOS"
Pour expliquer les censures qu'elle dénonce, Virginie Bagouet avance une raison avant tout économique. "Je n'ai pas le chiffre précis mais la publicité des laboratoires représente l'essentiel des revenus de la revue", précise la journaliste qui poursuit : "A chaque fois qu'on a voulu parler du Mediator, on nous a répondu que, la dernière fois que le journal avait critiqué Servier, celui-ci n'avait plus commandé de publicité durant six mois, mettant en péril les finances."
Le député PS Gérard Bapt, président de la mission d'information parlementaire sur le Mediator, a reçu Virginie Bagouet. Il se dit "scandalisé". Et tout particulièrement par un épisode cité par la journaliste : à l'occasion d'un dossier sur la rhumatologie, la moitié de son article a été, selon elle, réécrit. Dans un autre cas, un autre article, vantant les mérites d'un médicament de Servier, a été inséré à son insu.
L'article était signé d'un prête-nom : une certaine Claire Bonnot. Une signature utilisée, d'après la journaliste, pour les articles vantant les produits du laboratoire. "C'est faux, répond la directrice de la rédaction, Anne Prigent. Claire Bonnot est un pseudonyme utilisé depuis des années pour les articles écrits ou modifiés par la direction de la rédaction, en aucun cas uniquement pour Servier."
"En commission, les responsables d'Impact Médecine nous ont assuré que cette  personne existait, qu'il s'agissait d'un article écrit de manière indépendante. En fait c'était faux, tout avait été relu et corrigé chez Servier", fustige Gérard Bapt, furieux de ce "chantage à la pub". "Les rédactions se mettent au service des labos parce qu'il faut vivre", constate l'élu, qui estime que la pratique touche la plupart des journaux spécialisés à destination des médecins.
"LES MÊMES PRESSIONS DANS TOUTE LA PRESSE"
Si Virigine Bagouet a quitté la revue, elle ne se fait pas d'illusion : "Je pense que j'aurai du mal à retrouver un travail dans la presse médicale, sourit-elle. Je n'ai pas eu à pâtir de ce genre de pratique avec d'autres laboratoires, mais je sais que cela existe." Et d'ajouter : "Servier a un mode de communication un peu archaïque, les autres sont plus subtils dans leurs techniques de communication."
Et le problème de fond demeure : "La crise rend cette presse encore plus dépendante des annonceurs." Même un scandale comme celui du Mediator ne suffit pas à ébranler ce rapport de force. "Ce qui m'a décidé à témoigner, c'est de voir la presse médicale nier en bloc et jouer la vertu. C'est grave", estime la jeune femme.
Pour Anne Prigent, "les pressions dans la presse médicale sont les mêmes que dans toute la presse. Nous y répondons de la même manière. Les labos sont nos annonceurs principaux, c'est clair. Mais on fait notre travail avec éthique."
Gérard Bapt, lui, se montre pessimiste : "Il est difficile d'encadrer les pratiques de la presse médicale. On évoque la possibilité d'imposer des espaces de publication pour les agences officielles mais cela n'aura pas un impact énorme. Ce sont les instances de régulation de la publicité qui devraient agir." L'élu souhaite toutefois que ces expériences incitent les médecins à prendre du recul lors de la lecture de ces revues,"qui ne sont bien souvent que du matraquage pour certains produits".
Samuel Laurent

http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/une-journaliste-denonce-une-censure-des-labos-dans-la-presse-medicale_1502656_3224.html

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