ROMAIN HURET, HISTORIEN DES ÉTATS-UNIS (*).
«Vous ne pouvez pas vous permettre d’avoir un ouragan quand vous gagnez sept ou huit dollars par jour », déplore l’un des personnages du beau livre de Zora Neale Hurston, Their Eyes Were Watching God (1937). Les récentes catastrophes à Haïti et au Japon ont confirmé la véracité de tels propos : les pauvres et les populations vulnérables paient le plus lourd tribut. Le cas de l’ouragan Katrina, qui dévasta La Nouvelle-Orléans en Louisiane, en août 2005, est à ce titre emblématique. Alors que les élites et les classes moyennes quittèrent la ville dès l’arrivée de l’ouragan, les plus démunis y restèrent et devinrent très vite prisonniers de l’inondation qui s’ensuivit. Dans une ville inondée, ils comprirent qu’ils étaient peu de chose. « J’ai compris qu’être pauvre, cela voulait dire ne pas être citoyen », constate avec tristesse et amertume un habitant de la ville. Appelés « réfugiés » par l’État américain, soupçonnés d’avoir accompli les pires turpitudes pendant la longue semaine où la ville fut coupée du monde, les pauvres prennent la parole dans l’espace public pour raconter les longues journées passées au milieu des eaux, les semaines d’errance à la recherche d’un abri et les mois d’interrogation sur l’éventualité d’un retour. Pour beaucoup d’Américains, l’ouragan Katrina fut un moment de « redécouverte » de la pauvreté dans leur pays. Si les journalistes et les chercheurs en sciences sociales avaient multiplié les écrits pour détailler la dégradation des indicateurs sociaux depuis la lente dislocation des dispositifs d’aide, la catastrophe donna à voir cette face cachée de façon brutale, sans le filtre adoucisseur des médiateurs culturels. Vieilles femmes édentées, clochards, jeunes gens en perdition apparurent sur les écrans de télévision, dans des postures semblables à celles rencontrées sous la plume de l’écrivain William T. Vollmann, si habile à présenter l’Amérique miséreuse des petits Blancs pauvres (white trash) et des citoyens de seconde zone (underclass), majoritairement afro-américains, vivant dans les ghettos. Beaucoup de commentateurs se posèrent une question simple au lendemain de la catastrophe : pourquoi les populations n’ont-elles pas quitté la ville dès l’annonce de la violence de l’ouragan et l’ordre d’évacuation ? Une étude conduite dans un refuge du Texas auprès d’habitants, évacués tardivement, répond en partie à cette question : moins d’un tiers reconnaissent avoir sous-estimé la force de l’ouragan. Dans ce cas, ils évoquent les contraintes liées au départ, l’habitude d’affronter les ouragans, la volonté de ne pas abandonner leurs maisons ou leurs animaux domestiques et, enfin, la confiance réelle dans la capacité des digues à protéger la ville. Cependant, pour la grande majorité des gens qui s’installent dans le Superdome ou restent dans leurs maisons, les raisons sont liées à l’environnement social. Le départ suppose tout d’abord la possession d’un véhicule. Selon les données du recensement de 2000, environ 110 000 personnes à La Nouvelle-Orléans n’en possèdent pas. Au cas où, le système de transport de bus public n’aurait pu transporter que 10 % de la population totale. Cette raison basique explique la décision d’environ un tiers de la population de rester dans la ville. Même pour ceux qui possèdent un véhicule, le coût de l’évacuation en essence et logement a expliqué la décision. La faiblesse des réseaux familiaux explique également l’absence d’évacuation. Contrairement aux classes moyennes, la sociabilité (famille, amis) des pauvres est liée à l’enracinement local et rend difficile le processus d’évacuation. Dans ces conditions, l’ouragan et l’inondation ne déclenchent pas une quelconque injustice sociale ; ils ne font qu’en révéler l’existence. La prise de conscience est très douloureuse pour les pauvres eux-mêmes. En quelques heures, ils comprennent qu’ils sont bien peu de chose, un peu moins encore qu’ils ne le croyaient. Le documentaire Trouble the Water (2008) narre les pérégrinations de trois représentants de l’underclass. La perte de citoyenneté devient évidente pour l’un d’eux. Drogué, sans domicile fixe, il ne peut prétendre aux aides de la Federal Emergency Management Agency car il ne possède ni adresse ni papier. Son dernier « domicile », un centre de désintoxication, a été détruit par l’inondation. Dans le désordre de l’évacuation, il se découvre un sans-papiers dans son propre pays. À plus d’un titre donc, la catastrophe révèle toujours la part d’ombre sociale de nos sociétés. Au-delà des réflexes humanitaires, elle rappelle à chaque citoyen le poids des injustices sociales contemporaines.
(*) Membre de l’Institut universitaire de France, auteur de Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres (2010).
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