Alain Garrigou
De plus en plus de sondages effectués par Internet sont publiés sans que la méthode soit mentionnée. Pour leurs organisateurs, le tour serait joué : ces sondages seraient comme les autres. On en oublie du coup que ceux-ci ont été très contestés. Longtemps, des instituts les refusaient ou, en tout cas, ne les utilisaient pas pour les sondages politiques. OpinionWay, le premier à pratiquer cette technique en France, a été beaucoup critiqué — notamment parce que la baisse des coûts, une stratégie agressive et le soutien politique de l’Elysée lui ont permis de prendre la place de ses concurrents sur TF1, LCI et Le Figaro. Quand éclata l’affaire des sondages de l’Elysée, à la suite du rapport de la Cour des comptes de juillet 2009, ce fut, de la part de ses concurrents, un déchaînement d’hostilité. Haro sur OpinionWay. Toutefois, soucieux d’afficher leur modernisme, ces concurrents insistèrent sur le fait qu’ils maîtrisaient bien la technique, mais ne l’utilisaient pas pour les sondages politiques. Depuis, ils se sont rattrapés. Comme inexorablement, les sondages en ligne s’imposent donc. Les plus prudents avaient jugé qu’il était un peu tôt car, comme cela avait été le cas pour le téléphone, l’équipement des ménages en matière de connexion à Internet était encore insuffisant. Un an plus tard, il faut croire que ce n’est plus le cas.
Ce n’est évidemment pas l’explication de la généralisation rapide des sondages en ligne. La véritable raison en est plutôt à chercher du côté de l’augmentation des non-répondants, longtemps déniée au nom d’un mythe des sondages comme instrument de la démocratie — il fallait que les citoyens soient ravis d’être sondés. Les premiers critiques à avoir signalé la hausse de la proportion des non répondants furent vertement rabroués. A la limite pouvait-on leur concéder qu’il était plus difficile de joindre les gens par téléphone du fait de l’expansion du télémarketing et de l’usage du téléphone portable, mais il n’était pas question d’admettre que de plus en plus de gens refusaient de répondre parce qu’ils n’avaient pas le temps, que les coups de téléphone les agaçaient, voire qu’ils détestaient les sondages… On risquait fort alors d’être insulté.
Pourtant, le constat était parfaitement accepté ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, et reconnu par la commission des sondages. Il est vrai que la reconnaissance publique de ce constat risquait d’accroître encore un peu les coûts de l’enquête. Or Internet, selon une logique industrielle ou commerciale, est une manière d’externaliser le travail en le confiant aux enquêtés, comme on met des caisses automatiques dans les supermarchés ou des pompes automatiques dans les stations services ; le prix de revient est sensiblement diminué. Une question posée en ligne vaut environ 700 euros, quand elle en vaut 1500 en face-à-face et 1000 par téléphone. A ce compte, les entreprises de sondage peuvent bien offrir 7000 euros de loterie à gagner aux membres de leur panel, comme Harris Interactive, ou un appareil photo numérique, comme Ipsos…
A cause de la stratégie offensive d’OpinionWay et de l’affaire des sondages de l’Elysée, le sondage en ligne s’imposa moins discrètement que les professionnels ne l’auraient souhaité. Un petit incident de parcours. Enfin presque.
La polémique sur les deux sondages Harris Interactive publiés par Le Parisien les 6 et 8 mars 2011 concernait la place faite à Marine Le Pen, mais pas la banalité des enquêtes par Internet. Ils montrent pourtant à nouveau que les sondages en ligne ne sont pas des sondages comme les autres. Et même plus clairement qu’ils ne sont pas des sondages. Ils sont une supercherie à deux titres.
1/ Le registre technique
— Les questionnaires par Internet ne sont pas représentatifs. Ils reposent sur un échantillon spontané, c’est-à-dire sur des volontaires pour répondre aux questions (autodéclarations). Le redressement postérieur n’a aucune rigueur parce que les internautes ne sont pas des individus pris au hasard mais des personnes qui répondent dans un but précis : participer à une loterie afin d’obtenir une gratification, ou par conviction, pour faire passer un message. L’objection à l’usage d’Internet n’est donc pas le taux d’équipement socialement inégal, comme cela avait été le cas pour le téléphone, mais la non observation des critères fondamentaux de représentativité (différemment des échantillons obtenus par la méthode des quotas ou aléatoire).
— L’enquête en ligne ne permet pas de connaître le répondant. Cette énorme lacune reste pourtant méconnue. Autrement dit, dans un panel d’internautes, le répondant peut ne pas être le titulaire de l’adresse mail qui est requise par le sondeur pour en faire partie, mais un membre quelconque de son foyer ; n’importe qui peut répondre à sa place, par exemple pour jouer à la loterie ou, pire, pour truquer le sondage — comme nous en avons fait l’expérience en répondant plusieurs fois au même sondage avec des adresses mails différentes, à partir d’ordinateurs différents et d’endroits différents (cafés équipés de bornes wifi avec des adresses IP différentes).
— Il y a plus dangereux que de jouer à la loterie. Il est possible qu’un groupe politique « pirate » un questionnaire. La constitution du panel d’internautes est laissée dans l’ombre. On sait cependant que l’inscription sur les panels reprend en gros le système le plus archaïque du bouche à oreille entre amis ou connaissances.
— Les sondages en ligne sont rémunérés, même s’il s’agit de loteries qui visent à atténuer le caractère intéressé des réponses. Il faut savoir que beaucoup d’internautes mentent sciemment pour tenter de gagner. L’Esomar, organisation européenne des entreprises de marketing, a même chiffré à 54 % la proportion de ceux qui l’admettent (What’s New In Marketing, juin 2006). C’est un sérieux biais méthodologique, mais le préjudice démocratique est encore plus grave.
2/ Le registre politique
— Peut-on accepter que l’opinion politique soit ainsi marchandisée ? L’alibi ludique est en effet parfaitement hypocrite puisque la voie est ouverte pour un paiement futur non déguisé. Il faut dire ici de manière catégorique que la gratification des sondages en ligne sous forme de loterie n’est qu’une étape provisoire qui préfigure le paiement direct de l’opinion. Des internautes inscrits sur des panels se plaignent déjà de l’opacité des procédures de gratification, en faisant savoir qu’ils n’ont jamais gagné. Les loteries auront donc un rendement décroissant qui fera franchir le pas de la rémunération à la pièce par une entreprise, puis une autre et ainsi de suite. Le doigt est déjà mis dans l’engrenage. Or le principe démocratique instauré au XIXe siècle est celui de la gratuité de l’opinion politique. Il s’est même instauré contre l’intérêt quand on sait qu’en matière de vote, le suffrage universel a été édifié contre le suffrage censitaire. Il faut peu de mémoire pour ne pas s’en apercevoir.
— Il n’est plus personne aujourd’hui pour nier que les sondages politiques participent à la sélection du personnel politique et plus précisément à la désignation des candidats à l’élection présidentielle. Comment l’argent de la rémunération des sondés peut-il intervenir sans entacher gravement la légalité des élections et, déjà, la légitimité des futurs élus ? Les lois électorales des pays occidentaux démocratiques ont éliminé l’argent des élections au XIXe siècle et au début du XXe. Il est étonnant que personne ne s’avise de la dérive qui amène les sondeurs à violer le droit électoral sans être sanctionnés. Les sénateurs ont cependant compris la menace qui pèse sur la légitimité des élus, et adopté, le 14 février 2011, une « proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral [1]. ». En attendant les députés ? L’Assemblée nationale vient en effet d’inscrire à son ordre du jour le débat sur la proposition de loi sénatoriale. Sur cette affaire, les élus sont déjà très pressés par les sondeurs. Au moins ne subissent-ils pas de résultats de sondages. Les sondeurs ont-ils pensé à soumettre la question ? Un sondage sur la réforme des sondages… Bien sûr, ce n’est que de l’humour.
Ce n’est évidemment pas l’explication de la généralisation rapide des sondages en ligne. La véritable raison en est plutôt à chercher du côté de l’augmentation des non-répondants, longtemps déniée au nom d’un mythe des sondages comme instrument de la démocratie — il fallait que les citoyens soient ravis d’être sondés. Les premiers critiques à avoir signalé la hausse de la proportion des non répondants furent vertement rabroués. A la limite pouvait-on leur concéder qu’il était plus difficile de joindre les gens par téléphone du fait de l’expansion du télémarketing et de l’usage du téléphone portable, mais il n’était pas question d’admettre que de plus en plus de gens refusaient de répondre parce qu’ils n’avaient pas le temps, que les coups de téléphone les agaçaient, voire qu’ils détestaient les sondages… On risquait fort alors d’être insulté.
Pourtant, le constat était parfaitement accepté ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, et reconnu par la commission des sondages. Il est vrai que la reconnaissance publique de ce constat risquait d’accroître encore un peu les coûts de l’enquête. Or Internet, selon une logique industrielle ou commerciale, est une manière d’externaliser le travail en le confiant aux enquêtés, comme on met des caisses automatiques dans les supermarchés ou des pompes automatiques dans les stations services ; le prix de revient est sensiblement diminué. Une question posée en ligne vaut environ 700 euros, quand elle en vaut 1500 en face-à-face et 1000 par téléphone. A ce compte, les entreprises de sondage peuvent bien offrir 7000 euros de loterie à gagner aux membres de leur panel, comme Harris Interactive, ou un appareil photo numérique, comme Ipsos…
A cause de la stratégie offensive d’OpinionWay et de l’affaire des sondages de l’Elysée, le sondage en ligne s’imposa moins discrètement que les professionnels ne l’auraient souhaité. Un petit incident de parcours. Enfin presque.
La polémique sur les deux sondages Harris Interactive publiés par Le Parisien les 6 et 8 mars 2011 concernait la place faite à Marine Le Pen, mais pas la banalité des enquêtes par Internet. Ils montrent pourtant à nouveau que les sondages en ligne ne sont pas des sondages comme les autres. Et même plus clairement qu’ils ne sont pas des sondages. Ils sont une supercherie à deux titres.
1/ Le registre technique
— Les questionnaires par Internet ne sont pas représentatifs. Ils reposent sur un échantillon spontané, c’est-à-dire sur des volontaires pour répondre aux questions (autodéclarations). Le redressement postérieur n’a aucune rigueur parce que les internautes ne sont pas des individus pris au hasard mais des personnes qui répondent dans un but précis : participer à une loterie afin d’obtenir une gratification, ou par conviction, pour faire passer un message. L’objection à l’usage d’Internet n’est donc pas le taux d’équipement socialement inégal, comme cela avait été le cas pour le téléphone, mais la non observation des critères fondamentaux de représentativité (différemment des échantillons obtenus par la méthode des quotas ou aléatoire).
— L’enquête en ligne ne permet pas de connaître le répondant. Cette énorme lacune reste pourtant méconnue. Autrement dit, dans un panel d’internautes, le répondant peut ne pas être le titulaire de l’adresse mail qui est requise par le sondeur pour en faire partie, mais un membre quelconque de son foyer ; n’importe qui peut répondre à sa place, par exemple pour jouer à la loterie ou, pire, pour truquer le sondage — comme nous en avons fait l’expérience en répondant plusieurs fois au même sondage avec des adresses mails différentes, à partir d’ordinateurs différents et d’endroits différents (cafés équipés de bornes wifi avec des adresses IP différentes).
— Il y a plus dangereux que de jouer à la loterie. Il est possible qu’un groupe politique « pirate » un questionnaire. La constitution du panel d’internautes est laissée dans l’ombre. On sait cependant que l’inscription sur les panels reprend en gros le système le plus archaïque du bouche à oreille entre amis ou connaissances.
— Les sondages en ligne sont rémunérés, même s’il s’agit de loteries qui visent à atténuer le caractère intéressé des réponses. Il faut savoir que beaucoup d’internautes mentent sciemment pour tenter de gagner. L’Esomar, organisation européenne des entreprises de marketing, a même chiffré à 54 % la proportion de ceux qui l’admettent (What’s New In Marketing, juin 2006). C’est un sérieux biais méthodologique, mais le préjudice démocratique est encore plus grave.
2/ Le registre politique
— Peut-on accepter que l’opinion politique soit ainsi marchandisée ? L’alibi ludique est en effet parfaitement hypocrite puisque la voie est ouverte pour un paiement futur non déguisé. Il faut dire ici de manière catégorique que la gratification des sondages en ligne sous forme de loterie n’est qu’une étape provisoire qui préfigure le paiement direct de l’opinion. Des internautes inscrits sur des panels se plaignent déjà de l’opacité des procédures de gratification, en faisant savoir qu’ils n’ont jamais gagné. Les loteries auront donc un rendement décroissant qui fera franchir le pas de la rémunération à la pièce par une entreprise, puis une autre et ainsi de suite. Le doigt est déjà mis dans l’engrenage. Or le principe démocratique instauré au XIXe siècle est celui de la gratuité de l’opinion politique. Il s’est même instauré contre l’intérêt quand on sait qu’en matière de vote, le suffrage universel a été édifié contre le suffrage censitaire. Il faut peu de mémoire pour ne pas s’en apercevoir.
— Il n’est plus personne aujourd’hui pour nier que les sondages politiques participent à la sélection du personnel politique et plus précisément à la désignation des candidats à l’élection présidentielle. Comment l’argent de la rémunération des sondés peut-il intervenir sans entacher gravement la légalité des élections et, déjà, la légitimité des futurs élus ? Les lois électorales des pays occidentaux démocratiques ont éliminé l’argent des élections au XIXe siècle et au début du XXe. Il est étonnant que personne ne s’avise de la dérive qui amène les sondeurs à violer le droit électoral sans être sanctionnés. Les sénateurs ont cependant compris la menace qui pèse sur la légitimité des élus, et adopté, le 14 février 2011, une « proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral [1]. ». En attendant les députés ? L’Assemblée nationale vient en effet d’inscrire à son ordre du jour le débat sur la proposition de loi sénatoriale. Sur cette affaire, les élus sont déjà très pressés par les sondeurs. Au moins ne subissent-ils pas de résultats de sondages. Les sondeurs ont-ils pensé à soumettre la question ? Un sondage sur la réforme des sondages… Bien sûr, ce n’est que de l’humour.
Notes
[1] Dont on trouvera le texte sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/tas10-063.html
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