Je suis parti à Sochaux en 1969. J’avais fait des études au CET du Maupas, à Cherbourg. Peugeot, Citroën, Moulinex embauchaient les gens qui sortaient de formation professionnelle. Les sergents recruteurs de l’époque faisaient les tours des CET. J’avais 18 ans. Je me suis installé dans un foyer de jeunes travailleurs, le cursus normal d’un jeune ouvrier déplacé à l’époque. Je suis devenu militant un mois et demi après être entré à l’usine. J’y suis resté parce que le militantisme me paraissait plus important que le reste, c’était une époque, après Mai 68.
J’ai eu une chance dans ma vie, c’est, à partir de 1969, de travailler dans le groupe Medvekine. Je reste un des membres encore présents à l’usine, je suis le dernier, je crois. J’ai traversé toute cette période de ma jeunesse, jusqu’à 30 ans, avec ces gens, cinéastes, techniciens du cinéma, ce qui m’a permis d’avoir des rencontres différentes de celles d’un jeune ouvrier normal. J’avais beaucoup plus de contacts vers l’extérieur. J’ai milité, j’ai été longtemps élu comme délégué du personnel. J’ai arrêté de militer de cette façon-là parce que je m’y sentais à l’étroit. J’ai commencé à travailler avec Michel Pialoux et Stéphane Beaud sur des études sociologiques. Cela s’appelait « Chroniques Peugeot ». On faisait ça dans Actes de la recherche en sciences sociales, de Bourdieu [1]. J’ai travaillé avec tous ces gens. Je continue encore à travailler avec eux puisque nous avons un livre qui doit paraître en mars, qui s’appelle Résister à la chaîne, chez Agone.
Je suis toujours resté à l’usine. Il y a eu des moments où j’ai eu envie de la quitter, où on m’a proposé de la quitter pour travailler dans des conseils généraux, dans ces trucs à trajectoire militante normale de l’époque. J’ai toujours refusé. J’ai une espèce d’attachement à cette usine, pas sentimental, mais je fonctionne bien intellectuellement dedans, c’est mon cadre, c’est là que la vie se passe. Je n’ai pas trop mal vécu l’usine. L’histoire de l’usine, c’est une histoire de haine et d’amour. J’aime bien l’usine dans ses rapports sociaux, ce qu’on peut faire comme découverte et, en même temps, je hais l’usine dans ses moments répressifs ou cette pression considérable, qui s’exerce forcément sur les plus petits, ceux qui ne sont pas diplômés, ceux qui sont en bas de l’échelle. Il y a cette haine de l'usine et cette tendresse pour ce milieu ouvrier que j’aime bien.
Je suis passé ouvrier professionnel tôlier retoucheur il y a une dizaine d’années. Tant qu’il y avait la répression syndicale féroce, j’étais resté OS. Je travaillais toujours en chaîne. Il y a une dizaine d’années, quand il y a eu des grands procès pour discrimination syndicale, on m’a proposé de passer professionnel. Pendant trente ans, j’ai été OS sur les chaînes. C’est terrible de travailler en chaîne. Mais ce n’était pas terrible parce qu’on savait pourquoi, parce qu’on avait un engagement syndical. Je n’étais pas en mission, je ne suis pas prêtre. Mais je savais très bien qu’en militant, c’était comme ça.
L’usine à Sochaux en 1970, c’est 45 000 personnes. En 2011, on n’est plus que 12 000. Tout est passé à la sous-traitance. Si on regarde le nombre d’emplois sur le bassin industriel du Pays de Montbéliard, à 5 000 près, il y a autant de personnes qui travaillent. Sauf que les gens qui travaillaient à l’usine travaillent maintenant chez les sous-traitants, avec des salaires amoindris, beaucoup d’intérim, et des libertés syndicales, politiques et même de déplacement à l’intérieur de leur propre usine très réduites. La pression est très forte. Il y a beaucoup d’immigration, beaucoup de femmes isolées, des horaires de travail impossibles. C’est de cette manière que s’est traduit la transformation du tissu industriel dans la région. Et en même temps on a assisté à une espèce de ringardisation des ouvriers. Il arrivait des militants dans la gauche traditionnelle, très différents, très carriéristes. Les ouvriers, on les a mis en marge dans les prises de décisions, on ne les a même plus consultés, en disant qu’on ne comprenait plus rien, dépossédés par la technique, par l’informatique qui se mettait en place.
Chaque homme porte en lui une somme de révolte. Révolté par ce qu’on voit, ces attaques répétées sur les plus pauvres, les plus démunis. Faire payer les pauvres, c’est ça le vrai problème. Il est déjà dans la mise en route de cette Europe qu’on nous a bien vendue comme étant un lieu social. Or, on s’est aperçu qu’il s’agit de faire baisser nos salaires pour augmenter un peu ceux des pays de l’Est, des pays asiatiques. Et tout ça avec un désengagement de l’État.
Moi, je suis resté dans une logique où l’État doit être protecteur parce que lui seul peut réguler un marché qui est dans une recherche de profit épouvantable. Ce mouvement de révolte, les organisations comme le Front de Gauche en sont un peu l’aiguillon qui permet d’emmener un débat un peu différemment. Je ne suis pas adhérent au Front de Gauche, je ne suis pas adhérent au parti communiste. Politiquement, je ne suis engagé nulle part. Mais je participe à des débats parce que ça me semble nécessaire qu’il y ait des paroles ouvrières qui soient données. Parce que ça fait longtemps que le parti socialiste a abandonné l’idée des ouvriers. Les socialistes préfèrent même, à la limite, que les ouvriers n’aillent pas voter. Et ils restent entre eux, petits technocrates, petits énarques, tranquilles, en faisant leurs salades, tout ça en oubliant la réalité sociale du mal-être, du mal-vie. Moi, ça me rend profondément triste.
La difficulté est créée par un type de société qui a été mis en place, l’endettement des ménages, cette façon de prêter du fric facilement aux gens et les tenir coincés par un crédit. On dégrade l’habitat social. Dans le pays de Montbéliard, il y a des grands ensembles qui ont été bâtis dans les années 1970, 1975, pour accueillir tous ces ouvriers, on les a laissés se dégrader d’une façon épouvantable, on a mélangé tous les travailleurs qui pouvaient venir, Marocains, Turcs, Yougoslaves, et on a permis à ceux qui travaillaient encore un peu de bâtir une maison, pas un château, une petite maison. Mais il faut rembourser et ça, c’est la corde au cou. D'une classe ouvrière qui était locataire dans les années 1970, on est passé à une France de petits ouvriers propriétaires de petites maisons, mais avec un endettement considérable. Ils ne peuvent plus se permettre de manquer seulement une journée de travail, de débrayer une heure parce que la pression est trop forte. Le système du mérite a été mis en place, il ne faut pas manquer, il faut toujours être servile pour pouvoir bénéficier d’une petite augmentation de 15 ou 20 euros, ce qui permet de mettre un peu de beurre dans les épinards. C’est toute la société qui est transformée. Cela ne s’est pas opéré comme ça, indépendamment de tout. Il y a eu une réflexion politique pour arriver à cet état de fait. On endette les ouvriers. Les gens sont très révoltés et ne voient plus comment s’organiser.
En même temps, on a bien vu pour les retraites que rien n’était si simple, on a assisté à des mobilisations importantes, avec des soutiens populaires importants des gens qui ne pouvaient pas faire grève qui étaient tout à fait solidaires. Ce que je crains plutôt, avec l’attitude de Sarkozy et du parti socialiste, c'est qu'on arrive à un vrai vote d’extrême droite. Ce qui fait très peur. Chez les ouvriers, à force de voir le parti socialiste s’entre déchirer entre des Vals et des Hollande, des Royal et des Strauss-Kahn, on se dit « Tous pourris, autant voter extrême ». C’est ça le danger, c’est pour ça que le Front de Gauche a son intérêt, qui est de contrebalancer toutes ces idées préconçues. Avoir des valeurs de gauche, c’est avoir des valeurs de solidarité, sentimentales, éthiques, qui sont complètement différentes.
J’ai 60 ans, je pars en retraite au mois de mai. À Montbéliard, il y a un grand musée sur l’automobile. Peugeot présente ses merdes, ses vieilles bagnoles, aux touristes. Il m’a toujours semblé anormal qu’il n’y ait pas un musée de l’histoire sociale de l’usine. C’est bien joli, les bagnoles, mais il y a eu des centaines de milliers de gens qui y ont travaillé dans cette usine. J’aimerais bien qu’un jour leur histoire sociale y soit montrée, développée, analysée, toute cette histoire de grèves, de malentendus, de répression, de collaboration pendant la guerre. On va mettre au point cette histoire sociale du pays de Montbéliard.

Christian Corouge

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Ce texte reprend un entretien téléphonique réalisé par Gilles Collas le 10 janvier 2011 et publié sur son blog.
Christian Corouge est co-auteur avec Michel Pialoux de Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue (Agone, mars 2011).

Notes

[1] Christian Corouge et Michel Pialoux, « Chroniques Peugeot », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1984 et 1985

http://blog.agone.org/post/2011/03/14/Je-suis-toujours-reste-a-l-usine