Quels sont les effets de ces mauvaises conditions d’accueil sur les familles migrantes en France ?

Marie Rose Moro. D’abord une insécurité très importante, en particulier pour les enfants. A la précarité matérielle, s’ajoute la précarité psychique, puisque ces enfants se disent : « Je ne suis pas le bienvenue, je dois faire allégeance à des valeurs que je ne connais pas pour être toléré ici ». Le terme anglais, qui n’existe pas en français est « insecure » : à chaque moment de la journée et quel que soit l’endroit où ils se trouvent, ces enfants se sentent en insécurité. Les conséquences sur le développement de ces enfants sont très grave. Ils se séparent difficilement de leurs parents, n’ont pas envie d’apprendre parce que les choses nouvelles leur font peur. A cela s’ajoute l’inquiétude d’une arrestation. L’hôpital et l’école ne sont plus des sanctuaires. Or les enfants, pour grandir, ont besoin de sécurité, de tranquillité, de savoir que leur parents sont reconnus.

Vous insistez particulièrement sur l’importance de la langue maternelle…

Marie Rose Moro. Les travaux actuels (2) montrent l’importance de la langue maternelle pour la réussite des enfants. Chez certaines familles, parler une autre langue que le français est considéré comme dangereux. Or c’est absolument primordial de parler sa langue maternelle pour bien apprendre le français. Tous les linguistes et les spécialistes le savent. En France, on ne valorise pas la diversité, on oblige les migrants à renoncer à leur histoire pour s’intégrer. Mais on s’intègre d’autant mieux si on est considéré comme un être humain, avec une histoire et une langue ! On valorise, à juste titre, des langues comme l’Anglais et le Japonais et on dévalorise les langues maternelles. On établie une hiérarchie entre les langues.

Conséquence : vous constatez beaucoup de troubles du langage…

Marie Rose Moro. Ce qui est assez caractéristique ce sont les enfants qui n’arrivent plus à parler. A la maison, ils s’expriment dans leur langue maternelle, mais à l’école ils ne parlent plus. C’est représentatif du travail que doivent faire les enfants de migrants pour passer d’une langue à l’autre. Et quand on ne valorise pas assez la langue maternelle, on compromet ce passage d’une langue à une autre. J’insiste sur cette idée qui ne va pas de soi en France. Comme si la langue française résumait l’ensemble de l’identité. Moi-même, je suis enfant de migrant, je suis très heureuse de maîtriser la langue française avec facilité. Mais quelles sont les conditions pour y arriver ? La réponse, apparemment, ne va pas de soi. Une prise de conscience est en train de se faire là-dessus, sur le terrain, dans les écoles et les associations.

Vous distinguez trois périodes : la naissance, la scolarité et l’adolescence. Pour la première, vous racontez le doute chez les mères migrantes qui mettent au monde leur enfant ici...

Marie Rose Moro. Ce qui se passe autour de la naissance est très important. C’est le moment où l’on transmet ce qui nous appartient et où l’on présente le monde français aux enfants. Les mères ont ce double travail, un peu paradoxal, à faire : la transmission et la présentation. La structuration psychologique de l’enfant se joue pendant ces premières années. Or, souvent, ces débuts sont marqués par des doutes pour la mère, parce qu’on remet en question sa manière de faire. Il faut que nous société, nous professionnels, nous apprenions à respecter les mères dans leur diversité. Par exemple ici, on conseille l’allaitement à la demande, mais cette théorie est très occidentale ! On ne parle pas aux enfants de la même façon ici et ailleurs : ils ne sont pas massés, bercés, nommés de la même façon. Il y a des endroits où on porte les enfants 24 heures sur 24 sur soi et où on ne leur parle pas beaucoup, parce que le langage est plutôt corporel. Ici, on les met dans un berceau et on leur parle beaucoup. Ces différences doivent non seulement être respectées, mais aussi à valorisées. On doute toujours que ceux qui n’élèvent pas leurs enfants de la même manière que nous puissent les aimer. Mais la maltraitance existe dans le monde entier ! Dans toutes les classes sociales et tous les pays du monde. Ce qui signifie que cette question n’est pas liée à la culture.

Vous dénoncez un accès au savoir profondément inégalitaire pour les enfants de migrants...

Marie Rose Moro. La France résiste beaucoup à voir l’échec scolaire de nos enfants de migrants. Il aura fallu une résolution européenne (2) pour prouver que, globalement en Europe et y compris en France, les enfants de migrants échouent plus à l’école, à niveau social égal. Cette étude montre aussi que ce sont des enfants qui ont très envie d’apprendre. Or en France, des classes entières sont composées d’enfants de migrants. Ce sont donc des ghettos ! C’est étonnant quand même et tout le monde le sait. On se voile les yeux en affirmant qu’il n’y a pas de ghettos en France.

Comment rendre l’école plus pluraliste ?

Marie Rose Moro. Il faudrait sortir de la notion d’égalité abstraite et être davantage dans l’équité. Dans les endroits où il y a plus d’échec scolaire, il faudrait de toutes petites classes avec des profs qui ne changent pas beaucoup et à qui on donne les moyens de prendre en charge les difficultés liées à la question sociale et culturelle. Là, on se donnerait les moyens d’aider ces enfants. Mais c’est tout le contraire qu’on fait…

Dans vos consultations transculturelles, vous accueillez maintenant la deuxième génération d’immigrés. Vous dites que c’est encore plus dur pour eux que pour leurs parents, c’est un terrible constat d’échec.

Marie Rose Moro. Les difficultés de la première génération étaient acceptées comme conjoncturelles. Il y avait une sorte de résignation, on se disait : « Ce sera plus facile pour nos enfants, ils sont nés ici, ont accès à l’école ». Et on donnait aux enfants cette illusion qu’ils allaient être comme les autres... Quand les parents découvrent que leur enfant est en échec scolaire, c’est très difficile à accepter. Comme si toutes leurs souffrances et leurs difficultés n’avaient servi à rien. Il y aussi la question de la projection, du regard, comme l’explique Pap Ndiaye, que la société porte sur ces enfants. Les garçons, surtout à l’adolescence, font peur. Ils sont considérés comme des menaces.

Vous êtes pédopsychiatre en banlieue depuis vingt ans. Comment expliquez-vous la recrudescence de violences chez les adolescents ?

Marie Rose Moro. En réalité, comme l’a démontré Laurent Mucchielli, les chiffres de la délinquance juvénile ne font pas état d’une violence plus importante ou plus féminine. Ceci dit, on ne peut pas nier qu’il existe un climat de violence en banlieue, qui ne touche pas que les migrants d’ailleurs. Avec cette impression que ça peut exploser à tout moment. Ma lecture de cette violence se fait à travers les histoires individuelles que ces ados de banlieue me racontent. Ils ont souvent un profond sentiment d’injustice, parce qu’ils n’ont pas eu accès au savoir, à la réussite. J’appelle cela un sentiment d’amour déçu. Ils attendaient tellement, et leurs parents attendaient tellement d’eux... Quand vous êtes en échec scolaire, vous êtes condamnés à l’exclusion, vous serez toujours en marge, comme vos parents. Si vous n’avez pas bien appris à lire et à écrire, vous ne serez plus au centre de la société. Le sentiment d’être en marge créé de la violence. On veut montrer qu’on est le plus fort parce qu’on a une très mauvaise estime de soi. Au-delà des histoires individuelles, cette violence a de vraies conséquences sur le lien social. Mais il ne faut pas traiter ce problème à l’envers. Nous, les psys et l’école, nous avons une fonction essentielle de prévention de cette violence. Elle naît chez les personnes désespérées, qui se sentent à l’extérieur du monde et n’ont plus rien à perdre. Ces comportements se préviennent en travaillant avec les mères et les bébés, à l’école. Quant aux adolescents, ils se montrent comme des caïds qui n’ont peur de rien mais, souvent, ils sont profondément tristes et déprimés. J’en ai vu qui pleurent dès que je ferme la porte de mon bureau. Il ne faut pas être aveuglé par des images qui leur collent à la peau et qui les empêchent eux même d’accéder au monde.

Le sous-titre de votre livre est « pour une société multiculturelle ». Est-ce un manifeste en faveur du métissage ?

Marie Rose Moro. Nous vivons dans une société complexe où il faut faire de la diversité culturelle une chance. Au lieu d’accepter cette notion de diversité, on en a peur, on dit aux gens : « Ressemblez-nous pour faire partie de cette société ». Du coup, on créé des marges, de l’exclusion. Donc oui, ce livre est un manifeste : si on veut que la société ressemble à ceux qui la composent, elle doit être multiculturelle. Elle l’est de fait. Il faut arrêter d’exclure, d’inféoder, comme si la colonisation continuait ici. On sait à quoi mène la colonisation : à la guerre. Moi je suis pour la diplomatie, pour créer du lien social.

Le discours politique actuel n’est pas vraiment à la tolérance. Vous ne vous sentez pas à contre courant ?

Marie Rose Moro. Oui c’est vrai que je suis à contre courant, mais j’assume ! D’abord parce que je ne me sens pas à contre courant du terrain, de ce que j’entends chez les familles. Ensuite parce qu’il suffit de regarder ce qu’il se passe dans le monde, en Espagne, au Canada ou aux Etats-Unis. Je n’ai pas le sentiment de prêcher dans le désert et d’être un don Quichotte ! Au contraire. Nous avons plein de demandes, au niveau international, de gens qui veulent se former dans le domaine transculturel. Ces enfants et ceux qui travaillent eux, sont plutôt les précurseurs d’un monde nouveau !

(1) « Nos enfants demain », édition Odile Jacob, 247 p., 21 €.

(2) Résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 sur l’éducation des enfants des migrants.

http://www.laissezpasser.info/post/%C2%AB%C2%A0Faire-de-la-diversit%C3%A9-culturelle-une-chance%C2%A0%C2%BB