Jeudi 25 mars s'est ouverte l'audience de l'ex-PDG de Vinci Antoine Zacharias, célèbre pour les rémunérations extravagantes qu'il est parvenu à se faire octroyer jusqu'en 2006. Le procureur du tribunal correctionnel de Nanterre y voit un abus de biens sociaux : une qualification qui, si elle était retenue, pourrait être plus efficace pour limiter les revenus indécents que les divers codes de bonne conduite du MEDEF. Retour sur les origines de cette explosion des hauts revenus en France.
Si l'Américain à haut revenu vers 1905 était par essence un baron de l'industrie qui possédait des usines, son homologue cent ans plus tard est un cadre supérieur immensément récompensé de ses efforts par des primes et des stock-options", rappelle Paul Krugman, le prix "Nobel" d'économie 2008, dans L'Amérique que nous voulons (1). Même si les niveaux atteints en France restent inférieurs à ceux des Etats-Unis, la même dérive s'observe de ce côté-ci de l'Atlantique. Rien d'étonnant puisqu'à travers la mondialisation, les normes sociales et les modes de rémunération inventés aux Etats-Unis se sont progressivement répandus sur toute la planète. Les entreprises ne pourront évidemment pas se prétendre responsables tant que les rémunérations de leurs dirigeants mettront en cause à ce point la cohésion des sociétés où elles sont actives.
Le jackpot des stock-options
Les Etats-Unis ont beaucoup de défauts, mais ils présentent au moins un avantage: ils ont une tradition ancienne d'information statistique. C'est ce qui a permis de reconstituer l'évolution des rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays depuis 1936 (2). Les résultats sont spectaculaires. Entre 1936 et 1939, la rémunération moyenne des 150 dirigeants les mieux payés des 50 plus grandes entreprises américaines représentait 82 fois le salaire moyen. Entre 1960 et 1969, ce ratio était tombé à 39. Mais, après l'élection de Ronald Reagan, en 1980, ce ratio est remonté en flèche, pour atteindre 187 durant la décennie 1990 et culminer à 367 au début des années 2000! Cette envolée est liée en particulier au développement d'un mécanisme de rémunération qui n'existait quasiment pas avant les années 1950, mais qui concerne aujourd'hui 90% des patrons américains: les stock-options (voir encadré ci-dessous).
La boîte à outils du PDG malin
Les bonus. Les managers touchent une bonne part (un tiers en moyenne dans l'indice boursier SBF 120 en 2007) de leurs rémunérations sous forme de bonus, théoriquement liés aux performances des entreprises. On constate cependant que ces bonus ne baissent guère pendant les périodes de vaches maigres: il suffit pour cela de changer les règles du jeu. Jean-Marie Messier était un champion dans ce domaine lorsqu'il était à la tête de Vivendi Universal.
Les stock-options. Droit accordé à un manager d'acheter dans le futur des actions de l'entreprise à un prix fixé au départ. Ce qui est censé le motiver pour accroître la valeur de l'action, puisque c'est ce qui lui permettra de réaliser une plus-value en revendant lesdites actions. Mais, souvent, ces options sont offertes avec un rabais important par rapport au prix présent de l'action, ce qui limite beaucoup le risque. Et quand les actions baissent, les conseils d'administration acceptent volontiers de modifier le prix d'exercice des options. Serge Tchuruk, ancien patron d'Alcatel, était un spécialiste de ce sport. Sans compter les nombreux cas où les attributions de stock-options ont été antidatées pour profiter de la hausse intervenue entre-temps. Les managers ont aussi souvent recours aux produits dérivés pour garantir leurs gains futurs sur les stock-options. Ce qui vide l'outil de son sens. Cerise sur le gâteau: aucunes cotisations sociales et une fiscalité très avantageuse (16% seulement si les actions sont revendues six ans après que les stock-options ont été accordées).
Les parachutes dorés. Les managers ne sont généralement pas des salariés comme les autres, mais des mandataires sociaux. A ce titre, ils n'ont pas droit aux allocations chômage habituelles, ni aux indemnités de licenciement prévues par les conventions collectives. D'où l'existence de conventions particulières pour leur garantir un pécule quand ils se font virer. Le niveau souvent faramineux de ces "indemnités" a cependant suscité une incompréhension croissante.
Les retraites chapeaux. Les entreprises souscrivent pour leurs dirigeants des retraites dites "surcomplémentaires". Elles viendront s'ajouter à celles qu'ils toucheront de la Sécurité sociale et des régimes complémentaires auxquels ils ont cotisé au cours de leur vie de travail. Le niveau souvent très élevé des rémunérations perçues à ce titre a soulevé de nombreuses polémiques. La justice a ainsi annulé, en octobre 2008, la retraite chapeau que touchait Daniel Bernard, ancien PDG de Carrefour, gratifié chaque année de 1,2 million d'euros…
Les actions gratuites. C'est le dernier-né (2005) des outils de rémunération des PDG gourmands. Les actions gratuites se substituent de plus en plus aux stock-options qui ont désormais très mauvaise presse (voir graphique page 23). Cet outil présente deux avantages par rapport à celles-ci. Tout d'abord, lorsque le cours de l'action baisse, le PDG perd quelque chose, alors qu'avec des stock-options, il ne gagnait plus, mais ne perdait rien non plus. En outre, pour un même avantage financier, l'entreprise a besoin d'accorder moins d'actions (puisqu'elles sont gratuites) que de stock-options (l'avantage est alors seulement la différence entre le prix de l'option et le prix de l'action). Ce qui implique une augmentation moindre du nombre des actions en circulation et donc une dilution moindre des bénéfices (pouvoir et dividende) qui y sont rattachés.
Celles-ci, qui ne représentaient encore que 11% des rémunérations des 150 plus gros patrons américains dans les années 1960, en pesaient 48% au début des années 2000. Après un passage à vide consécutif aux affaires WorldCom, Enron, etc., la rémunération des managers américains était repartie vers les sommets jusqu'à ces derniers mois. Ironie de l'histoire: le PDG américain le mieux payé en 2007 était John Thain, à la tête de la banque d'investissement Merril Lynch, avec un revenu annuel de 83 millions de dollars, soit 61 millions d'euros, 3 970 années de Smic français… Cela, juste avant que sa banque, emportée par la faillite de Lehman Brothers, ne soit rachetée par Bank of America. Preuve, s'il en est besoin, de la faible corrélation entre le niveau de la rémunération des PDG et la qualité de leur gestion…
Et la France? Elle n'a pas traîné pour imiter le grand frère américain. Selon le cabinet de conseil Proxinvest, la part des stock-options dans la rémunération totale des managers du CAC 40, l'indice phare de la Bourse de Paris, avait même dépassé les deux tiers au début des années 2000. La rémunération globale d'un PDG français reste cependant nettement en dessous des niveaux d'outre-Atlantique: elle n'avait été en moyenne "que" de 3,9 millions d'euros en 2008 pour les patrons du CAC 40, soit 247 années de Smic, selon Ecofi. En recul de 17% par rapport à 2007, où elle était déjà 39% plus faible que celle des patrons américains.
Des patrons à l'ancienne
Signe sans doute d'un certain retard dans le développement du capitalisme français, les patrons hexagonaux les mieux payés sont encore des patrons propriétaires à l'ancienne: il s'agit en effet de Bernard Arnault, patron et principal actionnaire du groupe de luxe LVMH, qui a touché 17 millions d'euros, 1 091 années de Smic (3). Il est aussi l'un des patrons qui se sont le plus augmentés par rapport à 2007, malgré la crise… Il est suivi d'Arnaud Lagardère, fils de son père et patron du groupe éponyme, qui n'a touché, lui, "que"13 millions d'euros, 831 années de Smic, malgré sa gestion désastreuse d'Airbus… Derrière eux, on trouve les PDG de Sanofi-Aventis et de Danone, groupe qui fait pourtant beaucoup d'efforts pour paraître socialement responsable… Après avoir mis de côté pour lui-même 8 millions d'euros, 527 années de Smic, Franck Riboud peut bien lâcher quelques miettes au prix Nobel Muhammad Yunus pour aider les pauvres du Bangladesh…
A ces rémunérations d'activité s'ajoutaient jusque très récemment les fameux parachutes dorés, ces indemnités colossales que les managers qui ont échoué réussissaient jusqu'à présent à empocher quand ils se faisaient virer. Ainsi que des retraites chapeaux, régimes maison taillés sur mesure pour continuer à rémunérer, aux frais de la société, les anciens PDG nécessiteux…
Des managers affranchis
Comment en est-on arrivé à tolérer des revenus aussi extravagants pour les dirigeants d'entreprise? Au début du XXe siècle, les entreprises étaient dirigées généralement par des patrons propriétaires. Et leurs salariés étaient, pour l'essentiel, des "prolétaires", c'est-à-dire qu'ils n'avaient pas les moyens d'épargner et étaient contraints de travailler pour survivre au jour le jour. Progressivement, les propriétaires ont confié la gestion de leurs entreprises à des managers salariés, tandis que se développaient des marchés financiers qui attiraient des petits porteurs. L'actionnariat devenait de ce fait de plus en plus éclaté. Parallèlement, suite à la crise de 1929, tous les Etats industrialisés ont développé des systèmes de protection sociale. Ils ont également reconnu aux syndicats un pouvoir de négociation important. Enfin, ils ont institué une fiscalité très progressive sur les revenus et les héritages.
Dans un tel contexte, le capitalisme est devenu managérial: les managers salariés n'avaient plus qu'un lien de dépendance très théorique à l'égard d'actionnaires nombreux et dispersés. Ils privilégiaient donc l'extension de leur empire, garant de celle de leur bureau, plutôt que l'accroissement des profits. Pour ce faire, ils passaient des compromis avec les organisations syndicales et acceptaient de partager avec les salariés les gains de productivité réalisés.
Alliance avec la finance, et tout bascule
Dans les années 1970, ce compromis est partout remis en cause. Du côté des politiques, arrivent au pouvoir, avec Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, des gouvernements qui abaissent brutalement la fiscalité progressive sur les revenus. Parallèlement, ils s'attaquent frontalement aux syndicats. Et favorisent l'internationalisation des firmes en libéralisant les échanges. Le paysage change également profondément du côté des marchés financiers: les actionnaires individuels sont de plus en plus remplacés par des professionnels, les investisseurs institutionnels. Ceux-ci collectent l'épargne de salariés qui ont cessé d'être, pour nombre d'entre eux, des prolétaires, notamment pour financer les retraites avec les fameux fonds de pension. Les entreprises, quant à elles, restent dirigées par des managers salariés. Mais dans ce contexte transformé, ceux-ci rompent leur alliance implicite avec les syndicats. Cela d'autant plus facilement que dans des entreprises internationalisées, en réseau, les syndicats sont bien incapables de présenter un front commun. Les managers font alors alliance avec les investisseurs institutionnels, acceptant notamment, via les stock-options, de lier leur sort au cours des actions.
Les couches moyennes salariées, détentrices en dernier ressort des actifs placés en leur nom par les investisseurs institutionnels, n'ont cependant pas été vraiment les gagnantes d'une telle évolution. Côté salaires, elles ont subi la stagnation qui a résulté du nouveau régime de croissance; côté patrimoine, elles ont souvent été flouées: que ce soit avec l'éclatement de la bulle high-tech en 2001 ou depuis l'été 2007 dans l'onde de choc de la crise financière. En revanche, les managers et les gestionnaires de fonds qui avaient partie liée avec eux s'en sont, eux, très bien sortis jusqu'à présent. A la Société générale, par exemple, qui employait Jérôme Kerviel et qui est aussi la plus avancée en France sur la finance de marché, l'ancien PDG Daniel Bouton n'a gagné en 2007 "que" 3,2 millions d'euros, 208 ans de Smic, mais les dix salariés les mieux payés de sa banque ont touché en moyenne 7,1 millions d'euros, 462 ans de Smic! Le problème provient notamment du fait que leurs modes de rémunération sont le plus souvent asymétriques: ils gagnent beaucoup quand les cours des titres financiers montent, mais ne perdent rien quand ils baissent. Ce qui les pousse à prendre et à faire prendre des risques inconsidérés aux entreprises qu'ils dirigent ou dans lesquelles ils ont placé des fonds. Si bien qu'on en est revenu, à bien des égards, à la situation du début du XXe siècle en termes d'inégalités.
Inversion de tendance
Depuis l'éclatement de la bulle high-tech en 2001, on assiste cependant à une certaine stabilisation des revenus des PDG. Lentement, mais sûrement, la norme inégalitaire mise en place depuis une vingtaine d'années apparaît de plus en plus illégitime. La récession a accéléré cette tendance en 2008, même si certains PDG n'ont pas hésité encore à s'augmenter dans les grandes largeurs malgré la crise. Pour poursuivre et pérenniser ce recul, il faudrait un retour du balancier en matière d'impôts. La mise au pas des paradis fiscaux constitue à cet égard un enjeu central: leur existence a servi à justifier jusqu'ici que les Etats baissent la garde en matière de lutte contre les inégalités via la fiscalité. Les entreprises ne pourront en tout cas prétendre être devenus "socialement responsables" que lorsque les rémunérations de leurs dirigeants auront enfin cessé de mettre en cause la cohésion des sociétés…
1)
Ed. Flammarion, 2008.
(2)
Voir http://faculty.chicagogsb.edu/workshops/AppliedEcon/archive/pdf/FrydmanSecondPaper.pdf
(3)
Y compris la valorisation des stock-options et des actions gratuites reçues. Concernant Bernard Arnault, cela n'inclut pas les dividendes touchés en tant qu'actionnaire principal de LVMH. En 2007, si on les ajoute, il avait gagné au total 376 millions d'euros, soit 24 477 années de Smic, selon le mensuel Capital.
http://www.alternatives-economiques.fr/la-derive-des-salaires-des-patrons_fr_art_633_48620.html
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