Céline Braconnier, maître de conférences de science politique à l’université de Cergy, était l’auteure, en 2007, avec Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique à l’université de Montpellier-I, de la démocratie de l’abstention (disponible chez Gallimard « Folio ») dans lequel ils livraient les résultats détaillés d’une enquête sociologique de plus de quatre ans au sein de la cité des Cosmonautes, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), portant sur les pratiques du vote en milieu populaire. Trois ans après l’avoir rencontrée à cette occasion (voir l’Humanité du 14 mars 2007), retour sur l’abstention massive constatée aux deux tours des régionales, à la lumière de ses travaux.
Dans l’entretien que nous avions publié en 2007, vous expliquiez que le déclin du travail figure parmi l’une des raisons de l’abstention. Les 600 000 emplois qui ont été depuis détruits en France amplifient-ils le phénomène ?
Céline Braconnier. L’extension du chômage et de la précarité ont des effets plus ou moins indirects sur la démobilisation électorale. Le travail est traditionnellement un lieu de socialisation politique. Jusqu’au début des années quatre-vingt, il était un des lieux d’encadrement politique pour les milieux populaires. Plus il y a de salariés qui échappent à ce cadre-là, moins il y a de chance qu’ils s’intéressent à la politique et aillent donc voter. On remarque d’ailleurs que les petits fonctionnaires font partie du noyau dur des votants. C’est bien qu’il y a un lien entre l’instabilité de l’emploi et la constance électorale. Par contraste, plus on est dans la précarité salariale, plus le rapport au vote est distendu.
L’absence d’encadrement politique est-elle la seule origine de l’abstention des salariés ?
Céline Braconnier. L’encadrement politique dont bénéficiait le milieu populaire en France expliquait un taux de mobilisation électorale plus élevé par rapport aux États-Unis, par exemple. Mais il y a évidemment un cumul de facteurs, dont le désenchantement très marqué à l’égard de la politique. Après une succession d’alternances gauche/droite, qui n’a pas abouti à une amélioration de la vie, les citoyens ont arrêté de croire dans la capacité du vote à transformer la situation.
Cette abstention est-elle de l’ordre de la sanction ?
Céline Braconnier. Non, dans la mesure ou il n’existe pas de stratégie politique ni de calcul. Il y a juste une indifférence liée au désenchantement. Dès lors ou il n’y a pas une campagne électorale de très haute intensité, comme en 2007, la politique ne pénètre pas dans les foyers qui ne parlent pas de politique. Ce qui domine dans les quartiers populaires, notamment chez les jeunes, c’est l’indifférence. Puisqu’on ne s’occupe pas d’eux, qu’ils n’ont pas les mêmes droits que le reste de la population, qu’ils ont un fort sentiment d’être discriminés, ils ne voient pas de raison de s’intéresser à la chose politique et de faire un effort au moment du vote.
Vos travaux montrent que l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales deviennent la norme dans les cités populaires. Se posera-t-il à terme la question de la légitimité des élus ?
Céline Braconnier. Le faible taux de votants pose en effet un réel problème de légitimité des élus. Il faudra bien prendre conscience de cette situation. Or les politiques ont tendance à y prêter attention uniquement le soir des résultats électoraux. Ils célèbrent des victoires ou regrettent des échecs mais sans en tenir compte dans leurs interprétations. On peut s’en contenter, à l’image des États-Unis. La démocratie américaine fonctionne ainsi depuis plus de cinquante ans. Les taux d’abstention recueillis aux régionales sont dans la moyenne de ceux que l’on enregistre traditionnellement outre-Atlantique.
Cette norme est-elle en train de se répandre dans les villes particulièrement touchées par les restructurations d’entreprises ?
Céline Braconnier. Nous n’avons pas de données précises pour mesurer comment la dynamique en cours depuis plusieurs années tend à s’amplifier et à se répandre dans des milieux plus larges que les cités. Mais ce serait logique que ce phénomène s’élargisse. Un fait révélateur me marque : l’abstention se développe dans le milieu associatif des quartiers populaires. Les militants associatifs sont des citoyens plus politisés, ce sont des meneurs qui traditionnellement arrivent à convaincre de la nécessité du vote. Aujourd’hui, leur rapport à la politique institutionnelle commence à se distendre. Eux-mêmes pratiquent l’intermittence électorale. Les mécanismes informels de mobilisation électorale s’enrayent. Du coup, la dynamique abstentionniste s’amplifie.
Entretien réalisé par Mina Kaci
http://www.humanite.fr/Abstention-quand-le-declin-du-travail-mene-a-la-demobilisation-electorale
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