Ce qui suit n’est pas une critique d’Avatar. Sorti en France le 16 décembre 2009, le dernier film de James Cameron est, comme son précédent long-métrage de fiction [1], Titanic (1998), un immense succès populaire [2] et il ne nous appartient pas ici de nous prononcer sur la valeur artistique de cette œuvre. Il s’agit plutôt de nous interroger sur les pratiques et le rôle de la critique de cinéma à travers l’étude de la réception d’Avatar dans la presse française [3].
La critique est tellement bien installée dans notre paysage culturel qu’elle semble aller de soi. Peut-être serait-il souhaitable d’en questionner plus souvent la fonction et l’utilité. Depuis quelque temps la confusion est de plus en plus grande entre la critique cinématographique – dans l’acception commune de l’exercice – et les démarches d’ordre promotionnel, dans lesquelles seuls l’anecdotique et le pipologique sont admis. Cette ambiguïté n’est pas anodine, tant en termes de politique culturelle que de pratique journalistique ; elle nuit au crédit et à la légitimité de la critique. Une telle tendance est évidemment liée à l’évolution du modèle économique et du positionnement éditorial des médias concernés. Au-delà de ces aspects, la relative pauvreté des discours produits autour des œuvres d’art n’est pas sans effet, d’une part sur la formation culturelle de ceux qui y sont exposés et d’autre part sur l’évolution et la qualité des œuvres elles-mêmes.
Ainsi, la critique d’art représente selon nous un enjeu tant démocratique qu’éducatif – sans parler de son intérêt théorique [4] – et c’est pourquoi il n’est pas superflu de se pencher sur les habitudes de la critique de cinéma. Le traitement d’Avatar en fournit une bonne occasion [5].
Critique ou promotion ?
Il est toujours un peu surprenant de constater à quel point les médias dominants minorent, voire occultent, leur propre participation à ce qu’il est convenu d’appeler « l’actualité ». L’actualité, c’est les autres, en somme. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans le cas de l’actualité culturelle. Si « Avatar [...] a créé l’événement avant même sa sortie », si c’est « l’événement cinéma mondial de cette année » et si « Tout le monde en parle », peut-être que le magazine Studio Ciné Live, duquel sont extraites ces citations (numéros de décembre 2009 et de janvier 2010), n’y est pas tout à fait pour rien et y contribue à son échelle. Et lorsque l’on parle d’un « événement mondial » (Libération, « Le Mag », le 12-13 décembre 2009), d’un « événement planétaire » (Direct soir, le 15 décembre) et que l’on affirme qu’il s’agit du « film le plus attendu de l’année » (Le Parisien, le 16 décembre), loin d’être un simple commentateur, spectateur de la vie culturelle, on apporte sa petite pierre à l’édifice médiatique.
Le budget et l’ampleur d’Avatar constituent certes des éléments exceptionnels – c’est-à-dire rares – mais il n’y a « événement » que lorsque les médias décident de qualifier ainsi la sortie d’un film. L’actualité n’est pas objective, c’est une construction plus ou moins pertinente et rarement désintéressée.
Le suivisme ou, mieux, le mimétisme gouverne cette construction et son ampleur. L’écrivain et critique du cinéma Michel Mourlet a bien résumé ce processus fascinant avec cette formule lapidaire : « Il faut parler de ce dont on parle et on parle de ce dont il faut parler » [6]. Ce principe circulaire du journalisme sans peine est scrupuleusement respecté par la plupart des critiques de cinéma.
Avatar a bénéficié d’une campagne de promotion à la hauteur de son budget [7]. De nombreuses marques, parmi lesquelles Coca-Cola, Bouygues Telecom et LG, se sont associées au film pour faire la publicité de leurs propres produits, donnant ainsi une exposition supplémentaire à la superproduction hollywoodienne. De là à parler d’« impérialisme culturel », il n’y a qu’un pas…
La presse dominante a abondamment accueilli et relayé le discours publicitaire, y compris même dans des articles censés relever de la critique cinématographique. Quant aux quotidiens dits « gratuits », on peut s’interroger sur leur marge de manœuvre critique lorsqu’ils reçoivent de l’argent pour faire figurer dans leurs pages des publicités du film (sous la forme d’affiches principalement). C’est le cas dans À nous Paris (le 14 décembre), Metro (le 15 décembre), 20 minutes (le 14 et le 16 décembre) et Direct matin (le 16 décembre). Le 16 décembre, 20 minutes publie même une fausse « une » consacrée à la promotion d’Avatar, la mention « publicité » est présente mais très discrète. Or 20 minutes est partenaire du film, mais cette information est évidemment omise. La veille, dans le même journal, le chapeau d’un article consacré à Avatar disait ceci : « Le cinéaste a gagné son pari : "Avatar" est un divertissement sublime qui sort dès ce soir à 21h dans 256 salles en France. » Est-ce de l’information ou de la publicité ?
La presse payante, si elle a plus rarement collecté des recettes publicitaires, a par contre souvent adopté un jargon et des arguments typiquement promotionnels et certains journalistes (comme on va la voir) se sont même contentés de paraphraser le dossier de presse du film.
La critique de tout repos
Précisons encore une fois qu’il ne s’agit pas ici de contester l’opportunité de la position critique – très généralement laudative [8] : c’est davantage la façon de parler du film (ou plutôt de ne pas en parler) qui nous intéresse, dans la mesure où elle éclaire la vision de la culture qui guide les médias dominants.
Lorsqu’un film bénéficie d’un budget publicitaire colossal, on pourrait se demander s’il est souhaitable que les médias surenchérissent en adoptant grosso modo le ton et les mots de la démarche promotionnelle. Bref, Avatar avait-il bien besoin qu’on lui accorde une telle exposition médiatique ? Il semble en effet que ce sont les films dont le succès dépend le moins de la promotion qui en bénéficient le plus.
Si tel était le cas, ce serait donc l’argent qui déterminerait en premier lieu la couverture médiatique accordée à une œuvre. La domination d’une telle « logique » n’est pas très surprenante, mais il convient de bien prendre la mesure de ses conséquences culturelles. La règle, bien qu’elle connaisse des exceptions [9], est simple : ceux qui ont le plus obtiennent le plus. L’obstruction et la saturation médiatiques dont a bénéficié Avatar se font aux dépens des autres films, quoi que l’on pense par ailleurs de la qualité de ceux-ci. Le critère qui détermine le volume d’occupation médiatique d’un film n’est pas la valeur que les critiques lui reconnaissent en leur âme et conscience mais l’ampleur du budget publicitaire et l’affairement du service de communication des studios et de leurs sous-traitants.
Parmi les arguments les moins pertinents d’une « critique », l’un des plus futiles que l’on avance pour inciter les lecteurs à aller voir le film, c’est celui de son budget. Ainsi, Le Figaro titre en « une », comme si tout était dit : « "Avatar", le film le plus cher de l’histoire du cinéma » (le 16 décembre). Plusieurs journaux épousent au plus près la logique promotionnelle. Le Parisien, notamment, rivalise de zèle : « Des raisons d’aller voir "Avatar", il y en a plein. On peut y courir parce que c’est le film le plus attendu de l’année […]. On peut aussi en avoir envie parce qu’il a sans doute coûté plus de 300 millions de dollars, et que ça rend curieux. Ou parce que, succès ou pas, il est parti pour changer l’avenir du cinéma avec ses stupéfiants effets spéciaux » (le 16 décembre). Nous sommes ici très loin de ce que l’on peut raisonnablement attendre d’une critique de cinéma. Cet article du Parisien, dont le titre est « "Avatar" : faites le voyage, vous n’en reviendrez pas ! », comporte même une mise en garde adressée au lecteur : « La seule erreur, ce serait d’attendre le DVD, car "Avatar" est une expérience à vivre en salles. » Quel est le profit critique d’une telle prose ?
L’insistance sur l’attente suscitée par un film, sur son budget ou sur les effets spéciaux qu’il comporte relève-t-elle à proprement parler de la critique de cinéma ? Ne peut-on pas concevoir qu’il existe des critères plus importants ?
Grandiloquence et imprécision
Avatar a été présenté avant tout comme un film « révolutionnaire » d’un point de vue technologique : ce terme et ses équivalents sont revenus sans cesse dans les critiques.
Avec « sa 3D révolutionnaire » (Studio Ciné Live, décembre 2009), « ses effets spéciaux révolutionnaires », Avatar est « un ovni technologique qui révolutionne le genre » (Le Parisien, le 16 décembre) ; il s’agit d’une « révolution technologique sans précédent » (Studio Ciné Live, janvier 2010), d’un « tournant cinématographique » avec « une technique révolutionnaire » (Direct matin, le 16 décembre). Puisque « James Cameron fait sa révolution numérique » et que « Titanic avait révolutionné les années 1990. Avatar devrait s’imposer comme un tournant majeur à l’aube des années 2010 » (20 minutes, le 15 décembre). Direct matin titre sobrement en « une » : « "Avatar" : la révolution du septième art menée par James Cameron » (le 16 décembre).
Comme on le voit, les gratuits ne sont pas avares en « révolutions ». L’enthousiasme de À nous Paris fait plaisir à voir : « Fort de son succès planétaire avec "Titanic", le réalisateur James Cameron nous revient enfin avec ce qu’il sait faire de mieux : repousser les limites du possible ! La preuve avec "Avatar", le film de science-fiction ultime mêlant 3D, effets spéciaux, clones, extraterrestres, poésie, écologie et paysages hallucinants » (le 14 décembre). Animé par la même ferveur et le même souci de pertinence critique, Fresh, le « mensuel gratuit 100% Lifestyle » (tout un programme), présente ainsi Avatar : « Au-delà du flirt E.T et de séquences spectaculaires qui émaillent ce pur chef d’œuvre, Mister Cameron propose une trame sci-fi, truffée de révolutions techniques, qui risque de faire passer les films actuels les plus modernes pour des productions "has been". Du jamais vu ! » (décembre 2009). Du grand style !
Même boursouflure dans le Figaroscope quand il affirme que le film est « un titanesque conte écologique en 3D relief, tourné avec une technique révolutionnaire, la Motion capture : le tout au service d’un space opera décoiffant qui pourrait ringardiser Star Wars » (le 16 décembre). Et même erreur : le terme « révolution », quoique l’on pense de la qualité des effets spéciaux d’Avatar, ne leur convient pas. Plus précisément, la technique de motion capture [10] (capture de mouvement) n’est pas nouvelle : elle avait déjà été utilisée en 2001 dans le film Final Fantasy de Hironobu Sakaguchi et Moto Sakakibara et plus récemment dans Le Pôle Express de Robert Zemeckis [11] (2004). S’il y a une véritable innovation dans Avatar, c’est celle de la performance capture (capture d’interprétation) : une caméra fixée à un casque enregistre les expressions du visage des acteurs, les informations ainsi obtenues sont ensuite appliquées aux personnages réalisés en images de synthèse, donnant à ceux-ci une finesse de jeu qui était moindre avec la motion capture. La performance capture est donc une innovation – une amélioration de la motion capture –, pas une révolution.
Quant à la 3D, le procédé est loin d’être nouveau et les précédents sont nombreux. Citons par exemple L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold (1954), Le Crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock (1954), Les Dents de la mer 3 de Joe Alves (1983) [12] ou, l’année dernière, le film des studios Disney-Pixar, Là-haut, de Pete Docter et Bob Peterson.
Pour respecter la vérité, il aurait suffit de dire que James Cameron et son équipe amélioraient significativement des techniques préexistantes, qu’il s’agissait d’innovations, ce qui d’ailleurs ne diminuerait en rien leur mérite. Mais le goût pour la grandiloquence et l’exagération est trop fort chez les critiques, à moins que ce ne soit la tentation de paraphraser le dossier de presse du film.
Que peut-on lire dans ce dossier ? Ceci : « Après quatre ans de production intensive, AVATAR, alliance de prises de vues réelles et d’une nouvelle génération d’effets spéciaux, offre une expérience cinématographique sans précédent, totalement immersive pour le spectateur, et la technologie révolutionnaire inventée pour le film s’efface derrière l’authenticité émotionnelle des personnages et l’intensité de l’histoire. » Ou en encore : « Pour raconter son histoire, James Cameron a créé une nouvelle technologie et de nouveaux paradigmes de production qui ont révolutionné le processus de création. »
Et dans la presse ? On lit des affirmations très proches : « Plus qu’un film, une expérience immersive grandiose, un rêve de cinéma, une date dans l’histoire du septième art. […] James Cameron vient d’inventer le cinéma immersif. On ne visionne plus le film, on le vit » (Bakchich, le 16 décembre). Ou encore : « En imposant sur le marché son énorme film fait d’images de synthèse sorties de son imagination [...], James Cameron laisse entrevoir l’espoir que le cinéma industriel peut aussi laisser une place aux créateurs » (Le Monde, le 14 janvier) [13] ?
« Révolution », toujours… Avatar ? Une « gargantuesque aventure spatiale en relief aux effets spéciaux photoréalistes jamais vus » (Première, novembre 2009) qui « s’apprête à faire date dans l’histoire du cinéma en réinventant la 3D » (Studio Ciné Live). Slogans publicitaires ou commentaires critiques ? Quelle est l’intérêt d’une telle débauche d’expressions laudatives ? Comme le dit si bien le rédacteur en chef de Studio Ciné Live, « on ne vit pas tous les ans une révolution majeure dans le cinéma » (janvier 2010). Or, justement, à écouter les perpétuels enthousiastes, nous allons de révolution en révolution et il y a tous les mois, voire toutes les semaines, un « événement ». C’est quasiment le grand soir tous les soirs [14]. Quelle crédibilité critique peut-on accorder à de telles surenchères ?
Précision amusante, lorsque Le Parisien demande au producteur d’Avatar, Jon Landau : « Techniquement, "Avatar" se veut une révolution ? », celui-ci répond : « Je préfère le terme "évolution" » (le 16 décembre). Et lorsque 20 minutes interroge James Cameron : « Pensez-vous qu’Avatar va bouleverser le cinéma ? », l’intéressé répond : « N’exagérons pas. J’aimerais déjà que mon film sorte le procédé relief du ghetto, à savoir l’animation et le cinéma d’horreur » (le 15 décembre). Si les termes « révolution » et « révolutionnaire » sont abondamment utilisés dans le dossier de presse du film, James Cameron et Jon Landau, à notre connaissance, ne les endossent jamais dans les interviews qu’ils donnent. Peut-être sont-ils modestes. En tout cas, la prose des critiques, elle, ne l’est pas.
Le créateur déifié
Tout se passe comme si pour inciter les lecteurs à aller voir un film ou pour partager avec ceux qui l’ont vu une évaluation, seuls comptaient les cris d’enthousiasme (ou, dans d’autres cas, de désapprobation). Débauche d’exclamations et, pauvreté des arguments : la critique hyper-laudative, la grandiloquence, l’aplatissement admiratif (ou leurs contraires) servent-ils le cinéma et l’exercice critique ? On a quelques raisons d’en douter.
Un critique élogieuse, voire enthousiaste, d’Avatar était concevable sans qu’il soit nécessaire de se précipiter pour le présenter comme le « film qui réinvente le cinéma » (Le Point, le 24 décembre) ou pour prétendre, comme le fait Christophe Ono-Dit-Biot dans la même édition du Point, que l’on a affaire à « la première Iliade du XXIe siècle. »
Dans son numéro précédent, Le Point, tout en consistance critique, non seulement parlait d’Avatar comme d’ « une épopée fantastique en 3D extraordinairement réussie », mais il attribuait à James Cameron le titre de « maître » (le 17 décembre). « Le maître » pouvait on lire également dans À nous Paris (le 14 décembre). Certains articles ont couronné le cinéaste de lauriers encore plus encombrants.
Pour Libération, James Cameron est un « démiurge » pratiquant un « cinéma sans limites » (« Le Mag », le 12-13 décembre) ; pour Direct soir, c’est Avatar qui est une « entreprise démiurgique » (le 15 décembre). Le réalisateur canadien est aussi un « alchimiste du cinéma » et « un génie » (Le Point, le 10 décembre), « un faiseur de mondes » (À nous Paris, le 14 décembre), il va « plus vite que la technologie » (Le Parisien, le 16 décembre) et « va toujours plus loin et fait toujours plus fort » (Studio Ciné Live, janvier 2010). Enfin, Première, tout en retenue comme à son habitude, affirme en « une » qu’il « invente le cinéma du futur » (novembre 2009) [15]. Libération estime que « Cameron, comme investi de superpouvoirs, réveille une attente qui le dépasse » (le 16 décembre).
Le Monde des ados parle d’Avatar comme d’une performance sportive : c’est le « nouvel exploit de James Cameron » et ce dernier est présenté comme un athlète qui « avait pulvérisé tous les records avec Titanic » (le 9 décembre). Dans Fresh, on nous avertit : « Place au phénomène Avatar ! » (décembre 2009). Studio Ciné Live nous informe de façon solennelle : « Avant, au cinéma, on s’asseyait dans un fauteuil face à un écran blanc en attendant que les lumières s’estompent et que le film commence. Et James Cameron créa Avatar. » [16] Puis, craignant probablement d’avoir été trop timoré dans l’éloge, le « "news cinéma" visuel et élégant » (c’est ainsi que Studio Ciné Live se présente) entre en transe : « Nouveau mythe de la science-fiction, révolution technologique sans précédent, univers époustouflant de puissance et de beauté, Avatar est tout. Gloire au génie de James Cameron ! » (janvier 2010). Vénéré comme un créateur providentiel, James Cameron ne réclamait sans doute pas toutes ces offrandes journalistiques.
Il n’est pas facile d’être original dans la grandiloquence. C’est pourquoi certaines formules reviennent régulièrement. Ainsi, Studio Ciné Live (janvier 2010) et 20 minutes (le 15 décembre) nous informent en chœur qu’ « il y aura un avant et un après Avatar » ; se ruant sur le même jeu de mots (en référence au précédent long-métrage de fiction de Cameron), Libération (« Cahier cinéma », le 16 décembre) et À nous Paris (le 14 décembre) parlent du « retour titanesque » de James Cameron tandis que 20 minutes titre en « une » : « Titanesque "Avatar" » (le 15 décembre).
Bref, voici où nous voulons en venir : tout l’espace consacré à prononcer des éloges outrés et à s’extasier sur des aspects périphériques – et même parfois à carrément avancer des absurdités [17] – ne pouvait-il pas servir plus utilement à proposer aux lecteurs une critique argumentée et substantielle du film ? La plupart des articles publiés sur Avatar sont aussi anecdotiques et charnus que les notices de l’Officiel des Spectacles ou du Pariscope. En quoi cela profite-t-il au film et au cinéma en général ? Pourquoi la critique reflue-t-elle pendant que la promotion afflue ?
Les médias dominants ont choisi bon an mal an d’adopter l’approche du marketing culturel. On peut redouter qu’un jour toute la critique de cinéma ressemble à cela : « Grâce aux progrès du numérique, James Cameron est devenu un dieu du cinéma capable de créer un monde avec sa faune, sa flore, sa culture. "Avatar" est une immersion totale de deux heures quarante et une en 3D dans un univers incroyable où les yeux des spectateurs n’avaient jamais posé leur pop corn. Un fabuleux conte d’effets ! » (Paris Match, le 3 décembre).
Laurent Dauré
Notes
[1] James Cameron, en plus de ses activités de producteur, a réalisé deux documentaires avant de retourner à la fiction : Les Fantômes du Titanic (2003) et Aliens of the Deep (2005).
[2] À l’heure où nous écrivons ces lignes, Avatar totalise 260 millions d’entrées dans le monde – dont 14 millions en France – et 2,6 milliards de dollars de recettes (169 millions de dollars en France), ce qui en fait le plus gros succès commercial de l’histoire du cinéma. Le film fera très vraisemblablement l’objet d’une, voire de plusieurs suites (une trilogie serait envisagée). Pour en terminer avec le balai des chiffres, signalons qu’Avatar a reçu trois Oscars techniques à Hollywood lors de la cérémonie du 7 mars dernier (meilleurs photographie, décors et effets visuels).
[3] Nous avons choisi de nous intéresser exclusivement à la presse et plutôt à la presse généraliste, les publications spécialisées – sur lesquelles nous reviendrons prochainement – n’étant traitées que marginalement. Il sera toutefois question des magazines à gros tirage Studio Ciné Live et Première mais pas des revues d’érudition cinéphilique telles que Les Cahiers du Cinéma ou Positif.
[4] La critique, quels que soient l’art et le type d’œuvre qu’elle vise, soulève des problèmes théoriques considérables – que l’intuition ne permet pas toujours de déceler –, notamment en ce qui concerne son rapport à l’expérience esthétique qui la précède. Nous n’aborderons pas ici ces questions, il nous importera surtout de montrer quelles sont les pratiques critiques concrètes des médias généralistes et ainsi de tenter de comprendre ce que celles-ci impliquent.
[5] On pourra nous objecter que la réception d’une superproduction telle qu’Avatar ne constitue pas un bon exemple – représentatif – mais il nous semble au contraire qu’elle illustre bien une tendance forte de la critique cinématographique en France. Nous espérons montrer en quoi.
[6] Voir le blog de Michel Mourlet : mourlet.blog.mongenie.com.
[7] Le budget marketing s’élèverait à 200 millions de dollars (136 millions d’euros), pour un film dont le coût de production serait de 300 millions de dollars. Ces sommes, si elles sont conformes à la réalité, constituent également des records. Libération précise, à propos de ces chiffres : ils sont « recoupés et vraisemblables, mais non confirmés par les principaux intéressés » (« Le Mag », le 12-13 décembre 2009).
[8] Il serait abusif de dire qu’Avatar a fait l’unanimité dans la presse. Les critiques ont été très majoritairement élogieuses mais il y a eu quelques voix discordantes, notamment dans Le Monde et dans Télérama (le 16 décembre), mais ces textes moins favorables n’étaient pas davantage des modèles de critique féconde et argumentée. Le titre de l’article du Monde : « Sur Pandora, tout est extraordinaire, sauf les histoires » est à l’image de la critique : fruste. Quant à l’article « contre » de Télérama, il se « paie » Avatar d’une façon assez puérile : « au cœur de cette interminable transposition westernienne […], la morale pro-Indiens prendra la forme d’un gros gloubiboulga écolo et d’une exaltation panthéiste crypto-miyazakienne. Les deux sont d’un tel simplisme, d’une telle bêtise qu’on ne craint de vexer aucun croyant (écolo ou panthéiste) en recommandant la fuite ou le fou rire. »
[9] Certains films au budget plus modeste obtiennent le soutien promotionnel des médias, soit parce qu’ils ont reçu un prix, soit parce qu’ils abordent un « sujet de société ». Palme d’or au festival de Cannes en 2008, Entre les murs de Laurent Cantet satisfaisait les deux critères. Signalons également le cas tout à fait à part de Bienvenue chez les Ch’tis (2008) ; le film de Dany Boon a connu une exposition médiatique croissante à mesure que son succès en salles se confirmait.
[10] La motion capture consiste à placer des capteurs sur le visage ou d’autres parties du corps des acteurs pour enregistrer leurs mouvements. Les coordonnées spatiales obtenues servent ensuite à animer des personnages en images de synthèse, ce qui leur donne une apparence plus naturelle.
[11] Les deux autres films que Robert Zemeckis a réalisés par la suite utilisaient également la motion capture : La Légende de Beowulf (2007) et Le Drôle de Noël de Scrooge (2009). On recourt en outre à cette technologie dans la réalisation de nombreux jeux vidéo.
[12] Dans les versions 3D de ces films, la technique était plus rudimentaire et le rendu moins convainquant que dans Avatar.
[13] Dans ce numéro spécial consacré à la première décennie du XXIe siècle, Le Monde considère qu’Avatar fait partie des « dix événements culturels qui ébranlèrent les années 2000 ». Si l’on passe sur le caractère discutable de ce genre de formulation sensationnaliste, on peut néanmoins rappeler, au risque de passer pour un ergoteur, que le film est sorti à la toute fin de l’année 2009 et qu’il n’a donc pas vraiment eu le temps « d’ébranler » les années 2000.
[14] Quels que soient le journal ou la revue que l’on choisit d’examiner, on y trouvera célébré au moins un chef-d’œuvre par mois. Cette périodicité des manifestations du génie semble un peu trop soutenue, même si l’on est un critique charitable.
[15] Ajoutons au passage que le magazine Première a consacré deux couvertures à Avatar en trois numéros (novembre 2009 et février 2010)
[16] Il faudrait informer Studio Ciné Live que pour voir Avatar, il faut toujours s’asseoir « dans un fauteuil face à un écran blanc en attendant que les lumières s’estompent et que le film commence. »
[17] Voici un petit florilège des « perles critiques » qu’Avatar a suscitées : « James Cameron a toujours eu quelque chose de marxiste : pour lui, tout est politique. Aussi, quand il nous déclare qu’Avatar "est un commentaire politique sur l’histoire de l’humanité", il ne fait pas une œillade particulière à l’intention du rouge [sic] Libération, il dit une évidence qui pourrait s’appliquer à tout son cinéma. Politique, Avatar l’est d’une façon plus frontale qu’on ne pouvait l’imaginer, une façon très XXIe siècle, c’est-à-dire écologique » (Libération, « Le Mag », le 12-13 décembre) ; « Premier enseignement [du film] : le sommet de Copenhague ne sert à rien et, tôt ou tard, l’homme ira piller ailleurs les ressources naturelles dont il a abusé sur Terre pendant des dizaines de milliers d’années » (Metro, le 14 décembre) ; « C’est le renversement le plus troublant d’Avatar : faire endosser à l’armée américaine la responsabilité du 11 septembre » (Les Inrockuptibles, le 16 décembre) ; « Aussi novateur dans la forme que classique dans le fond, Avatar est un western que n’aurait pas renié John Ford » (VSD, le 16 décembre).
http://www.acrimed.org/article3329.html
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