Les récentes passes d'armes entre Paris et Berlin révèlent le désaccord sur la politique économique à mener au sein de l'Union européenne. Malgré les critiques et un bilan très mitigé, l'Allemagne n'est pas prête à remettre en cause son modèle de croissance fondé sur les exportations et la modération salariale.
Angela Merkel n'a pas apprécié les récentes critiques de Christine Lagarde et du chef du Fond monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, pour qui la politique économique allemande repose trop sur les exportations et la compression des coûts salariaux. En réponse, la Chancelière a affirmé, mercredi 17 mars, que l'industrie allemande n'allait pas abandonner ses aouts « au prétexte que nos produits sont peut-être plus demandés que ceux d'autres pays. » Ce débat vient de loin : dès la fin des années 1990, l'Allemagne avait tout misé sur les exportations pour relancer sa croissance, au détriment de la demande intérieure. Visiblement, les dirigeants allemands ne sont pas prêts à remettre en cause cette stratégie, malgré les nombreux doutes sur son efficacité.
Si l'activité a cessé de s'y dégrader en 2009, l'Allemagne reste très malmenée par la crise. Le pays ne s'est pas adonné du tout aux joies de la spéculation immobilière et du surendettement, et pourtant l'économie allemande a été touchée de plein fouet par la chute brutale du commerce mondial. Il faut dire que depuis une dizaine d'années, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont misé quasi exclusivement sur l'exportation pour tirer l'économie, sacrifiant la demande intérieure. Ce qui a contribué de façon déterminante à la stagnation de la zone euro et aux difficultés croissantes de l'intégration européenne. Le débat actuel va-il inciter l'Allemagne sur les rails d'une croissance plus équilibrée? Rien ne l'indique pour le moment.
Avec une baisse de son produit intérieur brut (PIB) de l'ordre de 6%, l'Allemagne a subi en 2009 une récession sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce recul de l'activité a été plus de deux fois plus important qu'aux Etats-Unis et plus marqué qu'au Royaume-Uni ou en Espagne, qui avaient emboîté le pas des Américains en matière de spéculation immobilière et d'endettement. Et cela alors que les prix de l'immobilier allemand reculent depuis dix ans, ainsi que la dette des ménages rapportée à leurs revenus. La profondeur de cette récession récente s'explique par une chute de l'ordre de 20% des exportations, lesquelles pèsent 47% du PIB allemand (contre 27% en France). A elle seule, l'évolution du commerce extérieur a entraîné un recul de 4% du PIB d'outre-Rhin en 2009, un niveau sans équivalent parmi les grands pays développés.
Après la chute du mur de Berlin, en 1989, et, dans la foulée, la réunification du pays, l'Allemagne s'était surtout occupée d'elle-même pendant une dizaine d'années: ses exportations avaient stagné et elle s'était même mise à importer davantage qu'elle n'exportait. C'est avec l'arrivée au pouvoir du social-démocrate Gerhard Schröder, en 1998, que l'économie allemande a pris le virage qui l'amène aujourd'hui à une crise aussi grave.
Gerhard Schröder était convaincu qu'il fallait rompre avec les politiques social-démocrates traditionnelles et que les difficultés rencontrées par l'économie allemande provenaient avant tout d'un coût du travail trop élevé et de systèmes sociaux trop généreux. Une conviction largement partagée en Allemagne. Il mènera donc une politique qu'aucun dirigeant de droite n'aurait osé engager. Avec le patronat, il exercera une intense pression sur des syndicats pour limiter les hausses de salaires. Il favorisera le développement à grande échelle des "petits boulots", entraînant l'apparition de la pauvreté laborieuse dans un pays qui l'ignorait largement jusque-là. Il remettra aussi profondément en cause la protection sociale, en particulier avec la réforme dite Hartz IV, ramenant en 2005 de trente-deux à douze mois le droit aux indemnités chômage. Malgré les vives polémiques, cette réforme reste toujours en vigueur.
La même politique est poursuivie, quoiqu'avec moins de brutalité, depuis 2005 par la grande coalition rassemblant chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates sous la houlette d'Angela Merkel. Son gouvernement a notamment augmenté de trois points la TVA début 2007, une façon de pénaliser la consommation et les importations, tout en soutenant les exportations via un abaissement parallèle des cotisations sociales. L'âge de la retraite a aussi été porté de 65 à 67 ans en 2007, à l'initiative de Franz Müntefering, le chef des ministres sociaux-démocrates, donnant des idées à Nicolas Sarkozy…
Cette politique s'est traduite par ce que Jacques Le Cacheux, directeur du département des Etudes de l'OFCE, qualifie de"glaciation salariale allemande": entre 1998 et 2008, les coûts salariaux unitaires (*) n'ont progressé que de 4,4% en Allemagne, contre 19% en moyenne dans la zone euro et 28% au Royaume-Uni. La part des salaires dans la valeur ajoutée qui était de 66,3% en 2000 (66,2% en France) a plongé à 62,2% en 2007 (65,4% en France), traduisant des hausses de salaires très inférieures aux gains de productivité.
Cette intense pression exercée pendant une décennie entière sur les coûts salariaux n'a pas eu d'équivalent ailleurs en Europe, en dehors de la petite Autriche. La politique impulsée par Gerhard Schröder n'a, en particulier, rien eu à voir en pratique avec celle menée au Royaume-Uni par Tony Blair, même si les discours étaient proches. Les travaillistes anglais ont fait preuve de beaucoup de complaisance à l'égard du monde de la finance, mais ils ont aussi introduit un salaire minimum outre-Manche, développé de façon volontariste dépenses et emplois publics, et rendu le système fiscal britannique un peu plus redistributif… Rien de tel en Allemagne, qui reste par exemple un des derniers pays européens à ne pas avoir de salaire minimum. D'où de nombreux salariés rémunérés moins de 5 euros de l'heure[1], notamment dans le secteur des services.
Une telle politique a complètement anesthésié la demande intérieure allemande: en 1995, celle-ci était plus importante que la demande intérieure française à hauteur de 730 milliards d'euros, soit 56% de plus. En 2008, ce différentiel n'est plus que de 17%, alors que l'Allemagne compte 28% d'habitants de plus que la France! La pression sur les coûts salariaux a en revanche redonné de la compétitivité-coût aux produits allemands. Une compétitivité encore renforcée par la délocalisation de nombreuses activités de production et de sous-traitance vers les pays d'Europe centrale et orientale (Peco), où les industriels allemands ont massivement investi. Ce qui a contribué à tenir les prix de vente grâce à la baisse du coût des composants et des sous-ensembles. Tandis que leur spécialisation traditionnelle dans les biens d'équipements a permis aux industriels allemands de profiter du boom des investissements dans les pays du Sud depuis le début des années 2000.
Du coup, les exportations ont bondi, passant de 24% du PIB en 1995 à 47% en 2008. Parallèlement, les importations se sont également envolées, du fait notamment des délocalisations opérées dans les Peco, mais dans des proportions moindres compte tenu de l'atonie de la demande intérieure. Avec pour conséquence une explosion des excédents extérieurs passés de 0 en 2001 à 184 milliards d'euros en 2007, soit 7,6% du PIB. Et ceci aux dépens principalement des voisins européens: le solde des échanges commerciaux avec le reste de l'Union représentait à lui seul 5,2% du PIB allemand en 2007…
Ces excédents sont généralement interprétés, en Allemagne comme ailleurs, comme la preuve du succès des réformes initiées par Gerhard Schröder. Si le dynamisme des exportateurs allemands ne fait aucun doute, le bilan est néanmoins beaucoup moins positif qu'il n'y paraît: comme le souligne Paul Krugman, prix "Nobel" américain d'économie, les excédents extérieurs sont en effet un bien mauvais indicateur de compétitivité. Ces succès à l'export n'ont pas empêché tout d'abord que l'austérité de fer imposée en interne entraîne un important appauvrissement relatif des Allemands: en 1995, nos voisins disposaient en moyenne d'un PIB par habitant de 23 600 euros, quand celui d'un Français n'était que de 20 200 euros, 17% de moins. En 2009, le PIB par habitant d'un Français sera de 29 900 euros, davantage que les 29 100 euros de l'Allemand moyen.
De plus, les inégalités ont explosé: en 2000, les 20% des Allemands les plus riches gagnaient 3,5 fois plus que les 20% les plus pauvres; en 2007, ce ratio était passé à 5, selon les chiffres d'Eurostat. Davantage que la moyenne européenne et plus très loin des 5,5 du Royaume-Uni ou de l'Italie. Tandis que la proportion de pauvres, après transferts sociaux, qui était de 10% en 2000, bondissait à 15% en 2007 (elle est de 13% en France).
Surtout, rien n'indique que le pays soit désormais mieux préparé pour l'avenir. Sa population diminue et vieillit plus vite qu'ailleurs: avec 13,7% seulement de 0-14 ans (18,5% en France), il n'y a, dans toute l'Europe des Vingt-Sept, qu'en Bulgarie que cette proportion est plus faible… La volonté de ne pas accroître les dépenses publiques empêche toujours l'Allemagne de se doter des structures permettant de concilier vie professionnelle des femmes et vie familiale. Tandis que la stagnation de la demande interne bloque les flux migratoires qui pourraient, comme en Espagne, compenser la faible natalité.
Dans les comparaisons internationales Pisa menées par l'OCDE (2), les résultats du système scolaire allemand se révèlent également médiocres: très inégalitaire, celui-ci forme mal les jeunes des couches populaires, souvent issus de l'immigration. Pour ne rien arranger, les jeunes Allemands se détournent de plus en plus des métiers scientifiques et techniques, qui ont fait jusque-là la force de l'industrie allemande. Enfin, les infrastructures collectives se dégradent du fait d'une austérité prolongée, notamment au niveau des collectivités locales. Avec 1,5% du PIB consacré à l'investissement public en 2008 (2,7% en moyenne dans l'Union et 3,5% aux Etats-Unis), l'Allemagne était, à l'exception de l'Autriche, le pays de l'Europe des Vingt-Sept qui a dépensé le moins d'argent pour ses infrastructures. Et cela dure depuis dix ans…
En faisant apparaître la fragilité d'une économie basée trop exclusivement sur les exportations, la récente crise va-t-elle amener l'Allemagne à relancer durablement sa demande intérieure, comme les critiques semblent l'espérer ? Rien ne l'indique pour l'instant. La façon dont l'Allemagne a géré la crise est à cet égard très significative. Dans un premier temps, Angela Merkel et son gouvernement avaient sous-estimé l'ampleur de la crise et considéré que l'Allemagne pouvait passer à travers les gouttes. Ce qui s'était traduit par le refus brutal d'envisager tout plan européen de sauvetage des banques au début du mois d'octobre 2008. Avant que la chancelière ne découvre que les banques allemandes étaient finalement en beaucoup plus mauvaise posture qu'elle ne l'avait imaginé et que le gouvernement soit, comme les autres, obligé de mettre profondément la main à la poche.
Rebelote quelques semaines plus tard: pas question non plus d'un plan de relance budgétaire coordonné, et d'ailleurs l'économie allemande n'en avait pas besoin. Avant que le gouvernement ne se décide début 2009 à relancer quand même, sous la pression des mauvaises nouvelles qui s'accumulaient, notamment dans l'automobile allemande encore plus affectée qu'ailleurs du fait de ses fortes positions dans le haut de gamme. Au final, avec plus de 50 milliards d'euros, ce plan est deux fois plus important que celui mis en route au même moment en France. On reste néanmoins loin des niveaux que justifierait l'ampleur de la récession outre-Rhin: le plan Obama de 787 milliards de dollars pour les Etats-Unis représenterait l'équivalent de 175 milliards d'euros à l'échelle de l'Allemagne, plus de trois fois le montant engagé par Angela Merkel. Pas étonnant donc que le recul de l'activité ait été moins marqué aux Etats-Unis qu'en Allemagne…
De plus, ce geste a été immédiatement contrebalancé par un autre, pour bien signifier qu'au fond, le gouvernement ne changeait pas de philosophie: la grande coalition a introduit dans la Constitution l'interdiction de tout déficit public supérieur à 0,35% du PIB à partir de 2016. Comme le souligne Thomas Fricke, le chef économiste du Financial Times Deutschland, même quand les prix baissent, faisant craindre l'enclenchement d'une spirale déflationniste, les Allemands restent "des hypocondriaques de l'inflation"[2]. A cause du traumatisme causé par l'hyperinflation des années 1920, ils redoutent davantage un hypothétique retour de la hausse des prix du fait de déficits publics trop importants que les centaines de milliers de chômeurs supplémentaires qui risquent de déferler sur le pays faute de relance suffisante en Europe.
S'il ne s'agissait que de lubies nationales, on pourrait sourire d'un tel aveuglement, mais compte tenu du poids de son économie, tant que notre voisin s'acharnera à restreindre sa demande intérieure, la zone euro sera condamnée à la stagnation, les dettes publiques continueront d'augmenter et le projet européen de se déliter…
Version actualisé de l'article "L'Allemagne, victime du tout export", publié dans le numéro 283 d'Alternatives Economiques (septembre 2009).
- (1) A titre de comparaison, le Smic français est actuellement de 8,86 euros de l'heure.
- (2) Voir son blog www.ftd.de/wirtschaftswunder, malheureusement uniquement en allemand…
http://www.alternatives-economiques.fr/l-allemagne-defend-son-modele-de-croissance_fr_art_633_48609.html?PHPSESSID=4prauim0d9b98fdg8ecm0ln891
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