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18/03/2010

Ils marchent sur notre tête

François Leclerc

Après la Chine, coupable d’obstinément sous-évaluer sa monnaie afin de favoriser ses exportations, l’économie occidentale vient de se trouver un deuxième grand responsable des déséquilibres mondiaux qui la perturbent gravement : voici venu le temps de l’Allemagne, dénoncée comme appliquant une politique néfaste de modération salariale, à qui l’on demande désormais de diminuer les impôts (pour ne pas donner à quiconque de mauvaises idées).

On remarquera qu’il s’agit des deux plus grandes puissances économiques exportatrices mondiales, atteintes d’un mal que l’on n’avait pas encore détecté et que le docteur Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France et président (tournant) de la Banque des règlements internationaux, vient de diagnostiquer avec perspicacité sur les ondes de la radio française BFM : « La situation où un pays accumule les excédents est une situation qui traduit un déséquilibre entre la consommation et la production » (sic). On est loin du temps où la puissance d’un pays se mesurait aux excédents de sa balance des payements !

Dans les deux cas, ces pays et la politique économique qu’ils défendent sont montrés du doigt, sommés de la corriger afin de contribuer à remettre sur ses pieds un monde qui marcherait dorénavant sur sa tête (ce que l’on avait déjà remarqué). Ceux-là mêmes qui avaient hier droit aux félicitations du jury. Les impétrants, on ne s’en étonnera pas, protestent de leur innocence et se drapent outragés dans leurs vertus en prétendant ne rien vouloir changer.

Les réactions n’ont pas tardé. Aux Etats-Unis, des sénateurs annoncent vouloir déposer une loi prévoyant des sanctions (des taxes à l’importation) pour les pays dont la monnaie sera sous-évaluée. On attend avec intérêt la définition des critères d’évaluation de la juste valeur de la monnaie, ainsi que l’acronyme de la nouvelle agence fédérale chargée de la calculer ! En Europe, le premier de la classe est sommé de diminuer ses impôts, afin que le danger d’une déflation qui est aux portes du continent s’éloigne.

Dans les deux cas, la Chine et l’Allemagne devraient, afin de remettre le monde à l’endroit, réorienter leur activité économique en privilégiant le développement de leurs marchés intérieurs (en accroissant le pouvoir d’achat). Nous en sommes là ! pas à un paradoxe près, si l’on contemple les effets de la politique de distribution de la richesse de ces dernières décennies, dont cela n’était pas spécialement l’objectif principal !

Beaucoup, par ailleurs, cherchent des bases de repli face aux vents mauvais du monde. La tendance est au protectionnisme européen, afin de se donner un peu plus de poids et de chances. Mais les remparts de cette forteresse seront-ils assez hauts pour que puisse s’y développer, à l’abri, une économie nous protégeant des miasmes qui nous ont déjà atteints, car nos propres sociétés en sont à l’origine ?

Se contenant d’incriminer ces déséquilibres, la description de la crise économique qui nous est proposée est un peu courte et ses remèdes sont illusoires. Des raisons plus profondes sont à l’origine des déséquilibres que l’on déplore. Ce sont elles sur lesquelles il faudrait agir, pour y remédier. La crise financière et économique a contribué à révéler, de manière aigüe, ce dont la globalisation menée selon les instructions du capitalisme financier est à l’origine. C’est à globalisation alternative que nous pourrions réfléchir et oeuvrer.

Quoiqu’il en soit, le monde est en train de changer d’axe, les pays émergents ont émergé et s’affirment dans toute leur puissance, les pays développés peinent à la tâche et sont à la recherche de nouveaux moteurs de croissance. L’industrie financière, elle, s’est largement affranchie des contingences nationales et des frontières, sauf en ce qui concerne ses petits coins de paradis qu’elle jalouse férocement. Retranchés derrière nos murs, pourrions-nous réellement nous en protéger ?

Ainsi, si l’on considère la logique perverse d’une « chinamérique » qu’il faudrait redresser, on saisit qu’il est absurde de fonder ses espérances sur un développement un tant soi peu rapide du marché intérieur chinois (qui prendra des décennies et suppose une évolution en profondeur de la société, pour laquelle existent de nombreux obstacles), ainsi que de l’autre côté du Pacifique sur une nouvelle jeunesse de l’industrie américaine (qui sera toujours pénalisée par le différentiel des coûts salariaux, pour ne parler que de ce handicap tout aussi durable).

Il suffit de voir les extraordinaires difficultés rencontrées par l’industrie automobile américaine (et sa crise spécifique), pour comprendre que l’appareil industriel américain est globalement orienté vers une production adaptée à des modes de consommation portés par une société prospère qui appartient au passé ; que sa reconversion est une tâche d’aussi longue haleine que va l’être l’accès à un mode de consommation et de vie modernes des masses paysannes chinoises de l’intérieur du pays, laissées pour compte d’une croissance qui ne les concerne que lorsqu’il leur est demandé d’y contribuer en tant que travailleurs intérieurs migrants.

Tirer ce fil rouge permet de comprendre que la dualité – pour ne pas dire le fossé – qui existe au sein de ces sociétés, dans leur très grande diversité, représente autant si ce n’est plus un obstacle qu’un potentiel à leur développement. Que celui-ci est en réalité très inégal, et qu’il y a des raisons à cela, qui ne sont pas évoquées et encore moins combattues. Une caractéristique occultée en Chine, en raison de la fascination que crée un développement concentré sur sa bande côtière, comme aux Etats-Unis, pays le plus riche du monde qui comporte le plus de pauvres ! (ainsi que le plus grand nombre de prisonniers : 2,3 millions, soit un sur cent des Américains en âge d’être incarcéré, selon le Pew Center).

A la faveur du basculement du monde en train de s’opérer, cette vision peut être élargie à une autre dualité : celle qui va le diviser selon de nouvelles frontières. D’un côté les pays continuant de connaître un fort taux de croissance, de l’autre ceux qui vont connaître pour une longue période une croissance proche de la stagnation. Et l’on peut s’interroger à propos des tendances qui se manifestent : la période qui s’annonce ne va-t-elle pas être caractérisée par un approfondissement des dualités en question, qu’elles s’expriment au sein des sociétés comme entre les pays et régions du monde ?

Notre description du monde, pour sûr, s’en trouverait assez chamboulée ! Nous amenant à reconsidérer, en vrac, à la fois nos modèles de développement et nos modèles de société. Pour le meilleur, ou bien pour le pire quand on commence à évoquer la Tiers-Mondisation de la planète, énumérant les signes extérieurs d’exclusion qui expriment sa progression.

Les pays occidentaux sont face à un constat difficile. Tout a été fait pour qu’ils vivent en s’endettant, au grand bénéfice des marchés financiers. Les particuliers comme les Etats, on le découvre maintenant, mais un peu tard. Alors que la machine à fabriquer du crédit n’est plus en mesure d’y pourvoir comme avant. Non pas que les masses de capitaux flottants, qui ont démesurément enflé en quelques dizaines d’années, ne soient pas là, mais parce qu’ils sont à la recherche de rendements qu’ils ne peuvent trouver que dans les salles de jeu du casino. Pas dans l’économie réelle, dont la solvabilité est devenue douteuse. Et parce leurs détenteurs se sont brûlés les doigts avec certains jouets qui se sont révélés dangereux.

Si l’endettement des particuliers, qui était un des moteurs de leur consommation, et par voie de conséquence de la croissance économique, est en panne, par quoi donc le remplacer ? Telle est la question qui doit être résolue. Elle n’est pas encore apparue dans toute son ampleur, mais elle le fera très vite, dès lors que cesseront les plans de soutien à l’économie (les primes à la casse par exemple, qui ne peuvent être éternellement reconduites), que les programmes d’aide sociale seront écornés au nom de la nécessaire rigueur, et que le pouvoir d’achat global stagnera ou même reculera.

Aux Etats-Unis, le pays où la contribution de la consommation des particuliers à la croissance économique est la plus forte en pourcentage (70%), les programmes de soutien étatiques se multiplient au fur et à mesure que se délite le tissu économique. L’Etat fédéral s’implique dans des domaines de plus en plus nombreux, afin de contenir la crise sociale des classes moyennes. Symbole de cette situation, le Sénat vient dans l’urgence d’adopter un ensemble de dispositions, dont la prolongation de certaines déductions fiscales et aides aux chômeurs, dans l’espoir de générer des créations d’emploi. Les aides se poursuivront jusqu’au 31 décembre 2010, mais après, comment faire face à un chômage devenu structurel (un problème qui n’est pas spécifique aux Etats-Unis)?

Cela s’ajoute à d’autres mesures, destinées à tenter d’enrayer la chute du marché immobilier et la progression des saisies, à favoriser l’achat de voitures ou à accroître le nombre de bourses pour les étudiants qui ne peuvent plus les financer par emprunt bancaire. Sans parler du gros morceau de la réforme de la santé, destiné à procurer une couverture sociale à des dizaines de millions d’Américains (il y aura encore des laissés pour compte). Afin d’éclaircir ce sombre horizon, Barack Obama est à la recherche d’un moteur de croissance – dont le taux actuel ne pourra être tenu, comme il est largement reconnu – et revendique une place de « premier exportateur de biens et services dans le monde ». Mais l’économie américaine a, en réalité, perdu dans les années 90 cette place qu’elle ne retrouvera pas, c’est un slogan. Aujourd’hui, elle est rétrogradée à la troisième, derrière la Chine et l’Allemagne qui sont au coude à coude. Comment, dans ces conditions, va-t-il être possible de réduire le déficit public, si l’implication financière de l’Etat continue de se révéler indispensable, afin de soulager une crise sociale dont l’ampleur ne nous parvient encore qu’atténuée en Europe et qui va encore s’approfondir ?

Quant à l’Allemagne – la question est partout suffisamment soulignée pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y appesantir – comment pourrait-elle prétendre rester prospère dans une Europe qui doit se préparer à ne plus y être ? Ce repli sur lequel elle se renferme repose sur des mérites et une excellence pas partagés, dans la droite ligne idéologique de libéraux allemands à l’offensive, face auxquels la chancelière Angela Merkel résiste passivement ne pouvant leur faire front. Il n’a toutefois aucun avenir. Comme le fait remarquer avec pertinence Martin Wolf dans sa dernière chronique du Financial Times, ce n’est pas l’Allemagne qui va exclure de la zone euro les brebis galeuses comme elle prétend s’y préparer, c’est elle qui se place dans la logique de risquer de devoir en sortir.

« Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » : les Européens sont dans ce contexte condamnés à faire corps, s’ils veulent s’adapter au mieux à la nouvelle donne. Leur protection sociale et le rôle maintenu de l’Etat sont leurs points forts, après avoir été si décriés. C’est de leur renforcement qu’il devrait être question et non pas de leur mise en cause, au prétexte d’une rigueur destinée à saper le peu de croissance que les économistes croient pouvoir déceler. Restera ensuite à mettre en marche le moteur d’un développement économique européen adapté au changement d’axe du monde.

Pour commencer, les tables de la loi devront être réécrites. Les critères d’un pacte de stabilité européen qui n’est plus respecté et ne pourra plus l’être revus. Remplacés par un nouveau dispositif qui ne pourra pas se résumer à la mise en oeuvre de mesures de basse police – comme une sorte de Fonds monétaire de quartier, tel un commissariat du même nom – mais qui impulsera une politique collective de développement s’appuyant sur un financement européen. C’est cela, ou…

La Commission de Bruxelles vient d’évaluer les programmes de réduction des déficits de 14 pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovaquie et Suède) : « d’une manière générale, pour la majorité des quatorze programmes examinés, les hypothèses de croissance sous-tendant les projections budgétaires sont jugées plutôt optimistes », a conclu la Commission afin de ne pas faire de la peine. Ce qui, traduit, signifie que les gouvernements en question parient sur des perspectives économiques irréalisables et que les objectifs assignés ne seront par conséquent pas tenus. Comme vient de l’annoncer le directeur général du FMI, la reprise économique est « meilleure que prévu », en tablant sur 4% de croissance du PIB mondial cette année (après avoir prévu 3,9% en janvier dernier). Cela risque fort de ne pas suffire, vu la contribution européenne à cette moyenne.

Pour poursuivre, enfin, la définition et la mise en oeuvre d’un nouveau modèle, non seulement économique mais aussi de société, sont en gestation et pourraient s’affirmer. Un modèle qui élargira à l’économie une démocratie qui tend à se perdre dans le domaine politique. Tant il est vrai que – dans nos sociétés occidentales, comme dans celles des pays qui ont émergé – la croissance économique n’a de sens que partagée et s’appuyant sur ce que les Grecs ont appelé la souveraineté du peuple : la démocratie, dont de nouvelles formes, à maturité, sont à formaliser.

Demain, c’est certain, sera un autre jour.

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