C'est un dur métier de vivre, avec l'impression souvent de ne pas être à la hauteur, de ne pas y arriver même si on sauve les apparences, pas de quoi se la jouer ! Pour ma part, il est assez notoire que je manque tout-à-fait de savoir-vivre avec mon mauvais caractère et mon côté asocial. Pas le genre qu'on accueille dans les petites utopies qu'on se fabrique avec des bons sentiments. Ce n'est pas qu'il manque de traditions millénaires pour prétendre nous délivrer du mal, du poids du négatif, nous dire où est le bien et nous dicter ce qu'on doit faire. A l'origine, la philo-sophie se distinguait explicitement de ces sagesses et de leur dogmatisme comme de leurs techniques corporelles au profit d'un amour de la vérité plus risqué, d'un savoir en progrès (entre scepticisme et dogmatisme) mais on attend pourtant toujours du philosophe qu'il nous apprenne à vivre. A quoi peut bien servir en effet toute cette philosophie si elle ne procure pas le bonheur tant attendu ? C'est donc bien ce que nous promettront tous les philosophes avec leurs éthiques assez semblables, d'Aristote à Spinoza. Avec Kant et sa morale universelle implacable, ça se complique nettement, plutôt du côté de la persécution mais c'est avec Hegel et Freud que ces promesses seront dénoncées comme trompeuses et même comme dépourvues de sens, malgré la volonté de Nietzsche de redonner puissance à l'idéal du moi (au narcissisme du surhomme) comme à la morale elle-même en inversant un peu bêtement toutes ses valeurs.

C'est effectivement autour de Nietzsche mais aussi de Wilhelm Reich et d'un certain marxisme (Marcuse notamment) que se reconstruira une nouvelle norme morale, celle de la libération sexuelle et de la société de consommation valorisant à outrance une jouissance débridée. Les discours critiques eux-mêmes se trouvent pris dans cette idéologie montante. Ainsi, avant même les écologistes, la focalisation sur la vie quotidienne des situationnistes a pu produire un nouveau moralisme paradoxal dont les « pro-situs » ont été le symptôme mais qu'il ne suffit pas de dénoncer comme l'a fait Guy Debord avec obstination, il aurait fallu ne pas mériter leur admiration béate. Lorsqu'on prétend que « pour savoir lire, il faut savoir vivre », il ne faut pas s'étonner ensuite que tout un tas de snobinards comme Sollers veuillent le reprendre à leur compte pour un faire une affaire de bon goût. Il est aussi significatif que Raoul Vaneigem ait cru pouvoir écrire un « Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations » que j'avais dévoré étant encore lycéen mais qui me semble un peu ridicule aujourd'hui, au contraire des livres de Debord que je lis toujours avec profit. J'avais trouvé quelque peu déplacée la critique de Lacan protestant à l'époque qu'il n'y avait pas de savoir-vivre, comme s'il n'avait pas vu le caractère ironique du titre pourtant si évident ! Bien sûr, il avait raison, même à prendre le contrepied des manuels de savoir-vivre, il s'agissait bien de nous dire comment vivre, de se donner en modèle et de faire paradoxalement de la jouissance un devoir moral. De même, la critique de la consommation et du spectacle sous ses allures égalitaires et critiques est vite devenue élitiste et culpabilisante, autant dire spectaculaire.

Ces contradictions ne sont pas fortuites et Guy Debord aurait pu en trouver la raison, aussi bien chez Hegel, dont il était un grand lecteur, que chez Freud qu'il n'a pas assez bien compris (sans parler de Lacan qu'il a rejeté sans le connaître). On peut les expliquer historiquement par sa position subjective et son passage par le lettrisme faisant de l'artiste lui-même sa seule oeuvre d'art. En effet, pour Debord, à la différence de Vaneigem, le savoir-vivre n'est pas tellement de l'ordre de la jouissance et du vivant mais plutôt de l'art, de l'artifice, de la création de soi, de l'événement, de la vérité, de la critique active opposée à celui qui subit passivement. C'est le portrait de l'artiste en révolutionnaire qui ne pouvait que provoquer l'admiration des spectateurs ! Cette posture de dandy est bien de l'ordre du savoir-vivre mais la dimension artistique en fait du moins un savoir plus problématique qu'un hédonisme borné et plus proche d'un existentialisme soucieux de donner sens à l'existence. Il faut lui savoir gré aussi d'avoir su à chaque fois évoluer et critiquer ses erreurs, des prétentions artistiques du lettrisme à celles plus révolutionnaires de l'I.S, jusqu'à la dissolution finale dans un parcours impeccable inaccessible à ses suiveurs. Vivre en poète, voilà certainement une bonne règle de vie à condition de ne pas tomber dans la niaiserie et d'y joindre le sérieux révolutionnaire. Pourtant, même sous cette forme séduisante, on se tromperait lourdement à croire pouvoir décider ainsi de notre vie, figée dans une pose, quand c'est largement la vie qui décide pour nous et qu'on sera toujours inégaux à nos idéaux. Du fait même de toucher à la vérité de l'être, le risque ici est bien de la plus grand inauthenticité à mimer l'authenticité et s'interdire de reconnaître le rôle qu'on joue par là pour les autres.

Pour Freud, la recherche du bonheur va certes de soi tout autant que son échec, désir de l'interdit ou de l'impossible, désir de la mère à jamais perdue, mais il n'y a pas de savoir-vivre possible quand le sujet n'est plus cause de soi et que son désir, sans le savoir, c'est le désir de l'Autre. La seule chose qu'on peut faire, c'est l'analyser. Avec Hegel, c'est autre chose bien que la cause dépasse aussi l'acteur de l'histoire qui se fait berner par la « ruse de la raison » faisant triompher la raison à son insu, les passions privées se mettant presque malgré elles au service d'intérêts universels, du simple fait qu'elles parlent et sont obligées de se justifier. L'important, c'est qu'on n'est plus avec la dialectique dans le simple développement d'une essence, l'expression d'une « nature » (Spinoza) comme si on était des plantes, mais dans une lutte avec soi-même et avec les autres où l'on est plutôt sujet du savoir, d'un savoir qui progresse en se reniant partiellement à chaque fois. Il n'est plus question d'un bonheur contemplatif, ni même de morale mais de politique, d'action historique et de reconnaissance sociale. C'est cela qui devrait nous intéresser, ce passage de la morale au politique, du savoir-vivre à l'intelligence collective

Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre ; l'évolution, calme production dans la nature, constitue pour l'esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l'esprit veut, c'est atteindre son propre concept; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.

De cette manière, l'évolution n'est pas simple éclosion, sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même ; de plus elle n'est pas seulement le côté formel de l'évolution en général mais la production d'une fin d'un contenu déterminé. Cette fin, nous l'avons définie dès le début ; c'est l'esprit et certes, d'après son essence, le concept de liberté. (Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Vrin p51)

On comprend mieux dès lors pourquoi le savoir-vivre des philosophes n'était souvent qu'un savoir mourir et le bonheur promis une mortelle indifférence, se retirant simplement du jeu pour la raison qu'il n'y a pas de salut individuel mais seulement collectif (au moins pour l'écologie) et, dans ce collectif, se produit immanquablement une différenciation des individus et de leur savoir-vivre particulier, toujours pris dans un discours qui n'est plus l'expression d'une essence universelle mais une dialectique entre sujet et objet, entre savoir et vérité, entre groupes comme entre individus, processus dans lequel on est partie prenante. Tout savoir doit être appris, mais nous sommes plutôt les sujets du savoir et de la technique, on apprend bien à vivre mais c'est parce que c'est la vie qui nous inflige ses dures leçons et qui se fait savoir sans qu'on ait notre mot à dire ni pouvoir s'y soustraire !

Inutile donc d'aller chercher dans quelque secte ou autres entreprises de développement personnel un savoir-vivre qui nous manquera toujours, tant que nous serons vivants. Les réponses apportées sont d'ailleurs toujours à peu près les mêmes sous leurs habits neufs. En dehors du fait, qu'assez comiquement, pour les philosophes il n'y a pas d'activité plus haute que de philosopher, d'Aristote à Spinoza, c'est bien la contemplation qui est le Graal nous donnant accès à la quiétude et la réconciliation avec le monde, c'est-à-dire une passivité qu'on maquille en joie un peu forcée tout de même, voire, pour compenser, en promotion de l'activité en tant que telle, activisme sans objet. Tout autre chose sont l'étonnement, le désir, l'indignation, la révolte, qui n'ont cure du savoir-vivre ; tout autre chose est la vraie vie tant il y a division entre savoir et vérité. Il faut vraiment des méthodes efficaces d'abrutissement pour ne pas voir comme ce prétendu savoir-vivre se trouve vite débordé de toutes parts. Finalement, heureusement qu'il n'y a pas de savoir-vivre et qu'il n'y a pas que la contemplation béate dans la vie, car ce serait une vie qui ne vaudrait plus guère la peine d'être vécue. On peut dire que c'est l'intuition centrale de l'existentialisme français de comprendre à quel point c'est le non-sens même du monde qui fait tout le sel de l'existence, sommée de lui donner sens justement (faire la différence). Sartre fait certainement partie des maîtres de liberté, mais on reste au niveau individuel, ce que les marxistes lui reprochaient tant.

Pour les écologistes, c'est autre chose, on ne peut dire que la dimension politique soit absente de leurs règles de vie, avec une conception plus collective que les situationnistes ou même que les féministes, d'où une difficulté particulière à distinguer public et privé. Beaucoup s'en sortent en colportant une conception magique de l'auto-organisation dont rend bien compte le concept de « simplicité volontaire » qui est supposée à la fois être volontaire, et non pas imposée par les autres, tout en se persuadant que cela pourrait être une volonté universellement partagée. On peut dire que toutes les religions s'y sont essayées sans réussir à autre chose qu'à imposer une norme autoritaire et culpabilisante provoquant surtout beaucoup d'hypocrisie. Presque toutes les philosophies prêchent aussi cette simplicité volontaire, bien que ce soit pour de toutes autres raisons que la nécessité écologique, car c'est tout simplement raisonnable, évidence qui doit certes être opposée au matraquage publicitaire (qu'il faudrait supprimer) mais qui n'a pas plus de chance de se généraliser qu'il y a 2500 ans ! De même, il est naturel de vouloir que les conseilleurs prêchent d'exemple. Rien d'original. On est bien là dans le savoir-vivre, si l'on veut, mais justement, pour cela, on ne peut trop en attendre ni en faire une exigence politique ni oublier les enjeux de prestige aussi bien derrière la consommation que son rejet, ce pourquoi je réfute le mot d'ordre... tout en le mettant largement en pratique pourtant !

On peut mettre sur le même plan la traditionnelle critique de l'avoir au profit de l'être qui semble prendre les gens un peu pour des débiles. C'est, d'une part, un peu trop optimiste sur la possibilité de combler notre manque à être tout comme sur le caractère amical des luttes pour la reconnaissance, mais, d'autre part, c'est négliger le caractère pacificateur de l'objet transitionnel et sa dimension symbolique. « Moins de biens, plus de liens », qu'ils disent. Tout doux, les gars ! Moins de biens pour ceux qui en ont trop, ok, mais plus de liens, faut voir ! Il est très intéressant de lire Homo aequalis de Louis Dumont qui montre qu'on échange effectivement la dépendance des hommes dans les sociétés hiérarchiques avec la dépendance des choses dans les sociétés marchandes, ce qui n'a certes pas que des désavantages dans l'autonomie donnée aux individus par rapport à leur communauté d'origine (ou même leur famille). Il n'y a pas d'état originaire harmonieux, ni d'accès à l'être comme le constatait déjà Montaigne, qu'une enfance fantasmée. La prétendue jouissance de l'Être et de la vraie vie fait partie des poses et du cinéma qu'on fait pour les autres, sans le savoir souvent, sans une once de savoir-vivre en tout cas!

Que la critique de la technique se fasse au nom d'un rapport originaire à l'Être (Heidegger), ou de la défense de notre monde vécu (Husserl, Gorz), le savoir-vivre serait de résister à la déshumanisation, voire à la disparition d'un sujet décidément bien fragile et toujours menacé. Il y a certainement besoin d'humaniser nos villes mais, à l'opposé de ce que croyait Anders, le système technique ne mène pas à l'obsolescence de l'homme mais bien à la valorisation de ce qu'il a de plus humain en nous au contraire et qui ne peut se robotiser. Inutile de vouloir revenir au poinçonneur des Lilas ou au travailleur de force, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aurait rien à critiquer mais le vécu subjectif n'est guère définissable malgré son apparente évidence. L'ère du numérique montre que notre vécu est moins celui du corps que de l'esprit et de la conversation, accentuant notre fonction de parlêtre, notre devenir langage et la différenciation entre nature et culture, réel et virtuel. On comprend qu'on puisse s'en alarmer et revenir à des conditions de vie plus naturelles, ce que tout le monde peut faire, j'en témoigne, sans renier cette extraordinaire ouverture sur le monde que nous connaissons. Là encore, le problème commence quand on veut décider pour les autres à partir de ses inclinations propres. Ainsi, pour moi la campagne, c'est surtout ce qui permet la plus grande des solitudes, alors que la ville permet de multiplier les contacts, mais j'alterne plutôt et ne profite que trop peu des merveilles de la nature, tout en devant affronter ses désagréments...

La plupart des écologistes sont persuadés de savoir ce qu'il nous faut : une vie naturelle, équilibrée entre travail, famille, loisirs, une multiactivité sans division du travail ni spécialisation, un homme complet enfin, capable de tout faire... autant dire que tout le monde serait interchangeable ! Il ne fait aucun doute qu'une politique écologiste doit permettre et favoriser des vies équilibrées ainsi qu'espaces verts et jardins dans les grandes villes mais la division du travail n'est pas si mauvaise quand elle ne va pas jusqu'à la parcellisation des tâches et qu'elle ne renforce pas les dominations mais seulement nos interdépendances et la complémentarités des talents. On peut en tout cas vouloir devenir virtuose dans sa partie, tout comme il est respectable de vouloir être polyvalent. Il est certainement souhaitable que chacun se pose la question de savoir si la vie qu'il mène lui parait satisfaisante, avec de grandes chances de répondre par la négative, mais cela ne dit pas comment il faudrait vivre, les réponses pouvant changer avec le temps, la maladie, l'âge, les opportunités et déceptions, alternant les excès et les périodes plus calmes. Il faut se garder des tentations totalitaires et, comme écologistes justement, préserver la pluralité des modes de vie et des fins légitimes, refuser l'uniformisation, l'optimisation, la normalisation.

Pas la peine de parler de ceux qui voudraient que tout le monde soit gentil et que tout le monde s'aime, comme si ce n'était pas si souvent l'amour des nôtres qui nous dressait les uns contre les autres. On a bien vu ce que donnait une religion d'amour ! D'être fils de pasteur explique assez le ressentiment acharné de Nietzsche contre toute morale. Cela ne m'empêche pas plus que d'autres de ressentir ces grands élans d'amour pour l'humanité entière, ni d'être ému aux larmes par des gestes de générosité ou les mobilisations populaires mais on ne fait pas de politique avec des bons sentiments, ce qui est la porte ouverte à toutes les manipulations, à la théâtrocratie si ce n'est l'amour du maître.

Reste au moins, pour un écologiste, la nécessité d'une vie saine dira-t-on. Le seul savoir-vivre écologiste concernerait ainsi notre santé ? L'ironie, c'est que, c'est justement à propos de notre santé, en tant que médecin, que Descartes vise à être « maître et possesseur de la nature »[1], ce que le nazi Heidegger lui a reproché et tant d'autres après lui comme on s'acharne sur un bouc émissaire un peu trop facile ! La confusion entre politique et morale mène cette fois à l'hygiénisme. Il ne s'agit pas de survaloriser la « grande santé » qui manquait tant à Nietzsche alors qu'il faudrait plutôt faire la part de la maladie, de la faiblesse, de la dépression, de la déviance. Les utopies écologistes sont un peu trop souvent faites pour des jeunes en pleine forme et bien sur tous rapports, ce qui est leur côté boy scout, laissant de côtés ceux qui ne peuvent suivre. Il n'y a rien de plus normatif que le culte du corps et la focalisation sur la santé, même si Canguilhem montre avec raison que le vivant redéfinit tout le temps ses normes (le corps se renforçant après l'infection).

Il faut bien pourtant écologiser nos vies mais l'écologie-politique doit s'inquièter d'abord de l'incidence de l'environnement, y compris le stress ambiant, ce qui n'a rien à voir avec la morale. Réduire les nuisances n'est pas de l'ordre d'un savoir-vivre et améliorer la santé de la population ne signifie pas que les citoyens devraient se préoccuper en priorité de leur santé, comme si cela primait tout et que la vie était désirable à n'importe quel prix, nous réduisant à la condition animale, à l'élevage dans un "parc humain" comme disait l'autre. Il faut accepter les conduites à risque ou déviantes comme faisant partie de notre humanité et légitimes au niveau individuel lorsqu'elles sont assumées comme telles dès lors qu'elles ne nuisent pas trop à l'entourage, tout en assurant des politiques de réduction des risques, ce qui n'a rien de contradictoire.

Ces réserves faites, il reste un point de vue écologiste sur la médecine qu'il faut prendre en compte. En effet, la critique de la technique s'applique en particulier à la médecine scientifique et aux industries pharmaceutiques dont il ne s'agit pas de nier les formidables avancées mais chacun sait à quel point c'est un domaine où le progrès se révèle ambivalent, qu'on songe aux antibiotiques qui développent des résistances, aux maladies nosocomiales ou bien aux allergies provoquées par un excès d'hygiène mais on sait que tout remède peut être un poison dès lors qu'il est actif. C'est ce qui pousse les écologistes, en accord avec la médecine la plus récente, à privilégier la nutrition et le mode de vie (l'exercice) pour la prévention de nombreuses maladies, ainsi qu'à réhabiliter les médecines naturelles en première approche et lorsque le risque vital n'est pas engagé. A ce niveau, on peut dire que la « simplicité volontaire » est bonne même pour notre santé (tout comme de ne pas manger de viandes rouges) ! Cependant, là aussi, se préoccuper du stress et des relations sociales ne peut signifier qu'on devrait éviter tout stress, et tomber dans un ennui mortel, ni que les relations sociales pourraient se passer sans frictions comme s'il n'y avait aucun enjeu et que les bonnes manières devaient étouffer toute dissension. Il y a quand même de quoi s'inquiéter à juste raison d'une confusion des genres qui paraît à peu près inévitable mais qu'il faut absolument combattre.

On ne peut servir deux maîtres à la fois. Entre vérité et thérapeutique ou normalisation, il faut choisir. Or nous avons besoin de vérité pour nous en sortir collectivement, pas de méthode Coué, ni de pensée positive, ni de soummission aveugle, c'est-à-dire de refoulement dont on connait les ravages (y compris en économie). C'est bien parce qu'il faut reconnaître les choses telles qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, qu'il n'y a pas de savoir-vivre qui vaille sinon peut-être l'expression du négatif si c'était vivable ! La vérité n'est pas toujours bonne à dire, en effet, et amène plutôt divisions et conflits. Il faut être un rustre pour déroger aux règles élémentaires de la politesse pour qui il n'y a que la vérité qui blesse. Plus fondamentalement, c'est parce qu'on n'est pas cause de soi qu'il n'y a pas de sagesse pensable dès lors qu'on dépend de l'état du monde et que ce sont les autres qui nous rendent malades et malheureux la plupart du temps. Les gens heureux s'illusionnent souvent sur leurs propres capacités à construire un bonheur qui dépend en bonne partie pourtant de leur environnement, de la reconnaissance sociale et de l'amour reçu, plus que des remèdes de pacotille ou superstitions auxquels ils peuvent l'attribuer indûment.

Quand on ne peut pas changer notre environnement à notre convenance, les meilleurs remèdes, on les connait, à part l'activité, c'est de rire et chanter mais on n'a pas toujours le coeur à rire... La mauvaise humeur est une vraie touche du réel disait Lacan. Il proposait cependant une éthique de la psychanalyse, dont la formule « ne pas céder sur son désir » reste ambigüe mais qui vaut mieux que la course à la jouissance, et qui était destinée surtout à trancher avec la répression des désirs, répression qu'on nous prêche constamment désormais sous prétexte de réfréner une consommation de marchandises dont la cause n'est pourtant pas individuelle mais liée au système de production. De quoi promouvoir plutôt, avec cette éthique du désir, les figures du révolutionnaire, de l'artiste, du saint.

On peut y voir une sorte de savoir-vivre encore, aussi vain qu'un autre sans doute, bien qu'il se confronte à la vérité du désir et se présente plutôt comme non-savoir et manque de savoir-vivre ! Il faut se rendre à l'évidence, si tant de gens recherchent ce savoir-vivre dans la religion, la philosophie, le développement personnel, l'écologie, etc., il faut se persuader qu'il manque à tous car nous sommes plutôt sujets du savoir et acteurs d'une histoire à laquelle nous ne comprenons rien mais dont la fin n'est pas écrite d'avance. Voilà pourquoi le manque de savoir nous ouvre à l'existence comme à l'Autre dans sa différence, le manque de savoir-vivre permettant d'échapper à la norme et d'oser dire ses quatre vérités alors que « la voie qu'on prétend être la voie, n'est pas la voie », c'est sans issue : parce que nous sommes en chemin, nous sommes partie prenante et non pas achevés, parce que nous restons des enfants qui avons tout à apprendre de la vie, seul espoir qu'il nous reste (à quoi bon vivre, s'il n'y a plus rien à découvrir ? Orgueil funeste de la dépression). Cela n'empêche pas qu'il y a des urgences à traiter politiquement, des mesures à prendre, une alternative à construire, pas besoin pour cela de nous faire la morale !

Notes

[1] « nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » Descartes, Discours de la méthode, 6ème partie, p80

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