Trois adolescents sont jugés à Munich: ils ont tabassé des passants, sans raison. Toutes les personnes présentes au procès sont émues par le récit d’une des victimes; toutes, sauf les coupables. On ne perçoit aucun repentir, la mauvaise conscience ne semble pas les affecter. Or ce ne sont pas là des cas exceptionnels. Les excès de violence brutale et absurde contre des victimes sans défense et l’absence effrayante de remords ne sont que l’expression la plus visible d’une situation critique de l’éducation, partout présente: Des enfants persuadés d’être le chef à la maison, qui n’obéissent pas aux enseignants, qui se moquent de tous les ordres reçus qui estiment que les adultes n’ont rien à leur dire. Lorsqu’on évoque un problème, ils trouvent souvent que ce ne sont pas eux mais les autres, les enseignants, les camarades, qui ont un problème. Ils nous contraignent tous à nous demander ce qu’il faut faire, quels sont les besoins de notre jeunesse. En tout cas, cela ne peut pas continuer ainsi. Apparemment, les idées de l’anti-pédagogie n’ont pas donné les résultats escomptés.
Nous ne surmonterons pas ces problèmes avec toutes sortes de diagnostics comme «déficit auditif», ou «syndrome de troubles de l’attention avec hyperactivité (TDAH)» et en recourant à des médicaments, à des thérapies et à des soutiens. Ce qu’il faut, c’est un retour à une pédagogie qui considère l’enfant comme un être en développement, comme une personne qui a un besoin élémentaire d’éducation et de repères pour grandir. Beaucoup de pédagogues et d’éducateurs ont déjà apporté à ce sujet des contributions précieuses et indispensables, par exemple Bernd Ahrbeck avec son livre «Kinder brauchen Erziehung. Die vergessene pädagogische Verantwortung».1 (Les enfants ont besoin d’éducation. La responsabilité pédagogique oubliée). Otto Speck avec «Erziehung und Achtung vor dem Anderen. Zur moralischen Dimension der Erziehung.2 (Education et respect de l’autre. La dimension morale de l’éducation) ou Michael Felten avec «Auf den Lehrer kommt es an»3 (C’est l’enseignant qui est important).
Comme un phare dans le désert
Une aide particulièrement encourageante pour les enseignants mais aussi pour les parents, les éducateurs et toutes les personnes qui s’occupent d’individus est apportée par l’ouvrage «Menschen bilden» (Former des hommes), d’Arthur Brühlmeier. Ses suggestions pour l’organisation du système éducatif d’après les principes de Johann Heinrich Pestalozzi sont très actuelles. Comme un phare dans le désert, le livre énonce en 27 principes les bases du travail pédagogique et oppose à l’amnésie psychopédagogique actuelle sa longue expérience de l’enseignement et de la formation des enseignants liée tout naturellement aux idées de base de l’éducation, de la philosophie et de l’anthropologie, fruit notamment de son étude, pendant des décennies, des idées de Pestalozzi.
Face à la perspective d’un développement de l’école fondé sur le modèle américain de «Bologne», soumis au diktat de l’économie et conduisant à une uniformisation constante et à une direction hiérarchique du système éducatif, il s’intéresse avant tout à l’enfant, à l’enseignant, à ce qui se passe entre eux en tant qu’êtres humains et à la question de savoir ce qu’est vraiment l’éducation. Comme Pestalozzi, Brühlmeier est persuadé que «l’économie et l’Etat sont le mieux servis lorsque les écoles s’occupent de la formation de l’individu tout entier en se concentrant non pas sur son utilité mais sur son humanité». S’il cite Pestalozzi, ce n’est pas pour «suivre à la lettre un personnage historique» mais pour renouer avec l’esprit du pédagogue. Ce sont les nombreuses facettes de cet esprit que Brühlmeier éclaire et met en relation avec le quotidien scolaire d’aujourd’hui et qu’il présente au lecteur d’une manière tout imprégnée de cet esprit.
«Un bon enseignement est toujours un enseignement éducatif»
Là où nous risquons actuellement de réduire l’individu aux structures du cerveau, à des processus neurophysiologiques et neurobiologiques et de mettre une étiquette sur chaque singularité de l’enfant avec le diagnostic correspondant, Brühlmeier dirige sa réflexion vers l’essence de l’homme. Bien sûr, celui-ci est aussi un être biologique mais c’est seulement dans sa relation avec ses semblables qu’il peut devenir homme, et il a besoin de repères moraux et d’une éducation morale pour développer véritablement son humanité. Donc la vraie culture ne peut pas être séparée de l’éducation – «ou si l’on préfère: de la formation morale». «Un bon enseignement est toujours aussi un enseignement éducatif.» Les pressions, la coercition et la violence ne sont pas des moyens propres à former une vraie intelligence du cœur. Il faut bien sûr s’opposer avec détermination aux comportements immoraux et asociaux. Mais l’éducation doit développer chez les enfants des comportements moraux issus de leur propre initiative: «Il ne suffit pas que les enfants ne se battent pas. Il faut qu’ils s’aiment et qu’ils s’entraident, s’engagent dans la société et aiment la vérité.»
A chaque page de son livre et quel que soit le sujet, Brühlmeier montre que c’est possible et comment on y parvient. L’idée centrale, inspirée d’ailleurs de Pestalozzi et de tous les grands pédagogues est «la relation enseignant-élève, positive et vivante. C’est quelque chose comme un milieu de culture dans lequel l’enseignement et l’éducation peuvent vraiment se développer.» «Car la vraie éducation, capable de changer et de développer l’homme de l’intérieur est toujours fondée sur les relations humaines.»
L’importance de la personnalité de l’enseignant
Brühlmeier met l’accent sur la personnalité de l’enseignant en lui rendant quelque chose qui a été écarté par les réformes structurelles frénétiques: l’amour de l’enseignant pour son métier qui va de pair avec l’amour pour l’enfant, avec la joie de le voir se développer et le plaisir d’agir ensemble. Il n’y a pas là de sentimentalisme mais un vrai intérêt pour tous les enfants qui les amène à comprendre leur personnalité. Il n’admet pas qu’un enseignant ne puisse pas aimer tous les enfants de façon égale, car l’expérience nous apprend «que les sentiments de sympathie et d’antipathie s’estompent lorsqu’on réussit à comprendre un être humain tel qu’il est.»
La littérature psychologique et pédagogique nous aide, elle peut et doit nous donner des idées – c’est justement l’intention de ce livre – mais elle ne remplace pas l’écoute et l’observation de chaque enfant, lesquelles renseignent le maître sur la situation de l’enfant, sur ce qui va ou ne va pas.
Cette proximité par rapport à l’enfant, l’intérêt porté à son développement, la joie de contribuer à la formation de son humanité se transmettent au lecteur à chaque page du livre. L’auteur encourage le jeune enseignant à ne pas laisser sombrer sa motivation première pour la profession dans l’organisation et le développement scolaires, de revenir à lui-même et à son engagement.
En ce qui concerne l’importance de la relation maître-élève, Brühlmeier prend fait et cause pour l’enseignant principal car il a naturellement bien plus l’occasion d’entrer en relation avec chaque enfant. «La politique éducative ferait bien de réviser ses priorités face aux problèmes urgents de la société.»
Il ne faut cependant pas confondre la proximité par rapport à l’enfant avec un comportement de fayotage, de quête d’approbation par l’enfant: L’autorité personnelle de l’enseignant est pour lui la condition évidente d’une vraie éducation. Alors qu’autrefois on pouvait trouver en maints endroits une sévérité malsaine et des méthodes tendant à rabaisser et à humilier l’enfant – ce n’était pas une vraie autorité – Brühlmeier voit aujourd’hui le danger bien davantage dans les effets du mouvement antiautoritaire, c’est-à-dire la tendance des enfants à ne pas respecter les enseignants. L’autorité n’est pas un exercice du pouvoir mais un rayonnement personnel: «Dans ce rayonnement se trouve un message de crédibilité, de dignité, de confiance, de compétence, de volonté, de fiabilité et de sérieux.» S’y ajoute l’opposition sereine mais ferme à toute attaque contre la personne, ancrée dans l’estime de soi de l’éducateur. Une vraie formation humaine, au-delà de la transmission du savoir, qui veut amener l’enfant à devenir une personne courageuse, adaptée, capable de compassion et de confiance, autonome et dotée du sens de la justice et de la communauté, n’est pas possible sans cette saine autorité de l’éducateur. Et n’oublions pas que l’apprentissage est impossible si les enfants ne sont pas disposés à accepter les remarques des adultes. Brühlmeier ne rechigne pas devant le mot désapprouvé d’obéissance. Pour lui, c’est la disposition à répondre aux exigences de la réalité. Un malentendu éducatif d’aujourd’hui consiste à croire que l’entêtement de l’enfant, «affirmation de soi compensatrice fatale» est une manifestation d’autonomie. Sans éducation morale, l’homme n’atteint pas la vraie liberté intérieure qui lui permet de «refuser l’obéissance à des règles dominantes, quand on l’incite à adopter un comportement destructeur et moralement condamnable.»
A part les thèmes mentionnés ci-dessus, on trouve dans l’ouvrage de nombreuses suggestions à propos de questions qui préoccupent tous les enseignants: réflexions sur la calculette, l’enseignement des langues, l’utilisation excessive des appareils électroniques, l’attitude à avoir face à la violence et beaucoup d’autres questions, toujours envisagées dans un ensemble et par rapport à la mission fondamentale qui est la formation de l’homme.
Conditions d’un apprentissage fructueux
A la vision économiste de l’éducation et à une conception biologiste de l’enfant et de l’homme, Brühlmeier oppose une pédagogie profondément humaine dans laquelle l’individu et la personnalité sont remis à leur juste place. Au centre se trouve le plein épanouissement de la personnalité de l’enfant, qui n’est pas possible sans éducation morale. Et celle-ci, telle que Brühlmeier la présente dans son livre, crée et encourage aussi la curiosité, l’intérêt véritable et la compassion qui seuls rendent l’apprentissage fructueux. Mais on ne crée pas des personnalités d’enseignants et d’éducateurs avec des mesures institutionnelles ou les procédés actuels d’évaluation et de qualification; au contraire: «plus ont utilise massivement ces systèmes pour assurer la qualité, moins on atteint cette qualité qui repose uniquement sur la liberté morale de l’individu.» Naturellement l’école aura toujours besoin d’un cadre organisationnel et juridique, avant tout légitimé démocratiquement, mais pour arriver à «une éducation visant à former des individus qui ont des comportements moraux en société», il faut que l’enseignant le veuille sincèrement. Cet amour pour l’enfant – qui est, pour Brühlmeier, une attitude fondamentale qui «nourrit en tout temps le sens des responsabilités, la faculté de compréhension, la volonté de travailler, l’autocritique ainsi que la volonté d’affronter les difficultés et de les surmonter» – peut très bien être transmis dans une bonne formation des enseignants, mais pas imposé.
On souhaite un large écho à ce livre. Les enseignants, les responsables de la formation des enseignants, les parents et les politiques, pour tous ceux-là, ce livre est une invitation à se souvenir de l’essence de l’éducation: Si nous voulons préparer les jeunes aux exigences qui les attendent, nous devons faire en sorte qu’ils aient des aptitudes pratiques et intellectuelles, mais aussi qu’ils soient capables de participer activement et humainement à la vie en société. •
2 Otto Speck, Erziehung und Achtung vor dem Anderen. Zur moralischen Dimension der Erziehung. München 1996, ISBN 978-3-497-01421-7
3 Michael Felten. Auf die Lehrer kommt es an! Für eine Rückkehr der Pädagogik in die Schule. Gütersloh 2010. ISBN 978-3-579-0688
http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=2104
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