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27/12/2009

Jordanie / Maroc: Deux voltigeurs de pointe de la diplomatie occidentale

Part 1/2 - Hassan et Hussein, le modernisme au service de l’archaïsme.

René Naba

Paris, 5 décembre 2009. Dans le récit de la prophétie musulmane, ils portent deux prénoms de légende celui des deux petits fils du prophète, Hassan et Hussein, vénérés pour leur martyr, mais ce parrainage prestigieux ne mettra pas à l’abri du discrédit ces deux monarques parmi les plus instruits du monde arabe qui se revendiquent de surcroît comme descendants du prophète, le Jordanien Hussein, chef de la dynastie Hachémite, et le Marocain Hassan, chef de la dynastie alaouite (1).

A l’inverse des pétromonarques du Golfe d’extraction bédouine et d’éducation rudimentaire, Hussein comme Hassan auront été les deux seuls souverains arabes de la seconde moitié du XX me siècle diplômés des universités occidentales, chacun dans la filière coloniale de son pays, le Hachémite de l’académie militaire britannique de Sandhurst, l’Alaouite de la Faculté de Droit de Bordeaux, mais le savoir acquis au cours de leur cursus universitaire ne sera jamais affecté à la modernisation de leur royaume respectif mais à conforter leur archaïsme dans leur méthode de gouvernement et leur narcissisme dans leur projection médiatique occidentale.

Hussein le Hachémite:

Un fait plus que tout résume l’histoire de la dynastie hachémite et explique une large part de ses déboires et de son rejet au niveau arabe: le Général britannique John Glubb Pacha à la tête des bédouins de la «Légion arabe» lors de la première guerre de Palestine en 1948 qui a abouti à la création de l’Etat Hébreu. Qu’un officier supérieur de la nationalité de la puissance mandataire de l’époque coloniale se trouve aux commandes de l’armée nationale jordanienne lors de la première grande guerre panarabe contre les Israéliens, déployant par avance ses troupes dans les limites approximatives de la future ligne démarcation jordano israélienne sans chercher à pousser plus en avant sa progression, donne la mesure de la duplicité du trône hachémite et de sa dépendance vis à vis de son parrain immuable, le Royaume Uni.

Le subterfuge manquait de finesse et la dynastie paiera du prix fort ce handicap congénital. Evincée de La Mecque par les Wahhabites, refoulée de Damas par les Français, assassinée à Jérusalem et décapitée à Bagdad, dans l’un comme dans l’autre cas par des nationalistes arabes, la dynastie hachémite qui se rêvait à la tête d’un grand Royaume Arabe s’étendant de la péninsule arabique à la côte méditerranéenne, se retrouve, au terme de près d’un siècle de connivence occidentale et de turbulences anti-monarchiques, réduite à sa portion congrue, le trône de Jordanie, une principauté taillée sur mesure sur les débris de la Palestine, par le détachement de la Transjordanie de la Cisjordanie dans la grande tradition des découpages propres à l’arbitraire colonial.

Cheville ouvrière de la présence anglo-saxonne au Moyen-Orient, le «Petit Roi» ainsi que l’appelait les gazettes mondaines occidentales s’est révélé être un «grand vassal», assumant depuis Amman une double mission: la sauvegarde des pétromonarchies du Golfe, dont il sera longtemps le meilleur gendarme régional, ainsi que l’intégration israélienne au Moyen-Orient, qui valut au fondateur de la branche jordanienne de la dynastie, le Roi Abdallah 1er, d’être assassiné à Jérusalem même, dans l’enceinte même de la Mosquée Al-Aqsa, signe indiscutable de la fureur qu’une telle famille inspirait à la population.

La culture moderniste de Hussein remplira les gazettes royales européennes de ses exploits sportifs (ski nautique et pilotage) et matrimoniaux. Sa première épouse Dina Abdel Hamid, issue de la grande bourgeoisie égyptienne, ralliera la Révolution palestinienne et son mariage avec un des dirigeants de l’organisation marxisante du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) retentira comme un désaveu des pratiques royales. La deuxième épouse, Toni Gardiner, la fille de son conseiller militaire britannique, lui donnera son successeur, l’actuel Roi Abdallah II, illustrant non seulement dans l’ordre symbolique mais également dans le domaine charnel la filiation britannique du trône hachémite.

Plus grave, le nom de Hussein sera indissolublement associé au «Septembre noir» jordanien, la première grande opération d’éradication armée des Palestiniens.

Le Roi, dont les deux tiers de la population est d’origine palestinienne, n’hésitera pas à bombarder sa capitale et à noyer dans un bain de sang- trois mille victimes- le mouvement national palestinien à son envol en 1970 deux ans après la prestigieuse bataille d’Al Karameh (La bataille de la dignité) au cours de laquelle plusieurs dizaines de fedayin palestiniens se laisseront décimés sur place forçant l’armée israélienne à battre en retraite sous le regard impassible de l’armée jordanienne, demeurée l’arme au pied dans la vallée du Jourdain (2).

Son premier ministre d‘alors Wasfi Tall dénommé le «boucher d’Amman», l’ancien agent de l’Intelligence service britannique, sera assassiné en représailles en 1971 et lui même sera dessaisi quatre ans plus tard de la charge de la représentation des Palestiniens au bénéfice de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) par le sommet arabe de Rabat tenu dans la foulée de la quatrième guerre israélo-arabe d’octobre 1973 à laquelle il n’aura pas participé.

Son mariage en troisième noce avec une fille de la grande bourgeoisie palestinienne Alia Toukane, décédée dans un accident d’avion, ne le protégera pas de cette nouvelle amputation, sans doute la plus douloureuse puisqu’elle le privait de sa qualité de «Gardien des Lieux Saints de Jérusalem», fondement de sa légitimité.

Son quatrième mariage avec une arabo-américaine Lisa Halabi, fille de l’ancien Président-directeur général de la compagnie aérienne américaine Panam, sera plus conforme à ses nouvelles orientations politiques. Que cela soit dans son chalet du golfe d’Akaba ou à Londres, sa résidence secondaire, Hussein maintiendra un contact assidu avec les dirigeants israéliens toute tendance politique confondue qui veilleront toujours, en retour, à résoudre le problème palestinien dans le cadre jordanien, jamais d’une façon indépendante.

Un an après l’arrangement israélo-palestinien d’Oslo, piaffant d’impatience, il prendra de vitesse l’ensemble du Monde arabe, comme s’il redoutait d’être laissé pour compte et opère en 1994 une sorte de Blitzkrieg diplomatique, signant sans coup férir un traité de paix avec Israël normalisant dans la foulée ses relations avec l’Etat Hébreu, alors que l’Egypte, doyenne du processus, était au stade de la pré normalisation quinze ans après la signature de son propre traité de paix.

En juin 1995, Hussein, toujours lui, sera l’un des plus actifs soutien au coup de force du Qatar qui entraîne l’éviction d’un émir notoirement francophone au bénéfice de son fils davantage perméable aux arguments de la firme pétrolière anglaise «British Petroleum» désireuse de participer à l’exploitation de gigantesques gisements de gaz de la principauté, le champ off shore North Dome, dont elle avait été exclue auparavant.

En octobre de la même année, Hussein s’appliquera à neutraliser les effets du sommet euro-méditeranéen de Barcelone en organisant simultanément à Amman une conférence économique pour le lancement du «Grand Moyen-Orient» devant sceller l’intégration d’Israël dans le circuit économique arabe. Barcelone et Amman représentaient le choc frontal de deux conceptions de la coopération régionale, la conférence jordanienne soutenue par les Etats-Unis et Israël tentait de promouvoir une zone de libre-échange en rétrocédant aux pétromonarchies du Golfe la sous traitance de l’aide financière aux pays de la zone, alors que Barcelone propulsée par l’Union européenne s’employait à développer une coopération trans-méditerranéenne par l’établissement d’une zone tarifaire préférentielle et un transfert de technologie Nord-Sud.

Par deux fois donc, que cela soit pour le coup de force du Qatar ou pour le sommet euro méditerranéen de Barcelone, la Jordanie s’est retrouvée en porte à faux avec la France, mais Paris ne lui tiendra jamais rigueur de ses mauvaises manières et fera même preuve d’une déférence constante à son égard. C’est ainsi que le protocole français veillera pendant des décennies à ce que tous les ambassadeurs français accrédités à Amman ne dépassent pas d’une tête le «petit roi» de crainte de donner l’impression de le toiser de haut.

Hospitalier, Hussein l’était selon une conception singulière du droit d’asile qui relève davantage de la contorsion juridique que de la simple application du droit positif. C’est ainsi qu’il offrira en 1995 l’asile politique au gendre du président irakien Hussein Kamel pour un débriefing par les services américains. «Quiconque franchit la demeure d’Abou Abdallah peut y demeurer en paix», avait-il avancé en guise de justification. Mais le principe d’hospitalité brandi haut et fort par le Royaume s’est vite révélé un artifice juridique à usage variable puisque le monarque n’hésitera pas quinze jours plus tard à livrer aux Etats-Unis un islamiste palestinien Al-Marzouki dont l’extradition était réclamée par Washington.

Huit ans plus tard, son successeur et propre fils Abdallah II offrira l’asile à la famille du président déchu Saddam Hussein avec l’espoir d’en faire un levier au repositionnement des sunnites irakiens éliminés de la scène politique par l’invasion américaine de l’Irak, dont le jeune roi aura été l’un des catapulteurs. C’est en effet à travers le désert jordanien de l’Ouest du Royaume que les forces spéciales américaines se sont frayées le passage pour y contourner et neutraliser les positions irakiennes bien avant le début officiel des opérations contre le régime baasiste, en mars 2003.

Inclinaison naturelle ou atavisme familial? C’est à New York le 22 mars 2005 devant les organisations juives américaines, et non à Alger devant ses pairs arabes réunis le même jour en un sommet qu’il boudera, qu’Abdallah II, fils de Hussein, tirera la sonnette d’alarme sur le «péril chiite» qui menace le Moyen-Orient dans la configuration géopolitique post-saddamienne. Un remodelage auquel son père et lui-même auront grandement contribué non seulement en prêtant le territoire jordanien aux menées américaines, mais en collaborant étroitement aux projets de l’administration américaine et de ses services annexes.

La Jordanie est en effet avec l’Egypte un des principaux adeptes de la «rendition» (3), la délocalisation de la torture américaine vers les pays du tiers monde, et, depuis un quart de siècle, le principal sous traitant régional de la répression carcérale américaine dans le monde arabe, dont il en tire de substantielles avantages tant au niveau de la prestation de ses tortionnaires à ses partenaires arabes, qu’en terme de retombées médiatiques bienveillantes de la part de la presse américaine. Le Maroc, l’Egypte voire même la Syrie auraient également bénéficié de ces «restitutions extraordinaires» de présumés terroristes, rétrocéder à ces pays connus pour utiliser la torture.

Atavisme familial ou inclinaison naturelle? Abdallah infligera à son père le même camouflet que Hussein avait infligé à son grand père. Bravant les lois de la succession à la veille de son décès imminent, Hussein, sur pression américaine, avait destitué son frère Hassan, prince héritier en titre, pour confier cette charge à son propre fils Abdallah. Devenu roi à son tour, trahissant les prescriptions de son père, Abdallah II destituera son frère Hamza du poste de prince héritier pour confier ce poste à son propre fils encore en bas âge.

Il se montrera néanmoins le digne fils de son père dans ses frasques amoureuses au point que sa proximité avec la famille du milliardaire libano saoudien Rafic Hariri, l’ancien premier ministre assassiné en 2005, a failli mettre en péril son ménage, l’amputant de son principal atout, sa meilleure image de marque, son épouse, la Reine Rania al Yassine de Palestine.

Au vu de la politique menée par son père et la sienne propre depuis son accession au trône, il y a dix ans, notamment l’imbrication totale de la Jordanie à la stratégie américaine, Abdallah II apparaît comme le fer de lance de la lutte contre le terrorisme et de la démocratisation des monarchies arabes, selon ses laudateurs, le premier «embedded» (incorporé) de l’histoire de la diplomatie américaine, un «Khizmatché», un «factotum émérite» de l’axe israélo américain, selon ses détracteurs.

Hassan L’Alaouite:

Son père, Mohamad V, aura été le seul dirigeant de l’Empire français à refuser d’appliquer les lois racistes de Vichy, d’imposer le port de «l’étoile jaune» aux ressortissants marocains de confession juive du temps du protectorat français (4). A une période où une grande fraction de l’Europe ployait sous le fascisme, que la France collaborait activement avec le nazisme, ce sultan arabe et musulman s’est dressé contre ses propres protecteurs et le racisme européen ambiant. Le courage moral dont il a fait montre dans l’adversité a conféré au Royaume une sorte d’immunité, dont son fils, Hassan II, va hériter, usant et abusant de ce privilège, au point de vivre cette immunité comme une impunité, une sorte de rente de situation éternelle.

Auréolé du prestige de son père, crédité d’une intelligence brillante, en tout cas supérieure à celle de ses pairs arabes, entouré d’un aréopage d’intellectuels de renom, tels le juriste Georges Vedel, l’académicien Maurice Druon, auteur de l’inoubliable «chant des partisans» de la Résistance française, ou de l’ancien chef de la diplomatie française, Michel Jobert, pétri de culture occidentale, Hassan II était promis à un règne éblouissant avec pour mission de propulser son pays à l’avant garde du combat de la modernisation du monde arabe. Le règne était prometteur, il sera calamiteux par «le fait du prince», par le fait d’un prince qui a succombé à la fascination du despotisme oriental.

Despote, Hassan II l’aura été dans tous les sens du terme. Non un despote éclairé, mais un despote rétrograde, supportant avantageusement la comparaison avec ses émules d’Orient, n’épargnant ni ses séides, Mohammad Oufkir et Ahmad Dlimi, ses deux ministres de l’intérieur successifs, ni les censeurs de ses trop grandes dérives, les deux espoirs d’un Maroc moderne et démocratique, Mehdi Ben Barka, en 1965, et Omar Ben jelloun, dix ans plus tard, le plus populaire militant de la gauche marocaine, qui paieront de leur vie leurs convictions critiques.

Fort de la loyauté et de la gratitude des Juifs du Maroc, il s’entourera de conseillers politiques issus de cette communauté, tel le banquier André Azoulay, confiant à certains de ses représentants les plus avisés la gestion de son patrimoine privé, considérable, mais le président du comité de sauvegarde de Jérusalem, loin de mettre à profit ce capital de sympathie pour promouvoir une solution au conflit israélo-palestinien, en fera usage comme un bouclier de protection, neutralisant toute critique à son égard.

Sacrifiant à la société du spectacle, ses conférences de presse, un des temps forts du rituel diplomatique marocain, seront non l’occasion de promouvoir un grand projet, mais de satisfaire à la vanité d’une belle formule que des thuriféraires recrutés souvent dans la cohorte des journalistes français s’empresseront de répercuter et d’amplifier avec émerveillement.

Par un phénomène inexplicable, les plumes les plus acérées de la presse française perdront régulièrement de leur acuité à l’évocation des turpitudes royales, réservant leur ton sentencieux aux dirigeants moins hospitaliers. A Rabat, le devoir d’impertinence a depuis longtemps fait place à la crainte révérencieuse.

Voltigeur de pointe de la stratégie occidentale en Afrique, bras armé de l’Arabie Saoudite pour la protection des régimes honnis, tel celui du satrape zaïrois Mobutu, dans le cadre du Safari Club, bénéficiant d’un bassin d’audience à sa mesure pour la propagation des programmes d’une radio à sa dévotion, «Médi 1», critique à l’égard de quiconque sauf de son auguste personne, Hassan II, monarque absolu, n’imposera aucune limite à son extravagance.

Son Royaume des bagnes et de la terreur sera pourtant vanté comme le paradis sur terre sous l’oeil vigilant du «groupe d’Oujda», animé par Maurice Lévy, le patron de Publicis, le grand groupe de communication français (5).

Magnanimité ou complaisance?: L’homme qui aura bafoué la souveraineté française en ordonnant l’enlèvement de Ben Barka en plein centre de Paris avec la complicité des services français, l’homme qui aura ridiculisé le plus illustre dirigeant français Charles De Gaulle, qui aura tyrannisé sans retenue son peuple, qui aura embastillé une fraction de l’élite intellectuelle de son royaume pour fait de patriotisme, notamment l’ingénieur Abraham Sarfati, le mathématicien Sion Assidon et Abdel Latif Laabi, l’un des grands poètes arabes contemporains, cet homme là sera, paradoxalement, au crépuscule de sa vie, l’unique dirigeant arabe à bénéficier de l’extraordinaire privilège de co-présider la prestigieuse parade militaire du 14 juillet 1999, la fête nationale française.

Nul en France, ni dans les pays occidentaux ne s’est hasardé à se pencher sur ce traitement de faveur. Un tel passe-droit puise-t-il sa justification dans le rôle de base de repli à l’Etat Français assigné au Maroc par les stratèges occidentaux à l’apogée de la guerre froide dans le cas d’un nouvel effondrement français face à une poussée soviétique (6). Ou bien relevait-il d’une marque de gratitude de la part d’un des commensaux les plus réguliers des tables royales marocaines, son homologue français Jacques Chirac? D’un quitus pour un règne calamiteux? D’une prime pour une problématique lutte contre le terrorisme islamique qu’il aura nourri par ses abus et ses excès

Comme une sorte de clin d’oeil de l’Histoire, aux deux extrémités du Boulevard Saint Germain à Paris, deux des emplacements prestigieux de ce haut lieu de l’Intelligentsia française ont été dédiés, à la fin du XX me siècle, à deux personnalités marquantes de l’Histoire du Maroc moderne: le premier à Mohamad V, sans doute dans un souci des autorités françaises de se faire pardonner l’exil du Sultan du temps de la guerre d’indépendance, dont le nom honore désormais la place centrale de l’Institut du Monde Arabe (IMA), et le deuxième à Mehdi Ben Barka, dont une plaque commémorative est apposée à proximité de la brasserie Lipp, lieu de son enlèvement à titre de repentance posthume pour son supplice. Mais de Hassan II, point de trace.

La même Chappe de plomb entoure son fils et successeur Mohamad VI, d’un dilettantisme tranchant avec le comportement compulsif de son père. A moins de disposer d’un sens de la dissimulation poussé à l’extrême, le jeune roi ne paraît nullement concerné par les turbulences du monde, menant grand train de vie avec un budget équivalent à celui de sept départements ministériels, n’hésitant pas à sacrifier ses obligations internationales pour satisfaire à son sport favori, le ski alpin, à Courchevel (Alpes françaises), ou la plongée sous marine aux larges des cotes gabonaises.

Avec une opposition divisée sans clair vision d’avenir, une armée aux arrêts de forteresse affectée à la défense des confins du Royaume, le Sahara occidental, le Roi Mohamad VI, fort de la faiblesse des autres, répugne à être fort de l’intelligence des autres. Son cousin germain, Hicham Ben Abdallah Al-Aloui, un prince de sang, qui prône une nouvelle définition de la citoyenneté, est banni de la Cour, exilé aux Etats-Unis sous les quolibets de ses zélés courtisans, alors que l’opposition islamique bâillonnée préconise désormais par la voix de la fille du fondateur du mouvement, Nadia Abdel Salam Yacine, l’instauration d’une «République». Islamique.

Par sa gestion problématique de grands dossiers, telles l’affaire de l’îlot Persil dans le détroit de Gibraltar et la découverte de faramineux gisements pétroliers, le jeune roi aura attiré l’attention de l’opinion internationale. Par ses retournements imprévisibles, telle l’annulation in extremis de la visite officielle du premier ministre algérien en juin 2005 la veille du déplacement, de même que par ses absences injustifiées, -la première au sommet arabe d’Amman en mars 2001 consacré à la relance de l’Intifada palestinienne, la seconde aux obsèques de Yasser Arafat, le dirigeant historique des Palestiniens-, le jeune roi a intrigué l’opinion internationale.

Pour un «Commandeur des Croyants» qui plus est président du comité «Al-Qods», le comité chargé de sauvegarder les Lieux Saints de Jérusalem, ses partisans, nombreux dans les chancelleries occidentales, auraient rêvé meilleur comportement, un sens plus aiguisé de ses responsabilités. Fait symptomatique: le premier ouvrage consacré à ce jeune roi appelé à un long règne a eu pour titre: «Le dernier roi, crépuscule d’une dynastie» (7). Un tel titre est-il prémonitoire? Ce mauvais présage relève-t-il d’une grossière erreur d’interprétation ou d’une simple anticipation divinatoire?

Références

1- Hussein est le troisième Imam des Chiites et leur préféré. Fils d’Ali, le gendre du prophète, il a été décapité par les troupes omeyyades du Calife Yazid. Son martyre à Karbala est la pierre fondatrice de l’islam chiite. La commémoration de son supplice est célébrée chaque année au 10me jour du mois musulman de Moharram par la cérémonie dite du «deuil d’Al Achoura» où les fidèles revivent de façon violente et passionnelle le supplice de Hussein, se flagellant, se frappant la poitrine en signe de culpabilité. Son père Ali, quatrième Calife de l’Islam et premier Imam du chiisme repose au sanctuaire à Nadjaf autour duquel s’est construite la ville sainte, où l’Ayatollah Rouhollah Khomeiny, père de la Révolution islamique iranienne, s’est longtemps réfugié avant de prendre le pouvoir à Téhéran. Nadjaf a par ailleurs été, l’été 2004, le théâtre de violentes batailles entre Américains et les partisans du chef religieux chiite Moqtada Sadr, hostile à l’invasion américaine de l’Irak.

2- À propos de la bataille d’Al Karameh et des relations jordano-palestiniennes, cf. à ce propos Yasser Arafat, l’homme sans lequel la Palestine aurait été rayée de la carte du monde »

3- La rendition, la délocalisation de la torture, n’est ni morale ni efficace» par Marc Gerecht, Weekly Standard, cité dans le «Courrier international» N°763 du 16-22 juin 2005, cf. aussi le quotidien espagnol « El Pais » du 15 novembre 2005, le quotidien français Libération du 18 novembre et Le Monde du 8 décembre 2005, selon lesquels huit pays européens (Allemagne, Danemark, Espagne, Portugal, Royaume Uni, Italie, Norvège, Suède) ont servi de point de transit aux passages des 800 vols charters affrétés par la CIA alors que quatre pays de l’Europe de l’Est auraient abrité des prisons secrètes de la centrale américaine (Pologne, Kosovo, Tchéquie, et Roumanie) .

4 -En complément au dossier Jordanie et Maroc, les voltigeurs de pointe de la diplomatie occidentale dans la sphère arabe, www.renenaba.com publie des extraits d’une étude de Abraham Sarfati sur la spécificité du judaïsme marocain et son rapport avec le sionisme. Une étude parue dans la Revue Souffles numéro spécial 15, 3e trimestre 1969.

5- «Paris, capitale arabe» de Nicolas Beau, Seuil 1995

6- Paris avait aménagé à l’époque de la guerre froide soviéto-américaine (1945-1990) une importante ambassade à Rabat de mille personnes, la plus importante après celle de Washington, en vue de servir de base de repli au haut commandement politique et militaire français en cas d’invasion de Paris par les troupes communistes dans le cadre de la stratégie du «Stand Behind». L’hypothèse a été ouvertement évoquée par le journaliste, François-Xavier Verschave, dans un livre documenté sur le président français Jacques Chirac, «Noir Chirac» (Editions Les Arènes), paru à la veille des élections présidentielles françaises de 2002.

7- «Le Dernier Roi, crépuscule d’une dynastie» de Jean-Pierre Turquoi- Grasset-2001

Part 2/2

La CIA de l’un, le Mossad de l’autre

Paris, 13 décembre 2009. Hassan et Hussein ont manifesté très tôt un intérêt marqué pour l’Occident, sans doute en raison de leur éducation, mais aussi dans l’intérêt bien compris de la survie de leur trône. Si l’Arabie saoudite est quadrillée par le FBI américain, une trentaine de postes disséminée dans les principales villes du Royaume pour déjouer les menées subversives contre la famille royale et les installations américaines, le lien avec les services de renseignement parait tout aussi direct en ce qui concerne les deux autres monarques à en juger par les informations parues dans la presse internationale… au point que les deux monarchies, l’une pour le Machreq, le levant (la Jordanie), et l’autre pour le Maghreb, le ponant (le Maroc) apparaissent comme des voltigeurs de la pointe de la diplomatie occidentale dans la sphère arabe.

Le cas du Maroc: Ben Barka enlevé avec l’aide du Mossad

Le journal Libre Belgique a fait paraître en date du 25 janvier 2008 une recension d’un livre d’un journaliste israélien dans lequel l’écrivain détaille les liens très étroits entre Israël et le Maroc, notamment la collaboration entre le Maroc et le Mossad, le service israélien des renseignements, dans l’enlèvement et la disparition de l’opposant marocain Mehdi Ben Barka.
Le journaliste Shmouel Seguev, ancien capitaine des renseignements militaires, puis correspondant à Paris du quotidien Maariv, assure que le Mossad a indirectement permis aux services secrets marocains de repérer l’opposant socialiste, puis de le piéger: «Ben Barka, qui voyageait beaucoup à travers le monde, se servait d’un kiosque à journaux à Genève comme d’une boîte postale où il venait récupérer son courrier, et le Mossad a donné cette information à Dlimi», écrit-il.

« Le 29 octobre 1965, Ben Barka est arrivé à Paris en provenance de Genève, avec un passeport diplomatique algérien. Il a déposé ses valises chez son ami Jo Ohanna, un juif marocain, et s’est rendu à pied à la brasserie Lipp pour y rencontrer un journaliste français, quand deux policiers français en civil l’ont interpellé et conduit dans une voiture de location jusqu’à une villa au sud de Paris. Nous savons avec certitude que Ben Barka était encore en vie le 1er novembre (…) Dlimi ne voulait pas le tuer, mais lui faire avouer son intention de renverser le roi Hassan II, a-t-il ajouté. Ben Barka avait les chevilles entravées et les mains nouées dans le dos, et Dlimi lui a plongé la tête dans un bac rempli d’eau. A un moment donné, il a pressé trop fort sur ses jugulaires, l’étranglant ainsi à mort « , a-t-il poursuivi. « Le ministre marocain de l’Intérieur, le général Mohammed Oufkir, chef de la police secrète, est ensuite arrivé à Paris pour organiser l’enterrement, qui s’est déroulé à Paris, quelques jours après le décès, sur une aire en construction, où il y avait du béton et du ciment, aux abords de l’autoroute du Sud », a-t-il précisé.

Le colonel Ahmad Dlimi était à l’époque l’assistant du général Mohamad Oufkir, ministre de l’intérieur. Patron de la Sûreté, présent au tribunal, il sera acquitté. Le général Oufkir est condamné, lui, par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité. Pourtant, les mêmes charges avaient été retenues contre les deux responsables marocains. Mais l’arrêt de la cour d’assises de la Seine jugeant l’Affaire Ben Barka, tombe le 5 juin 1967, jour du déclenchement la 3me guerre israélo-arabe de juin 1967. Du coup, ce qu’il y avait d’incohérent, voire de choquant dans cette disparité de jugement, passera alors pratiquement inaperçu.
Mais tout autre aura été l’épilogue de cette ténébreuse affaire. Comparable par son raffinement sadique aux moeurs des cours florentines, il fera date dans les annales du royaume chérifien pour son machiavélisme achevé, illustration symptomatique du comportement d’un royaume pourtant coutumier de telles pratiques, rarement égalées dans les pays arabes.
Leur forfait accompli, les deux tortionnaires seront expédiés ad patres, manu militari, à onze ans d’intervalles, instrumentalisés l’un contre l’autre dans une opération d’autodestruction mutuelle, dans un rejet généralisé de l’opinion marocaine, soulagée par l’élimination de ces deux funestes personnages de sinistre mémoire.

Fidèle à Hassan lors des deux tentatives de coups d’état de 1971 et 1972, Ahmad Dlimi passe pour avoir personnellement exécuté son supérieur, sur les ordres du roi, suspectant le général Oufkir dans la mise en œuvre du coup d’État de 1972.
Son parricide assumé, le général Dlimi sera promu commandant en chef de la zone Sud (Sahara) et patron de tous les services secrets marocains, avant de connaître un sort identique à celui de son mentor. Il décédera de mort violente, onze ans plus tard, écrasé le 25 janvier 1983, par un camion fou à Marrakech, selon la version officielle, à la veille de la visite officielle du président français François Mitterrand au Maroc.

Selon une version ayant eu cours à l’époque, jamais confirmée ni démentie, le général Dlimi aurait été sacrifié sur l’autel de la raison d’état, victime de la rivalité entre la France et les Etats Unis et de la volonté de l’officier marocain de s’ouvrir sur l’Algérie et la Libye pour mettre un terme à la guerre du Sahara occidental, alibi du régime, pointé du doigt par l’administration conservatrice de Ronald Reagan peu désireuse de lâcher du lest devant le camp soviétique et ses alliés arabes.
Quoiqu’il en soit, l’élimination brutale d’un des principaux protagonistes de l’affaire Ben Barka a entraîné du même coup l’élimination du principal exécutant des basses œuvres royales, en même temps qu’elle prémunissait le trône de tout éventuel chantage de ce témoin de premier plan désormais encombrant, assurant à la dynastie chérifienne un silence éternel sur l’un des méfaits les plus sinistres de son histoire pourtant riche en ce domaine.
Le livre de Seguev, préfacé par un ancien chef du Mossad, le service d’espionnage israélien, Ephraïm Halévy, a été publié en hébreu par les éditions « Matar » sous le titre « Le lien marocain ». Il fourmille de détails sur les relations secrètes entre Israël et le Maroc.

Ainsi, écrit-il, lors déclenchement en 1963 de la guerre entre le Maroc et l’Algérie, le chef du Mossad, Meir Amit, doté d’un faux passeport, a rencontré à Marrakech le roi Hassan II pour lui déclarer: «Nous pouvons, et nous voulons vous aider». Les instructeurs d’Israël ont ensuite entraîné des officiers marocains, formé des aviateurs au pilotage de Migs-17 soviétiques, organisé ses services secrets, surveillé la construction de la barrière entre le Maroc et l’Algérie, vendu des armes, y compris des chars AMX-13 français via Téhéran, et équipé des embarcations de pêche avec des radars pour les transformer en gardes côtes.
De même en 1965, Israël a pu suivre le sommet arabe de Casablanca et a ainsi découvert l’impréparation des armées arabes bien avant la guerre de juin 1967, a-t-il poursuivi. Seguev consacre aussi dans son livre une place importante aux pourparlers du Mossad avec le roi Hassan II, qui ont préludé à la rencontre secrète au Maroc du ministre israélien des Affaires étrangères Moshé Dayan avec le vice-Premier ministre égyptien Hassan al Touhami, puis au voyage historique du président égyptien Anouar Sadate à Jérusalem en 1977.

Le Maroc constituait, il est vrai, une pièce maîtresse du dispositif occidental contre le bloc communiste. Paris avait aménagé à l’époque de la guerre froide soviéto-américaine (1945-1990) une importante ambassade à Rabat de mille personnes, la plus importante après celle de Washington, en vue de servir de base de repli au haut commandement politique et militaire français en cas d’invasion de Paris par les troupes communistes dans le cadre de la stratégie du «Stand Behind». Le Royaume abritait par ailleurs la plateforme opérationnelle du Strategic Air Command américain de l’aéroport Mohammed V de Casablanca (Maroc), relié par un câble coaxial directement à Bizerte (Tunisie), la base navale qui faisait office du temps du protectorat français de centre d’écoute radar pour le compte de l’Otan. Commandant le canal de Sicile sur la route reliant Gibraltar à Suez, Bizerte, au même titre que Brest, Toulon, et Mers el Kébir (Algérie), représentait un maillon de la chaîne des bases nécessaires à la défense française et à son dispositif atomique, et, au delà, à l’OTAN.

Et ceci pouvait expliquer cela…..Que le Roi Hassan II inflige un camouflet au prestigieux président français de l’époque, le Général Charles De Gaulle, en bafouant la souveraineté française, -l’enlèvement d’un opposant marocain en plein Paris avec la complicité d’agents français– en toute impunité, sans craindre des représailles.

Le cas de la Jordanie, un roi indic ?

Le cas de la Jordanie est bien plus consternant puisqu’en l’occurrence c’est le Roi en personne qui faisait office d’indicateur attitré de la CIA, à en juger par les révélations d’un témoin majeur de la vie politique arabe du dernier demi siècle, le journaliste égyptien Mohamad Hassanein Haykal.
L’ancien confident du président égyptien Gamal Abdel Nasser relate, dans une série d’entretiens diffusés en Août 2009, sur la chaîne transarabe «Al Jazira» que le Roi Hussein de Jordanie a fait office pendant 17 ans, de 1957 à 1975, d’agent de la CIA, (Central Intelligence Agency), l’agence centrale de renseignement des Etats-Unis, sous le pseudonyme de «NO BEEF» pour un salaire annuel de un million de dollars.

«A la veille de la 3eme guerre israélo-arabe de juin 1967, le Roi a fait évacuer sa flotte de combat mettant à l’abri en Turquie 16 chasseurs-bombardiers Phantom pour empêcher que l’Egypte ne s’en serve dans ses raids programmés contre Israël», a déclaré l’ancien directeur du quotidien égyptien «Al-Ahram».
«La Jordanie a déploré la perte de seize soldat durant cette guerre. Le Roi n’a pas livré bataille, préférant céder sans combat la Cisjordanie à Israël, soit la moitié du territoire de son royaume, se débarrassant ainsi d’un foyer nationaliste qui risquait de menacer la stabilité des assises bédouines du trône hachémite», a-t-il poursuivi
Récidiviste, le Roi Hussein s’envolera en octobre 1973 vers Tel Aviv pour informer directement le premier ministre israélien de l’époque Mme Golda Meir des préparatifs de l’offensive syro égyptienne, affirmera en outre M. Haykal.

Dans un autre article, Jim Hoagland, influent éditorialiste du Washington Post, rappelle que le roi Hussein a été payé par la CIA («on the CIA payroll»), ce qui signifie littéralement sur la liste d’émargement, durant les années 1970 et qu’il n’a pas hésité à s’allier au président syrien Hafez El-Assad dans les années 1980, et au président irakien Saddam Hussein durant la guerre du Golfe. Cet article intitulé «Another Royal Mistake in Jordan ?», a été reproduit par l’International Herald Tribune, en date du 1er février 1999.
Selon le journaliste égyptien, le président américain Jimmy Carter (1977 à 1981) en personne a informé le journaliste américain Ben Bradley, rédacteur en chef du Washington Post, et son collaborateur Bob Woodward, un des révélateurs du scandale du Watergate sous l’ère Nixon, de la présence du Roi Hussein de Jordanie parmi les agents actifs de la CIA au Moyen Orient.
Les révélations de Mohamad Hassanein Haykal sur la connivence des deux pays avec le services occidentaux ont suscité une violente réaction des deux monarchies conduisant à un boycott de la chaîne transfrontière arabe, mais nul dans ses deux royaumes ne s’est hasardé à interpeller les deux monarchies sur leurs connections présumées avec les services de renseignements de pays supposés être les ennemis du monde arabe.

Il en a été de même lorsque le journal transarabe «Al-Qods al Arabi», paraissant à Londres, avait annoncé le 25 septembre 2009 que le ministre marocain des Affaires étrangères Taïeb Fassi Fihri avait rencontré son homologue israélien Avigdor Liebermann, à New York, en marge de la session annuelle de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Alors que l’Arabie saoudite proclamait son refus de toute normalisation avec Israël avant un règlement d’ensemble du contentieux israélo-arabe, et que l’Egypte, pourtant signataire d’un traité de paix avec Israël, limitait ses contacts au premier ministre israélien Benyamin Netanyahu et au ministre de la défense Ehud Barack, sabordant la réunion annuelle de l’Union Pour la Méditerranée fin octobre en Turquie afin de barrer la route à la présence du ministre israélien des affaires étrangères qui passe pour être l’un des dirigeants israéliens le plus xénophobes de l’histoire israélienne, le chef de la diplomatie marocaine légitimait ainsi en catimini un personnage ostracisé par les pays arabes et certains de ses alliés occidentaux, sans que cette information n’ait suscité le moindre commentaire du Maroc.

Haykal indique que le commandement égyptien était gravement préoccupé des fuites militaires et qu’il a été grandement étonné de découvrir qu’un des indicateurs des services américains était un roi arabe. Il impute à l’absence de fiabilité de certains dirigeants arabes une part des défaites militaires arabes.
Ceci pourrait expliquer cela.

Beaucoup d’autres exemples d’identiques infamies pourraient être citées ailleurs dans le Monde arabe. Mais que deux dirigeants arabes se revendiquant de la descendance du prophète, enfants chéris de l’Amérique, privilégient la survie de leur trône, au risque de sacrifier les intérêts à long terme du monde arabe, en s’alliant avec l’ennemi officiel du monde arabe, éclaire d’un jour nouveau le collapsus arabe et la marginalisation du Monde arabe qui s‘est ensuivie dans la gestion des affaires du monde.

«Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux sur ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde».

Aimé Césaire: Discours sur le colonialisme, 1955

Cauda

En complément au dossier «Jordanie et Maroc, les voltigeurs de pointe de la diplomatie occidentale» dans la sphère arabe.
renenaba.com publie, en additif:

• Un encadre sur l’affaire Ben Barka
• Des extraits d’une étude de M. Abraham Sarfaty sur la problématique du judaïsme marocain et son rapport au sionisme. Une étude parue dans la Revue Souffles numéro spécial 15, 3e trimestre 1969.


Dossier Jordanie et Maroc Additif

Le mandat d’arrêt lancé le 14 décembre 2009 par la justice britannique à l’encontre de Mme Tzipi Livni pour sa responsabilité dans la guerre de destruction israélienne de Gaza a retenti comme un désaveu du Maroc pour l’accueil que le Royaume avait réservé en novembre à l’ancien ministre israélien des affaires étrangères, un camouflet d’autant plus cinglant que le souverain chérifien, le Roi Mohamad VI préside le comité «Al Qods», le comité chargé de préserver les Lieux saints musulmans de Jérusalem, une ville en voie de judaïsation rampante et quasiment annexée par Israël.
Le laxisme traditionnel marocain à l’égard d’Israël, à contre courant de la position officielle arabe, est généralement expliqué par les rapports historiques qu’entretient la dynastie alaouite avec le judaïsme marocain.
En complément au dossier «Jordanie et Maroc, les voltigeurs de pointe de la diplomatie occidentale» dans la sphère arabe www.renenaba.com publie, en additif, au titre d’annexe documentaire, des extraits d’une étude de M. Abraham Sarfaty sur la problématique du judaïsme marocain et son rapport au sionisme. Une étude parue dans la Revue Souffles numéro spécial 15, 3e trimestre 1969 et toujours d’actualité.

La revue Souffles «Anfas» en arabe est née en 1966 au Maroc de la rencontre de quelques poètes qui sentaient l’urgence d’une tribune et d’un renouveau poétique et politique.

Mais, très vite, elle cristallisa autour d’elle toutes les énergies créatrices marocaines: peintres, cinéastes, hommes de théâtre, chercheurs, penseurs hommes de théâtre, pour finir par devenir un carrefour de création et de réflexion pour les nouvelles générations marocaines avides de libérer leur pays, de lui restituer une identité, de lui offrir un futur. Souffles a été lue à travers tout le Tiers Monde.

Tout au long de son existence, elle s’est également ouverte aux cultures des autres pays du Maghreb et de ceux du Tiers Monde. Interdite en 1972, Souffles est restée longtemps introuvable. Trop peu de bibliothèques peuvent la proposer à leurs lecteurs ou aux chercheurs, que ce soit au Maghreb, en France ou ailleurs. Et pourtant cette revue est incontournable pour qui veut travailler sur la littérature maghrébine, sur les problèmes de la culture nationale et de la décolonisation culturelle.
Pour en savoir plus, consulter le site du poète Abel Latif Laabi, ancien compagnon de détention de l’ingénieur http://www.laabi.net

Abdel Latif Laabi

Né en 1942 à Fès, la capital spirituelle et culturelle du Maroc, Abdelatif Laabi, prix Goncourt de la Poésie 2009, compagnon de détention de Abraham Sarfaty, est un des cou fondateurs de la Revue Souffles.
Après des études à l’université, à Rabat, à la section des lettres françaises, il participe en 1963, à la création du Théâtre universitaire marocain et enseigne alors le français dans un lycée de Rabat.
En 1966, débute la revue Souffles où collaborent plusieurs intellectuels marocains de gauche et notamment Tahar Ben Jelloun, Mohammed Khaïr-Eddine et Moustafa Nissaboury.
Cette revue, qui comptera vingt-deux numéros en français et huit en arabe sous le nom d’Anfas, a eu une grande influence sur la formation de l’intelligentsia marocaine de gauche.
Abdel Latif Laabi est titulaire des insignes de Docteur honoris causa de l’Université Rennes 2 Haute Bretagne.(30 novembre 2007)

Abraham Sarfaty, la problématique du judaïsme marocain et le sionisme

Né à Casablanca (Maroc), en1926, Abraham Sarfaty, issu d’une famille juive de Tanger, est un indépendantiste marocain qui s’illustra par son double emprisonnement tant sous le protectorat français que sous le règne du roi Hassan II et son témoignage sur ce qu’il y a vécu.
Militant communiste marocain dès 1944, il s’engage ardemment pour l’indépendance de son pays, ce qui lui vaut d’être emprisonné en 1950, et placé en résidence surveillée en 1956. Ingénieur des mines de formation, il participe ensuite à la mise en place des institutions de l’État marocain, à des postes plus techniques que politiques, dont celle de l’enseignement à l’École Mohammadia d’Ingénieurs. En 1970, il rompt avec un parti communiste marocain qu’il juge sclérosé et fonde l’organisation d’extrême gauche Ila A Amame (en avant) (actuelle La Voie démocratique, An-nahj Ad-dimoukrati).
Arrêté et torturé par le régime de Hassan II en 1972, il entre ensuite dans la clandestinité. Sa nouvelle arrestation en 1974, durera jusqu’en septembre 1991, date à laquelle Sarfaty est privé de sa nationalité marocaine en raison de sa position à l’égard de la « marocanité » du Sahara. En soutenant l’autodétermination du peuple sahraoui, il a été expulsé du territoire marocain après avoir purgé dix-sept ans de prison ferme. En septembre 1999, il est autorisé par le nouveau roi Mohamad VI à rentrer au Maroc et sa nationalité marocaine reconnue officiellement.
Abraham Sarfaty tout comme le mathématicien Sion Assidon ou Ilan Halévy, représentant de l’OLP auprès de l’Internationale socialiste, sont des Juifs séfarades qui ne se reconnaissent pas dans le sionisme, comme par le passé le communiste égyptien Henri Curien, ou plus récemment comme les membres de l’Union Juive française pour la paix.
Pages: 24-37
On me dira, on m’a dit, pourquoi, aujourd’hui, se préoccuper encore du judaïsme marocain? Laissons se réduire à sa plus simple expression, par les départs, cette communauté, les quelques irréductibles (a) ne poseront alors plus de problème.
En fait, cette étude vise le judaïsme marocain dans son entier, celui qui subsiste ici, celui qui, est dispersé et déraciné en Occident, celui qui s’est trouvé transplanté dans un Etat dont le nom était si chargé de symbole pour tout juif et qui y découvre, actuellement, que sous ce nom se cache une entreprise de prolétarisation, d’anéantissement culturel et une aventure militariste et raciste
Cette entreprise qui a ainsi mystifié le judaïsme marocain, dans le cadre d’une mystification générale du judaïsme, a couronné l’oeuvre coloniale de déracinement commencée il y a un siècle.
A travers la synthèse de ce processus, nous voulons faire partager notre conviction, qui n’a été que renforcée par l’étude des documents tant du passé que du présent, que la prise de conscience de cette mystification est inéluctable, que le judaïsme dans le monde arabe, prisonnier du sionisme, prendra conscience de sa solidarité profonde avec la révolution arabe et contribuera ainsi à faire éclater la dernière entreprise historique du capitalisme à enfermer les juifs dans un ghetto, et quel ghetto… à l’échelle mondiale
Pour contribuer à cette prise de conscience, la recherche rigoureuse de la vérité est indispensable. L’auteur de ces lignes ne prétend pas y être plus apte que d’autres. Mais l’appui sur les critères et les principes du socialisme scientifique peut permettre d’échapper, autant que faire se peut, au subjectivisme. Ce qui ne veut pas dire que cette démarche ne doive pas tenir compte, au contraire, des facteurs super structurels, de culture, d’idéologie, de religion. Mais l’histoire même du sionisme montre, par ses impasses qui se dessinent et se développent, que l’on ne peut isoler et déformer indéfiniment ces facteurs
Par ailleurs, nous nous efforcerons, dans cette étude, de citer le moins de noms possible. Non que l’Histoire n’ait un jour à régler ses comptes avec certains. L’heure en sonnera lorsque les chemins d’une nouvelle symbiose judéo arabe seront retrouvés. Mais nous n’hésiterons pas à fustiger ceux qui continuent aujourd’hui, y compris au sein de l’Etat sioniste, leur travail de mensonge.
Pour accélérer cette prise de conscience, le mouvement national doit, en ce qui le concerne, critiquer ses propres démarches de nationalisme bourgeois plus ou moins tenté d’interpréter le sionisme comme un phénomène isolé et lié aux seuls facteurs religieux. Dans le monde arabe, El Fath a montré la voie, et dès avant juin 1967.
Saluons le fait, lourd de conséquences pour l’avenir, que les hommes politiques qui furent longtemps seuls, ici, à se placer sur ce terrain soient maintenant rejoints par l’ensemble des organisations nationales. Il reste à en faire une réalité dans la vie quotidienne, à retrouver ainsi et à reconstruire la réalité nationale.

I – LE JUDAISME MAROCAIN AVANT SON DERACINEMENT

Précisons. Le déracinement n’est pas daté. C’est un processus. Aujourd’hui, ce qui subsiste du judaïsme marocain, ici, vit replié sur lui-même, de plus en plus concentré sur Casablanca, ville typique du déracinement. Mais l’époque de communautés florissantes et vivantes est encore toute récente.
Les fêtes des mellahs de Fès, de Sefrou, de Salé, et bien d’autres, la symbiose des communautés de l’Atlas et du Sud, éclataient encore il y a dix ans. Malgré un siècle d’effort colonial relayé et développé par le sionisme!
Sur ce passé, tout a été dit, et pourtant, tout reste à dire. Les observateurs sont tous partis de la référence occidentale. Colonisateurs ou sionistes, pour déformer, le plus souvent sciemment, ce passé. Patriotes ou simplement observateurs plus objectifs, pour le situer dans une impasse historique, présenté, certes, comme un «âge d’or», mais sans raccord, autre que sentimental, avec l’avenir. Seule la remise en cause de la référence occidentale et l’élaboration d’une perspective d’avenir spécifique, dont l’entreprise prend corps dans le monde arabe depuis juin 1967, permettent de resituer ce passé, de le vivifier et le raccorder à l’avenir.
Ceci étant, il faut tout de même balayer le mensonge colonial et sioniste, et avec lui, les menteurs André Chouraqui, qui fut secrétaire général de l’Alliance israélite Universelle, consacra plusieurs ouvrages au judaïsme nord-africain et marocain. Sous couvert de l’objectivité juridique, l’un de ses ouvrages permettait au journal sioniste «Noar», qui empoisonna la jeunesse juive marocaine de 1945 à 1952, de proclamer en janvier 1951, que, grâce à la France, «le juif a été libéré de l’arbitraire sans limite qui le maintenait livré au bon plaisir de ses maîtres.»
Que pensent, non pas M. Chouraqui qui se trouve bien placé dans l’Etat sioniste, mais ceux qu’il a contribué à tromper, s’ils se souviennent d’une conférence du Vice-président de l’Alliance, en 1947, déclarant que si celle-ci désirait un foyer juif pour les survivants du nazisme, elle «se pose également la question de savoir quel sera l’avenir de la Palestine. Elle ne saurait répondre de manière certaine, mais sa conviction est que cela «s’arrangera». Car, soulignait l’orateur, «le contraire serait une véritable catastrophe» (Noar, n° 9, mai 1947).
Revenons à cet «arbitraire». Curieux arbitraire qui permettait à des communautés isolées dans les montagnes et dans le Sud de se perpétuer au cours des siècles, intactes, avec leurs coutumes, leurs biens et leurs droits.
La symbiose judéo arabe n’a pas été seulement celle d’une éclatante civilisation, de cette civilisation qui a fait écrire à un auteur juif contemporain: «L’Islam est fait de la chair et des os du judaïsme. Il est pour ainsi dire une refonte et un élargissement de celui-ci, exactement comme la langue arabe est très étroitement apparentée à la langue hébraïque.
Le judaïsme a pu par conséquent puiser dans cette civilisation ambiante, et en même temps préserver son indépendance et son intégrité beaucoup plus facilement que dans la société hellénistique d’Alexandrie ou dans le monde moderne. …Jamais le judaïsme ne s’est trouvé dans des relations si étroites et dans un état de symbiose si fécond que dans la civilisation médiévale de l’Islam arabe». (1)
Si la culture judéo arabe connut le recul de tout le monde arabe encerclé par l’expansion du capitalisme, la vie quotidienne des communautés poursuivait cette symbiose.
Là, il faut éclairer le statut de «dhimmi», de protégé. Deux communautés coexistaient, toutes deux basées sur une conception totale de l’homme, totalement inséré dans sa communauté. Les structures mises au point organisaient cette coexistence, dans le respect mutuel, avec toutefois et effectivement, une différence: la communauté dominante, la musulmane, avait la responsabilité de l’Etat, ou de la tribu, sur le plan politique et militaire, cette responsabilité incluant le respect de la communauté minoritaire. Bien sûr, la reconstruction de la symbiose judéo arabe devra bannir toute discrimination de toute sorte, y compris politique. Mais nullement dans la conception mécaniste d’une laïcité stérilisée à l’occidentale. Palestine laïque, rejetant l’Occident pour participer à la construction du monde arabe, n’a de sens et de perspective que dans la conception de «l’Etat démocratique» dont parlait Marx dans sa «Question juive» et non de «l’Etat politique» de la démocratie bourgeoise. (b)
Par rapport à la réalité historique dont nous avons situé le schéma, les historiens de la colonisation ou de l’assimilation coloniale, des idéologues du Contrôle Civil (c) à ceux qu’un fils de la grande colonisation appelait, avec ce mépris raciste caractéristique, des «éléments avancés, ambitieux et inquiétants» (3) de la communauté juive, ont recherché les textes à l’appui de leurs thèses coloniales et isolé les excès, dus à tel aventurier local, ou à tel souverain assoiffé de violence, en oubliant, comme cet ouvrage d’un ancien Président de la Communauté Israélite de Casablanca, (4) que ces excès s’étendaient aussi aux musulmans, en oubliant que le peuple musulman lui-même réprouvait ces excès. (d)
Mais comment prouver que telle thèse est plus vraie que l’autre? En opposant des textes à d’autres textes, des faits nécessairement isolés par le processus même de la recherche historique à d’autres faits isolés? Non pas;
Les juifs marocains qui ont vécu cette symbiose, leurs enfants que l’organisation sioniste a pu, culturellement et idéologiquement, isoler de la nation, pourront, les yeux décillés par la réalité du sionisme, refaire surgir les faits concrets, la vie quotidienne dominante, l’amitié profonde. Aux personnes de bonne foi qui n’ont pas vécu cette amitié, nous demanderons de réfléchir sur la signification de quelques données concrètes:
Les sources du statut de «dhimmi», beaucoup plus que par les textes juridiques, sont éclairées par l’analyse de la réalité concrète, avant qu’elle ne soit déformée par les structures capitalistiques et par la colonisation, ou détruite par le sionisme. Tel était le cas des communautés rurales, où vivait environ 25% du judaïsme marocain, dispersées dans les régions montagneuses du Sud, le Haut Atlas, et les plateaux présahariens.
Dans ces douars, les relations entre juifs et musulmans s’étaient développées sans entrave extérieure, dans le cadre culturel de ces communautés rurales. L’une des rares études sur cette réalité porte sur le droit coutumier des tribus du Tafilalet.
Elle montre que, si chaque juif de ces vieilles communautés paysannes recherchait, non un «Seigneur», comme on l’a prétendu, ni «un protecteur, ni exactement un tuteur, mais un «répondant» au sens entier du terme», (5) c’était pour des raisons bien précises liées aux coutumes juridiques des deux communautés. Le recours en justice, particulièrement, était basé sur la prestation de serment, pour le juif à l’intérieur de la synagogue, pour le musulman devant le Cadi. En cas de conflit entre juif et musulman, le répondant musulman du juif prêtait serment devant le Cadi en lieu et place du juif. Ce répondant se considérait tenu de prendre les armes pour défendre ou venger le juif en cas de crime.
Ceci n’empêchait pas les juifs, au même titre que les musulmans, de pouvoir «louer, acheter ou vendre des biens meubles et immeubles, locaux d’habitation ou terrains de culture sis dans la tribu.» Ils disposaient même parfois, en outre, d’un droit de préemption «dans le cas d’une aliénation consentie par un de leurs parents juifs.»
Ainsi s’organisait la vie de ces deux communautés, dans ces structures «pré capitalistes», où, pour reprendre la phrase de Marx, « la production était organisée pour l’homme, et non l’homme pour la production.» Des voyageurs européens juifs, attachés encore au contenu humain du judaïsme et non aliénés à la culture occidentale, découvraient aussi dans la vie des communautés urbaines, imprégnées des mêmes bases culturelles, de la même symbiose fraternelle avec la communauté musulmane, le sentiment de «plénitude» et comprenaient alors la «nostalgie du mellah». (6)
Cette vie était à la fois close et en symbiose avec la communauté musulmane. Ce n’était pas le ghetto encerclé par un monde hostile.
Aux faits déjà donnés, ajoutons le rappel, entre autres, et qui subsistent encore, des manifestations d’amitié et d’affection des Musulmans aux juifs lors des fêtes religieuses, notamment des cadeaux les soirs de Mimouna, le fait, relevé avec étonnement par les observateurs européens, de la vénération par les musulmans des saints juifs. (e)
Précisons. Ce judaïsme était total. Il comportait également l’idéal de «retour à Israël», la prière de Pessah «l’an prochain à Jérusalem». C’est l’ambiguïté de cet idéal et de cette prière qui a été détournée et utilisée par le sionisme. Il faut dire que dans la société européenne, déformée par le capitalisme et l’idéologie coloniale, les aspects négatifs de cette ambiguïté ont pu prendre corps et donner naissance à l’idéologie sioniste. (f) Mais, tout de même, indépendamment de toute croyance personnelle, le fait objectif demeure que cet idéal et cette prière plongent dans ce qui fait la conception d’universalité et d’humanisme du judaïsme. L’idéal d’ «Israël» est celui des fils de Dieu, plongés dans la souffrance, et promis à l’avènement, sur cette terre, du Royaume de Dieu. «L’an prochain à Jérusalem» est lié à la conception du Messie et de l’avènement de ce Royaume pour tous les hommes. (g)
Il ne s’agit ni du règne du Veau d’Or et de la Banque Rothschild, ni de prendre Moshé Dayan comme Messie. Le sionisme l’a d’ailleurs si bien compris qu’il s’est efforcé de déraciner cette croyance en le Messie: l’un des organisateurs du sionisme au Maroc, et qui aujourd’hui continue son entreprise dans l’Etat sioniste, Prosper Cohen, écrivait en 1944 une sorte d’exhortation à la communauté juive à abandonner l’espoir dans le Messie et dans l’humanité. «Qu’est-ce que le Messie? En réalité, tu ne sais pas plus qu’un autre peuple ce qu’est ou ce que sera le Messie… Viendra-t-il ce roi juif? S’ouvrira-t-elle pour les juifs cette ère de bonheur? Tu sais bien que non, peuple entêté! Tu sais bien que l’humanité est à jamais perdue… ». (9)
Ce même prophète du sionisme exhalait son mépris des juifs du peuple après le fiasco des élections aux communautés, organisées en 1948 sous la double égide du sionisme et de la Résidence Générale: «Peut-on, après le ridicule fiasco des dernières élections, lancer un appel en vue d’une action quelconque? Il semble, en effet, que la torpeur d’un grand nombre de nos coreligionnaires soit congénitale et qu’il n’y ait décidément aucun remède susceptible de la combattre. » (Noar, nº 14, février 1948).
Où l’on voit que sionisme, racisme, colonialisme et mépris des hommes sont identiques!
Le peuple, qu’il soit musulman ou juif, sentait bien, lui, dans sa chair, cette espérance commune en le Royaume de Dieu. L’amitié et la fête commune des soirs de Mimouna clôturant le Pessah en étaient l’une des expressions vivantes, symbolisant la fin commune de ce désert d’injustice que traversent les hommes.
Tout ceci, qui demande d’autres développements, d’autres recherches, d’autres réflexions, n’est pas que de l’histoire. Il faut préparer la construction de l’avenir, d’une société où de nouveau la production sera organisée pour l’homme, d’une société où l’homme pourra de nouveau trouver une plénitude désarticulée par le capitalisme et la culture occidentale, d’une société de créateurs où les hommes ré exprimeront leurs valeurs culturelles pour projeter l’avenir.

II – DU DERACINEMENT DES «ELITES» A L’ENCADREMENT SIONISTE

L’objectif de conquête du monde arabe par le capitalisme européen date des prémisses de sa mutation en impérialisme moderne. Cet objectif contint d’emblée l’effort de division entre juifs et musulmans. Précurseur à la fois de la «gauche» européenne et de l’impérialisme, Napoléon lança de Gaza, en 1799, une proclamation aux juifs d’Afrique et d’Asie au nom, avoué, des «idéaux» de la Révolution française, et, plus réel, des appétits de conquête de la bourgeoisie.
Dans la deuxième moitié du 19′ siècle, l’entreprise de colonisation s’organisa, cet effort de division jouant son rôle avec la participation empressée et intéressée des grands banquiers juifs. Edmond de Rothschild (déjà!) créait en Palestine le premier établissement colonial, et, forme nouvelle de la traite, y importait 5.000 juifs de Russie. Parallèlement, et avec des fonds de même source, l’Alliance Israélite Universelle était fondée, et créait ses premiers établissements scolaires dans le bassin méditerranéen, et notamment au Maroc. Le banquier anglais Sir Moses Montefiore effectuait un voyage «philanthropique» au Maroc, manifestant «l’inquiétude», largement renouvelée depuis par le colonialisme européen, pour le sort des communautés juives dans le monde arabe.
Laissons parler notre Mouillefarine déjà cité (3): «Ce serait une erreur singulière de croire que le Protectorat est le fait pur et simple de la conquête militaire; il faut y voir l’aboutissement d’une politique patiente, intelligente et méthodique qu’on a justement appelé la «pénétration pacifique». Les armes n’ont fait que consacrer et consolider une possession déjà acquise par un long travail d’approche des liens économiques créés avec les autorités chérifiennes et les grands chefs des tribus berbères. Or, de cette oeuvre de rapprochement, des officiers et négociants français furent les principaux artisans, aidés par les israélites du pays, grâce à la nouvelle formation qu’ils recevaient de l’Alliance.»
Ce raciste, bien sûr, confondait quelques collaborateurs juifs et la masse des juifs. Car s’il est vrai que l’un des premiers élèves de la première école de l’Alliance, celle de Tétouan, devint le fondateur du sionisme au Maroc, les artisans juifs du Rif travaillaient pour l’armement des troupes d’Abdelkrim el-Khattabi.
Mais il est vrai que les quelques milliers de juifs marocains ainsi formés constituaient, à partir des années 1920, la seule «élite», la seule manifestation publique de la communauté juive.
La société traditionnelle devait se dépasser pour affronter l’impact de la colonisation. La résistance nationale, issue des profondeurs du peuple, a été une «résistance», mais n’a jamais été, malgré certaines aspirations plus ou moins diffuses, une «révolution», qui soit à la fois rejet de l’impact colonial et dépassement de la société traditionnelle. L’idéologie nationale plus ou moins élaborée n’a cessé d’osciller entre le repli sur cette société et l’adoption des valeurs de la société bourgeoise occidentale. Même le courant socialiste, jusqu’aux efforts entrepris depuis ces récentes années, n’offrait de perspective que techniciste.
Rien d’étonnant donc que cette «élite» juive, déracinée dès le départ, intégrée par son style de vie, ses intérêts, à la culture occidentale, n’ait offert, dans le meilleur des cas, aucune perspective nationale concrète à la masse de la communauté juive marocaine, quand elle ne l’a pas, tout simplement, canalisée vers le sionisme. Dans une structure sociale où l’autonomie culturelle était déjà très forte, cette communauté s’est vue ainsi abandonnée à une telle «élite». Ceux des marocains juifs, nombreux à un moment, qui venaient au mouvement national dans le cadre du seul parti qui inscrivait la lutte nationale dans l’objectif d’avenir de construction du socialisme, se trouvaient, par une application mécaniste des principes du socialisme scientifique, amenés à sous-estimer, sinon ignorer, la nécessité d’une lutte spécifique dans la communauté juive, la laissant ainsi à cet abandon.
La situation de juin 1967 est venue ainsi couronner un siècle de pénétration et de division coloniales, et un quart de siècle d’abandon de la communauté juive marocaine à l’encadrement sioniste.
Les étapes du déracinement se situent ainsi:
Jusqu’en 1940, formation et occidentalisation de la bourgeoisie juive marocaine. Typique est à ce sujet le numéro spécial consacré en décembre 1928 à l’essor du judaïsme marocain, par le journal mensuel «L’Avenir Illustré», édité par quelques européens juifs installés an Maroc et des marocains juifs issus de cette «élite» occidentalisée.
Ce numéro, dédié au Résident Général Steeg, se situe, comme le souligne l’éditorial, «Sous l’égide de la France». L’un des rédacteurs, qui fut aussi l’un des promoteurs de la Fédération Sioniste du Maroc, y écrivait :
«Qu’étaient nos frères du Maghreb il y a seulement une vingtaine d’années? Une tribu d’Israël, isolée du reste du monde juif et en marge de la civilisation occidentale… Les juifs du Maroc, en entrant un jour dans la grande famille française, y formeront nécessairement une «province spirituelle».
La «grande famille française» devait, en 1940, «enrayer» ces ambitions.
2) La mise en place de l’encadrement sioniste. Si, dans les années d’application des lois raciales de Vichy, l’opposition de Mohammed V à ces lois et la fraternité musulmane devait confirmer à la masse des marocains juifs leurs raisons d’attachement au pays, cette «élite» ne pouvait limiter là son ambition.
Comme l’écrivait l’un d’eux, «Nous avons connu des israélites marocains dont la tenue vestimentaire, le genre de vie, la culture ne se distinguaient plus des européens, qui préféraient, dans un procès contre un arabe, se faire condamner par défaut plutôt que de se présenter au Makhzen, et d’avoir à se déchausser et à s’accroupir humblement devant le pacha». (10)
L’arrivée de l’armée américaine, en novembre 1942, devait ouvrir de nouvelles perspectives.
Dès 1943, avec la collaboration d’officiers américains et anglais, un amalgame analogue à celui qui avait créé «l’Avenir Illustré» mit en place les bases de l’organisation sioniste. La bourgeoisie juive marocaine abandonnait l’objectif assimilationniste pour se rallier, dans sa quasi-totalité, à l’objectif sioniste.
Le même auteur qui évoquait le tribunal du Pacha comme un «ghetto moral» situait ainsi ces deux courants: «Les deux positions peuvent se résumer sous cette forme: si l’Alliance, oeuvrant pour donner aux Juifs, avec l’instruction, la dignité et la possibilité de conquérir une place plus honorable dans leur pays, luttait ainsi dans le domaine politique et diplomatique, «pour que les juifs ne souffrent plus de la qualité de juifs», S.D. Lévy et les sionistes pensaient qu’il fallait certes libérer le judaïsme des pays arriérés, de la misère, de l’ignorance et des préjugés, mais avec l’espoir suprême de leur procurer le retour dans le pays de leurs aïeux» (10).
En 1945, d’après ce même auteur, le deuxième courant l’avait emporté complètement, tout au moins au niveau des leviers de contrôle, organique et idéologique, de la communauté juive.
Basé sur les fonds du «Joint», organisme américain dont les activités dans le monde en soutien du sionisme ont des formes parallèles à celles de la CIA, (h) le sionisme mit en place en particulier l’encadrement de la jeunesse juive marocaine.
Mais la masse des marocains juifs restait attachée à l’amitié avec les musulmans et aussi à ses racines culturelles. Aussi le sionisme se présentait, notamment dans la jeunesse, comme une entreprise de contestation de l’occidentalisation et de l’assimilation, et de rénovation des sources culturelles, tout en proclamant l’amitié avec les «Arabes». Le secrétaire général de la Fédération sioniste du Maroc, européen juif que le journal Noar présentait comme «l’âme du sionisme marocain», déclarait: «Nous insistons sur le fait que les rapports entre Juifs et Arabes doivent être cordiaux comme ils le sont déjà en Eretz (Israël)… Tous les juifs du Maroc doivent savoir que le sionisme n’est pas un idéal contraire aux intérêts de qui que ce soit, ni dirigé contre un groupe ou un pays ou des intérêts quelconques, mais la solution humaine du problème juif et la fin d’une tragédie deux fois millénaire, qui s’est révélée à nos regards terrifiés après la triste expérience du nazisme ayant sa source dans l’antisémitisme». (11)
3) Les provocations coloniales. Les efforts des sionistes se voyaient, non seulement tolérés, mais appuyés par les autorités du Protectorat qui cherchaient à diviser et à détourner de la voie juste le mouvement national. La vieille complicité entre Herzl et le Ministre de l’Intérieur tsariste (12) se voyait ainsi renouvelée. En février 1948, les élections aux communautés juives du Maroc, organisées alors que la répression du général Juin s’appesantissait sur le mouvement national, étaient, malgré les efforts conjugués de la Résidence et des sionistes, un véritable fiasco. A Casablanca, sur une population de 70.000 marocains juifs, il y eut 352 votants; à Marrakech, sur 20.000 marocains juifs, il y eut 153 votants.
Le journal Noar qui rapportait ces résultats sous le titre «Vous n’avez pas fait votre devoir» ajoutait que «les résultats des autres centres ne sont guère plus brillants».
Aussi la Résidence passa à des actes plus conformes à son style. Après un échec d’une tentative de provocation au Mellah de Fès le soir de Mimouna, échec dû à la réaction immédiate de militants du Parti Communiste Marocain, le Contrôleur Civil Chennebault organisa à Oujda et Jerada les 7 et 8 juin 1948, le massacre d’une centaine de marocains juifs. La Résidence réussit ainsi, et dans le contexte de la création de l’Etat sioniste, à la fois le premier choc massif en faveur du sionisme, choc qui entraîna une première vague d’émigration (évaluée par A. Chouraqui à 10% de la population juive marocaine), et la dissolution de la Fédération des Mineurs, dont les responsables étaient inculpés d’être les organisateurs de ces massacres. (i)
Ce processus de provocation n’était d’ailleurs pas particulier aux autorités coloniales françaises, ni à la seule organisation sioniste au Maroc. (j)
4) Compromis et échecs de l’indépendance. Le deuxième semestre de 1955 reste, pour tous les Marocains, y compris les Marocains juifs, la période inoubliable et triomphante qui vit le retour de Mohammed V. Cependant, dès Aix-les-Bains, les compromis s’élaboraient, qui devaient peser lourdement sur l’indépendance, y compris sur l’intégration de la communauté juive.
Dans la période précédente du développement de la lutte, y compris armée, contre le Protectorat, des marocains juifs de plus en plus nombreux, surtout parmi les jeunes étudiants et intellectuels, s’étaient ralliés au Mouvement National, contribuant ainsi à la reconquête d’un Maroc fraternel. Mais à l’étranger, «l’opinion publique internationale», bien connue, «s’inquiétait», à l’approche de l’indépendance, du «sort» des juifs marocains.
Dans ce contexte, le «Jewish Observer and Middle East Review» du 26 août 1955 put annoncer que l’émigration de 45.000 juifs marocains serait organisée entre septembre 1955 et août 1956. Cette quantité était le «maximum dont Israël pouvait organiser l’absorption -excepté sous des conditions d’urgence aiguë. Heureusement, de telles conditions n’existent pas à présent au Maroc grâce à l’approche éclairée des principaux dirigeants nationalistes à cette question des relations avec les juifs du Maroc.» Le journal rappelle à ce sujet les déclarations publiques et une attitude générale dans des «rencontres avec des représentants du Congrès Juif Mondial, qui, semble-t-il, ont lieu depuis quelque temps.»
Les moyens matériels étaient en place. R. Aflalo, dans une étude publiée par l’Avant-garde des 23 et 30 août 1959, rappelle que, à partir de 1953: «les mouvements sionistes étrangers et leurs agents mettent en place un réseau serré dont les ramifications traversent tous les mellahs et atteignent les plus petites localités du sud; créent le camp d’hébergement de la route d’El Jadida et s’installent pour la grande campagne. A partir de ce moment, les nombreux effectifs de ces organisations ne cesseront de circuler librement parmi les masses juives, de les assaillir avec acharnement, de les encourager à tout abandonner et profitent évidemment de cette période d’incertitude de confusion et de troubles pour semer la panique. C’est l’âge d’or des mouvements sionistes au Maroc.»
L’apogée fut atteinte précisément dans la période de fin 1955 à juin 1956, et la description qui suit, vue de l’intérieur, est à rapprocher de l’objectif tracé en août 1955 par l’organisation sioniste internationale: R. Aflalo rappelle que cette période a connu le «rythme le plus rapide et qui a fait le plus grand nombre de victimes.
Sachant le gouvernement préoccupé par des tâches urgentes et majeures, les organisations sionistes «travaillaient» vite, conscientes du moment de confusion éphémère dont elles tiraient alors parti. Nul n’a encore oublié cette fièvre dans laquelle les agents étrangers parcouraient les quartiers juifs, semant la panique, parvenant à créer une véritable psychose de peur collective, aidés dans cette étourdissante course contre la montre par de nombreuses et incessantes campagnes de presse étrangères, qui prédisaient à l’unisson aux Juifs du Maroc «un nouveau cauchemar hitlérien».»
Voici donc ce que les mains libres données au sionisme firent de l’Indépendance pour nombre de marocains juifs! Le ministre juif, l’amitié judéo musulmane au niveau d’organisations bourgeoises comme El Wifaq, la référence à la démocratie de style occidental, se situaient dans une autre sphère. Les intellectuels et techniciens juifs marocains pensaient, quant à eux, qu’il suffirait de s’en tenir à faire bien son travail et à se donner à la construction nationale.
L’émigration, cependant, alors que le camp sioniste de la Kadimah n’était fermé qu’en 1959, stagna dans les années suivantes. Au recensement de 1960, la population israélite comprenait 160.000 personnes. Les chiffres correspondants, ex-Zone Nord et Tanger compris, de 1951 et 1950 donnent 215.000 personnes. Compte tenu des naissances, il est permis d’évaluer les départs à un peu plus de 90.000 personnes en neuf ans, dont la ponction de 45.000 personnes dont nous avons parlé. En dehors de cette «campagne» sioniste, et malgré les pressions subies par les marocains juifs, les départs se situent donc, en moyenne, pour les huit années encadrant l’indépendance, à quelque 6.000 personnes par an.
L’emprise sioniste était loin, donc, d’avoir fait son oeuvre. Mais l’impunité dont jouissait l’organisation sioniste, la tolérance dont elle a bénéficié à l’exception de la courte période de 1959 à 1961, ne pouvait pas manquer de peser sur une communauté sur laquelle cette organisation a exercé, depuis 1944, un entier monopole idéologique.
5) L’émigration. Elle s’est développée, régulière, massive, depuis 1961. Les statistiques officielles permettent de situer les départs, depuis cette date, à une moyenne de 12.000 par an. L’échec de la tentative réformiste de créer une démocratie bourgeoise à l’occidentale fut consacré par l’orientation politique prise depuis 1960 et par la stagnation économique qui suivit.
Cet échec et cette stagnation permirent enfin au sionisme de faire apparaître à la majorité des juifs marocains la solution du départ comme la seule possible, d’autant plus facilement que la grande bourgeoisie marocaine tentait de camoufler son appétit de compromission économique avec l’impérialisme par une phraséologie nationaliste et un racisme larvé. La néo-féodalité affairiste qui s’est organisée depuis était, elle, plus conséquente: utilisation, sans discrimination, de courtiers, musulmans, juifs ou étrangers; protectionnisme camouflant mal le mépris pour la masse des juifs; répression indignée contre les «Lévy rouges».
Le tournant fut nettement marqué en 1961: en janvier 1961, une provocation sioniste montée à l’occasion de la venue au Maroc du Président Nasser, alimentée par les excès de certains (contre les enfants!) et des articles de presse racistes, fut mise en échec par la réaction publique d’un nombre important de marocains juifs. (k)
Ceci montre que la possibilité d’explication et d’information antisioniste était encore sensible. Mais le lourd manteau qui pèse sur la vie politique du pays n’était guère favorable à son développement.
Le sionisme, quant à lui, était bien organisé. Comme par hasard, à ce même moment, un petit bateau, le «Pisces», chargé de 42 émigrants, incapable de tenir la mer, coulait devant les côtes méditerranéennes du Maroc, son capitaine sauvant, quant à lui, sa peau! Lorsqu’on connaît l’efficacité de l’organisation sioniste, peut-être ne faut-il pas s’étonner de cette «coïncidence fortuite» qui permit à un journaliste sioniste d’écrire «Le Maroc a désormais son Exodus». (l)
Dans des conditions qui restent à préciser, devant «l’émotion» de «l’opinion publique internationale», les portes de l’émigration s’ouvrirent. Cet aboutissement a été ainsi résumé par une observatrice informée et objective du judaïsme marocain: «Aussi, dans cette recherche et dans son effort d’intégration dans une culture occidentale, le juif marocain ne pouvait éviter de se poser la question de son identité: pendant des siècles, le juif maghrébin avait bien été lui-même «juif en pays musulman».
Cette condition, il l’avait acceptée avec ses conséquences. Au contact de la civilisation occidentale, l’équilibre séculaire a été rompu. Lorsque le jeune lycéen commença à se demander: Qu’est-ce qu’un juif?», ses maîtres laïcs répondaient: « Au Maroc, il n’y a ni juifs, ni musulmans, il n’y a que des Marocains». Lorsqu’il se posa en Marocain devant les musulmans, on lui affirma que tous les sujets du Sultan étaient égaux, mais on lui fit sentir, dans la réalité de l’existence, que certains droits n’étaient pas pour le dhimmi. Quant aux autorités du Protectorat, elles le considéraient comme «israélite marocain». Quand, enfin, il se décida à émigrer en Israël, on le considérait, pour la première fois, comme «Marocain»». (15)
En effet, devant la réalité de l’Etat sioniste, sa crise économique, le racisme contre les juifs «orientaux», le reflux prenait corps en 1966 et jusqu’en mai 1967. Juin 1967 donna lieu, au Maroc, à de nouvelles provocations sionistes dont l’objectif fut alimenté, une fois de plus, par la réaction raciste d’une certaine presse bourgeoise. L’émigration reprit. Mais juin 1967 contenait pour le monde arabe, et finalement, l’Histoire le montrera et commence déjà à le montrer, pour le judaïsme dans le monde arabe, l’émergence de ce qui fera la fin du cauchemar sioniste et raciste.

III – JUIN 1967 ET LA PERSPECTIVE

Nous ne ferons pas ici l’analyse détaillée, qui mériterait d’être faite, sur le plan sociopolitique, de juin 67. Au-delà même de toute construction intellectuelle, la réalité du concept de nation arabe est apparue vivante. Pour le Maroc, cette date sera un nouvel août 53.
On nous dira: si la «nation arabe» est vraie, pourquoi pas le «peuple juif»? Nous nous proposons de reprendre, en profondeur, ces thèmes. Mais retenons ceci, même si ce ne peut être compris aujourd’hui par tous: ce qui fait la réalité d’une donnée sociologique, c’est son devenir.
Le concept de «nation arabe» s’inscrit dans la perspective historique des mouvements de libération nationale et de liquidation de l’impérialisme. Le concept de «peuple juif» tend à faire ressurgir une démarche tribale, et encore, au stade le plus primitif, démarche que la philosophie même du judaïsme, à travers les Prophètes, a contribué à faire dépasser en exprimant une conception universaliste de l’Homme. (m)
Il reste clair que l’avenir du judaïsme marocain, pas plus que celui de toute la nation marocaine, n’est désormais dissociable de l’avenir de la Palestine. L’ «élite» faillie qui a fait, directement ou indirectement, le sionisme au Maroc et qui se tait depuis juin 67 voudrait sans doute, avec d’autres fausses élites, couvrir cette réalité de l’oubli. Mais chacun sait que cela n’est plus possible.
A tous ceux, ici ou ailleurs, des marocains juifs, qui sentent au fond d’eux-mêmes, consciente ou subconsciente, l’angoisse de l’isolement et du déracinement, à tous ceux qui, au fur et à mesure que la réalité et l’impasse du sionisme apparaît, réfléchissent, nous demandons de s’informer, de briser, d’abord en eux-mêmes, le monopole de l’information sioniste et la mystification par l’Occident impérialiste. (n)
La réalité de l’Etat d’Israël, lisez-la à travers cet ouvrage d’un auteur sioniste qui cherche, en vain, l’issue aux impasses du sionisme. (1)
L’effondrement du rêve humaniste des juifs trompés par le sionisme, découvrez-le à travers cet autre auteur qui affirme pourtant que le «peuple juif» est une notion «sui generis». (2) Le crime permanent commis contre le judaïsme, réfléchissez-y à travers l’oeuvre d’Emmanuel Lévyne (3) et le combat qu’il mène depuis qu’il découvrit, sur l’Exodus, la réalité du sionisme. La réalité du juif marocain dans l’Etat sioniste peut être perçue à travers la sécheresse objective d’études comme celle de cette sociologue juive marocaine, même si celle-ci n’a pu dépasser la perspective «occidentale». (4) La réalité du racisme dans l’Etat sioniste ressort dramatiquement des deux études conjointes de deux citoyens de cet Etat, l’un musulman, l’autre juif. (5)
La réalité du sionisme comme entreprise impérialiste, la réalité du sionisme comme entreprise d’aventuriers qui n’ont jamais (o) voulu créer un foyer pour les juifs persécutés, mais construire un Etat raciste et expansionniste, enclave de l’impérialisme, ceux qui ne la percevraient pas à travers la réalité vivante actuelle, peuvent lire l’étude de Maxime Rodinson (6) et l’important ouvrage de Nathan Weinstock. (7)
La réalité du fascisme à la tête de l’Etat sioniste peut être perçue à travers l’effrayant autoportrait que Moshé Dayan trace de lui-même dans son interview à «l’Express» en mai dernier, et dans cette lettre que lui adresse une mère juive, Miriam Galili. La réalité de la «culture occidentale», de sa «technique», saute en éclats sous la poussée des peuples, d’abord du peuple vietnamien, et, de plus en plus, pour le monde arabe, des combattants palestiniens.
La réalité du «désert» fructifié, en quoi diffère-t-elle de la réalité coloniale et néo-coloniale que nous connaissons, en quoi diffère-t-elle des orangeraies du Sousse? Ceux qui oublient que le pays de Canaan n’a pas attendu la technique occidentale pour être le pays du lait et du miel, ceux qui accordent quelque valeur aux orangeraies nouvelles qui y ont été plantées depuis vingt ans, qu’ils s’interrogent sur ce cri de Roger Benhaïm, juif algérien qui vit l’angoisse de son déracinement en France: «SUR LA TERRE DE DIEU, DE MOISE, DES PROPHETES, DE JESUS, SUR CETTE TERRE OU COULENT LE LAIT ET LE MIEL, OU POUSSENT L’ORANGER ET LE PAMPLEMOUSSE, UN HOMME EST MORT SOUS LA TORTURE ET SES TORTIONNAIRES ETAIENT DES JUIFS, MES FRERES». (2º discours dans le désert, dédié à Kassem Abou Akar, torturé à mort par les sionistes).
Face à cette impasse, face à ces crimes commis au nom du judaïsme, se dresse la perspective du monde arabe fraternel de demain. Dans la lutte du peuple palestinien pour une Palestine laïque, unifiée et démocratique se dresse, entre autres, la figure du Palestinien William Nassar, commandant du secteur de Jérusalem de Al-Assifah, torturé par les sionistes, de père chrétien, de mère juive.

Revue Souffles

Numéro spécial 15, 3e trimestre 1969 Juin juillet 1969

Notes
(a) Parmi ceux-ci, deux catégories. Ceux qui souhaitent simplement vivre chez eux, ici. C’est leur droit, et nul n’a le droit de le leur contester. Ceux qui se veulent hommes conscients et responsables n’ont plus le droit d’ignorer que leur premier devoir, en tant que marocain juif, est la lutte contre le sionisme dans la communauté juive marocaine.
(b) Rappelons la position de Marx, critiquant la conception bourgeoise de l’Etat laïc, et qui s’oppose, par là même, aux interprétations mécanistes du socialisme (2): «l’esprit religieux ne saurait être réellement sécularisé. En effet, qu’est-il sinon la forme nullement séculière d’un développement de l’esprit humain?
L’esprit religieux ne peut être réalisé que si le degré de développement de l’esprit humain, dont il est l’expression, se manifeste et se constitue dans sa forme séculière. C’est ce qui se produit dans l’Etat démocratique. Ce qui fonde cet Etat, ce n’est pas le christianisme, mais le principe humain du christianisme. La religion demeure la conscience idéale, non séculière, de ses membres, parce qu’elle est la forme idéale du degré de développement humain qui s’y trouve réalisé.» Comment ne pas penser que cet objectif correspond également à l’aspiration, commune au judaïsme et à l’Islam, de la réalisation, sur cette terre, du Royaume de Dieu?
(c) Et leurs continuateurs au Centre de Recherches sur l’Afrique Méditerranéenne de la Faculté d’Aix-en-Provence, tels André Adam (in «Casablanca») et Robert Mantran (in «L’expansion musulmane»).
(d) L’une des preuves les plus significatives de cette réprobation populaire est le fait que le tombeau de «Solica la Sainte», sainte juive vénérée pour être restée fidèle à sa foi au mépris de sa vie plutôt que de céder à un souverain, était également vénéré par les musulmans.
(e) P. Voinot a pu noter 31 cas de saints revendiqués à la fois par des juifs et des musulmans, 14 cas de saints musulmans vénérés par des juifs, 50 cas de saints juifs vénérés par des musulmans. (7)
(f) L’Organisation Socialiste Israélienne Matzpen synthétise ainsi ce processus: «La civilisation occidentale produisit L’antisémitisme comme son sous-produit légitime, le nazisme comme sous-produit illégitime. La Juiverie Européenne, incapable de reconnaître L’antisémitisme comme un produit d’une civilisation dont elle était partie, l’éleva au rang d’une «loi de la nature humaine» et produisit le sionisme pour répondre à cette aliénation». (Ce n’est, bien entendu, pas la place ici, ni le rôle de l’auteur, de discute, des positions de telle ou telle organisation israélienne antisioniste, dont il convient cependant de saluer le courage.
La praxis révolutionnaire permet déjà, et permettra de plus en plus, le dépassement de fausses querelles de doctrine et la réalisation, dans la lutte armée révolutionnaire commune, de la Palestine unifiée de demain).
(g) Aujourd’hui, comme le fait remarquer Emmanuel Lévyne, la conception biblique d’Israël correspond aux Palestiniens, et ceux-ci peuvent effectivement dire «l’an prochain à Jérusalem». (8)
(h) Précisons qu’une délégation du Joint continue de fonctionner au Maroc sous contrôle de l’ambassade américaine.
(i) Rappelons que le bâtonnier Henri Bonnet fit, lors du procès où Ben Hamida, Secrétaire Général de la Fédération du Sous-sol, fut condamné à 20 ans de travaux forcés, la démonstration de l’organisation du massacre par les autorités du Protectorat.
(j) Eli Lôbel rappelle «l’affaire malheureuse» où il fut prouvé que des attentats à la grenade dans une synagogue d’Irak avaient été organisés par les sionistes, avec l’accord de Ben Gourion (12); Serge Moati signalait, en 1947, une provocation du même ordre à Tripoli, sous l’égide de l’Intelligence Service. (13)
(k) La Déclaration contre le sionisme et l’antisémitisme recueillit, en quelques jours, près d’une centaine de signatures, dont celle d’un rabbin, qui était venu se joindre d’elles-mêmes aux premières.
(l) Le rapprochement est, lui, acceptable lorsqu’on connaît ce que fut «l’opération» Exodus pour le sionisme mondial. Se référer à ce sujet au témoignage, vécu, de Emmanuel Lévyne (8) et à l’ouvrage de Alfred Lilienthal.(14)
(m) Ceux qui veulent mieux comprendre le «problème juif» tel, toutefois, qu’il a trouvé sa source dans le développement du capitalisme, doivent lire l’ouvrage de Abraham Léon, écrit dans la clandestinité en 1941, avant que l’auteur ne soit arrêté par les nazis et tué à Auschwitz. La réédition de l’ouvrage contient en préface une synthèse historique de Maxime Rodinson. (16)
(n) Il faut dire que, lorsqu’on le désire, cela reste, matériellement, presque impossible à réaliser. Aucun des ouvrages ici mentionnés, ne rentre et n’est en vente au Maroc, double effet de la censure et du réseau étranger des libraires.
La presse de langue française au Maroc est, soit sioniste, soit entachée de racisme. La presse de l’étranger se ramène au sionisme de «France-Soir» et à la soi-disant objectivité du «Monde». Le premier devoir des patriotes est donc d’organiser cette information.
(o) La responsabilité du sionisme dans le massacre nazi est clairement établie par la lettre suivante, adressée par Ben Gourion à l’exécutif sioniste, le 17 décembre 1938, alors que les pays anglo-saxons proposaient d’ouvrir leurs portes aux juifs d’Allemagne et d’Europe Centrale. «Le problème juif actuellement n’est pas tel qu’il était habituel de le voir. Le sort des juifs en Allemagne n’est pas une fin mais un commencement. D’autres états antisémites prendront des leçons de Hitler. Des millions de juifs sont face à l’anéantissement, le problème de leur refuge a pris des proportions mondiales. La Grande-Bretagne essaie de séparer la solution à ce problème de celle de la Palestine. Elle est appuyée par les juifs antisionistes. Les dimensions du problème des réfugiés demandent une solution immédiate, territoriale; si la Palestine ne les absorbe pas, un autre territoire le fera. Le Sionisme est en danger. Toutes les autres solutions territoriales, vouées à l’échec, demanderont d’énormes sommes d’argent.
Si les juifs ont à choisir entre les réfugiés, sauvant les juifs des camps de concentration, et l’assistance à un muséum national en Palestine, la pitié t’emportera et toute l’énergie du peuple sera canalisée pour sauver les juifs de divers pays. Le Sionisme sera écarté de l’ordre du jour, non seulement dans l’opinion publique mondiale, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, mais partout ailleurs dans l’opinion publique juive. Si nous permettons une séparation entre le problème des réfugiés et le problème de Palestine, nous risquons l’existence du Sionisme.» (Cité in Thèses de l’Organisation Socialiste Israélienne Matzpen).

Références
1: S. GOTTEIN. Juifs et Arabes. Editions de Minuit. Paris, 1957.
2: K. MARX. La Question Juive. Collection 10/18.
3: E. MOUILLEFARINE. Etude historique sur la condition juridique des juifs au Maroc. Paris, 1941.
4: Is. D. ABBOU. Musulmans Andalous et Judéo-Espagnols. Casablanca, 1952.
5: M. MOLINARI. Observations sur la condition juridique des juifs en tribu de droit coutumier berbère, dans le territoire du Tafilalet. In Revue de la Justice Coutumière, nº 1, Mars 1955.
6: NOAR, n, 11-12, juin juillet 1947: «La revanche du Mellah: Charonot à Sefrou». NOAR, nº 14, février 1947. «Visite d’un Rabbin Français au Maroc».
7: P. VOINOT. Pèlerinages Judéo Musulmans du Maroc. Paris. Larose. 1948.
8: E. LÉVYNE. «Le judaïsme et la libération de la Palestine», in Revue Hérytem, nº 1 (Nº spécial sur la Palestine).
9: P. COHEN, Congrès Juif Mondial. Conférence Extraordinaire de Guerre 1944. Casablanca, 1945.
10: B. SIKIRDJI. S.D. Lévy, une belle figure du judaïsme marocain. Casablanca, 1955.
11: Noar, nº 3 de juin juillet 1946.
12 : in Eli LÖBEL. Les juifs et la Palestine. Maspero, 1969.
13 : Noar, nº 12, août septembre 1947.
14: A. LILIENTHAL, What price Israël? Regnery éd. s.d.
15 : Doris BENSIMON-DONATH. Evolution du Judaïsme Marocain sous le Protectorat français, 1912-1956. Mouton. Paris, 1968.
16: A. LÉON. La conception matérialiste de la question juive. EDI. Paris, 1968.

Documentation
(1) Marc HILLEL. Israël en danger de paix. Fayard. Paris, 1968.
(2) Saül FRIEDLANDER. Réflexions sur l’avenir d’Israël. Seuil. Paris, 1969.
(3) Emmanuel LÉVYNE. Judaïsme contre Sionisme. Cujas. Paris, 1969.
(4) Doris BENSIMON-DONATH. Développement et sous-développement en Israël, in Revue Française de Sociologie. Octobre décembre 1968.
(5) Sabri GERICS. Les arabes en Israël, précédé de Les juifs et la Palestine par Eli Löbel. Maspero. Paris, 1969.
(6) Maxime ROBINSON. Israël fait colonial? In Les Temps Modernes, nº spécial de juin 1967 sur «Le conflit israélo-arabe».
(7) Nathan WEINSTOCK. Le sionisme contre Israël. Maspero. Paris, 1969.

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