Dans un article lapidaire paru le samedi 26 décembre [1], Le Parisien joue les ventriloques en prétendant faire parler « les Français » grâce un sondage sur la grève des conducteurs du RER A. Comme l’annonce le titre de l’article en question, « la grève commençait à agacer les Français ». Pourtant, au vu du sondage sur lequel s’appuie l’article, on peut se demander si la grève ne commençait pas, tout simplement, à agacer Le Parisien lui-même (ou sa direction).
Tels les oracles grecs, qui sollicitaient l’opinion des dieux sur l’avenir ou toute autre préoccupation des gens de pouvoir, leurs héritiers dans les médias dominants sont devenus maîtres dans l’art de prêter la parole – à tout moment et sur n’importe quel sujet – à des collectifs aussi abstraits et vaporeux que « les Français », les « Franciliens », etc. Or il apparaît que, malgré les rites auxquels se soumettent oracles anciens et oracles contemporains, les incertitudes interprétatives leur permettent de faire prévaloir une perspective particulière et de revendiquer un pouvoir. Ce pouvoir des oracles, comme celui des médias, tient ainsi dans la capacité qui leur est attribuée et reconnue à parvenir à une juste interprétation des signes.
Dans le cas des médiacrates, l’arbitraire de l’interprétation se masque derrière l’objectivité apparente du chiffre. Les sondages produisent en effet les signes chiffrés sur lesquels des journalistes rompus au commentaire instantané de « l’actualité » vont s’appuyer pour imposer un point de vue spécifique mais prétendant à l’objectivité. Pour ce qui nous intéresse ici, la grève des conducteurs du RER A, le journaliste parvient à ne pas mentionner le principal constat issu du sondage, à savoir que 46% des sondés ont manifesté un « soutien » ou une « sympathie » pour cette grève, contre seulement 32% qui s’y déclaraient « opposés » ou « hostiles ».
Par quel miracle s’opère l’invisibilisation d’un tel constat ? Tout simplement par l’invocation d’un chiffre dont on ne nous dit rien alors que sa construction s’avère extrêmement problématique : le « taux moyen [de soutien et de sympathie] depuis octobre 1995 pour l’ensemble des mouvements sociaux ». Il semble donc que le Parisien ait agrégé l’ensemble des sondages réalisés à propos des mouvements sociaux depuis octobre 1995 et mis en évidence un taux d’adhésion globale sur la période. Mais sur quels sondages s’appuie-t-on ici, réalisés à propos de quels mouvements sociaux, et pourquoi avoir retenu octobre 1995 comme date charnière ? Rien ne vient justifier ici un tel indicateur, qui pourrait d’ailleurs s’avérer pertinent si l’on prenait la peine d’en expliquer la construction et l’intérêt.
Même si l’on admet les chiffres qui nous sont livrés, et qui font d’ailleurs apparaître un très fort degré d’adhésion aux mouvements sociaux sur la période 1995-2009 (65% contre 18%), rien ne vient justifier la conclusion qu’en tire le journaliste du Parisien. On lit en effet sous sa plume : « Selon un sondage exclusif CSA/Le Parisien et Aujourd’hui-en-France, ce mouvement commençait à vraiment agacer les Français et notamment les Franciliens ». Comment passe-t-on du constat statistique d’un moindre degré d’adhésion à ce mouvement de grève comparé aux mouvements sociaux depuis 1995 (si tant est qu’on accepte les chiffres qui nous sont donnés sans autre précision) à l’idée que cette grève « commençait à vraiment agacer les Français » ?
Comme si les approximations sondagières (dont on ne dira jamais assez qu’elles cumulent des réponses dont les significations sont mouvantes et disparates) ne suffisaient pas ! On voit ici apparaître le pouvoir journalistique dans ce qu’il peut avoir de plus arbitraire et arrogant, notamment à travers l’introduction de l’adverbe « vraiment » qui parachève la brutalité de l’interprétation.
Ainsi, pour rendre ce sondage conforme à l’orientation du dossier réalisé par Le Parisien dans son édition du 26 décembre, le journaliste responsable de cette « analyse » opère un véritable coup de force symbolique, faisant passer une opinion particulière – en l’occurrence celle du journal – pour une opinion « publique » – celle des « Français » ou des « Franciliens ». Plus spécifiquement, le sondage permet ici – lors même qu’il semble contredire la thèse manifeste du journal (une grève impopulaire) – de neutraliser et de légitimer par le chiffre l’agacement médiatique devant une grève tenace et, somme toute, assez populaire.
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