Vous avez engagé ce travail voici trois ans, à une époque où on parlait moins qu’aujourd’hui de la souffrance au travail. Quelles étaient vos motivations, que recherchiez-vous ?
Jean-Robert Viallet. C’est une idée du producteur, Christophe Nick, qui, depuis quelques années avec les Chroniques de la violence ordinaire, travaillait sur le principe du long format pour observer « les grandes fractures contemporaines de la société », comme la violence au sein de la famille, des quartiers, de l’école… Au début, nous avions carte blanche. C’était peu avant la vague de suicides chez Renault. Les chercheurs parlaient déjà de la violence au travail. Notre principe, c’était l’immersion de très longue durée. Pour faire des films de l’intérieur. Alice Odiot a commencé à travailler pendant huit mois toute seule, pour contacter des entreprises. Nous voulions trouver des boîtes normales et anodines, pas des boîtes où il y avait des « affaires », et des entreprises mondialisées. Il s’agissait d’ouvrir les portes d’entreprises, de s’y immerger longuement pour constater ce qui se passe sur le fond. On a commencé sans rechercher particulièrement la souffrance ou les conditions de travail. En se demandant : « Ça veut dire quoi d’aller bosser dans une boîte standardisée ? »
Les documentaristes disent qu’il est très difficile de pénétrer le monde de l’entreprise. Comment avez-vous été accueilli, comment avez-vous réussi à y entrer ?
Jean-Robert Viallet. Nous avons été relativement bien acceptés à Carglass. L’entreprise venait de recevoir le « prix des bonnes pratiques sociales » 2006 par un magazine. Ils étaient assez sûrs que leur politique envers les salariés, fiers et heureux, fonctionnait bien. Mais beaucoup nous ont baladés avec leur service de communication. Nous avons tourné dans une dizaine d’entreprises mais nous n’en avons sélectionné que deux. Il a fallu près d’un an avant de commencer à tourner. Un an pendant lequel nous nous sommes aussi documentés et nous avons alimenté notre réflexion. C’est ce que permettent le travail de producteur de Christophe Nick et le service public.
Alors, qu’est-ce qui vous a sauté aux yeux ?
Jean-Robert Viallet. Plusieurs choses. Le premier film traite de la souffrance, des conflits, du droit du travail. Ce n’était pas le film le plus difficile à faire. Il faut du temps pour arriver à une certaine intimité avec les gens que l’on filme, mais ce n’est pas le plus compliqué. Mais nous avons voulu montrer tout ce qui ne se voit pas dans une entreprise, quand on assiste à une réunion… On a l’impression que tout est lisse, qu’il ne se passe rien. Qu’on nous demande de filmer un champ d’endives en plein hiver. Une usine, tout de suite c’est fort. Mais dans le milieu du service, on filme des réunions à rallonge, des « machins » auxquels on ne comprend rien. C’est quand on a commencé à avoir une relation rapprochée avec les directions, leur discours dominant, et qu’on a ressenti les paradoxes avec ce qui se passait sur le terrain, sur le quotidien des employés, qu’on a commencé à comprendre qu’il y a des ambiguïtés dans tous les messages qu’on veut nous faire passer. Et là, on s’est dit qu’il fallait analyser ces paradoxes.
De quels paradoxes en particulier parlez-vous ?
Jean-Robert Viallet. Prenons la question de la prime. Que la prime soit ajoutée au salaire et que ça ne compte pas pour la retraite, c’est une chose connue. Déplorable mais connue. Les syndicats se battent sur cette question. Mais en filmant, et avec l’aide de chercheurs qui travaillent depuis des années sur ces questions, nous avons compris que la prime par équipe, sous prétexte de souder le collectif, avait un tout autre objectif. Mettre au contraire chacun en compétition, en faire le surveillant du collègue de travail. En décryptant ces méthodes de management, on comprend les raisons de l’augmentation du stress, la détresse qu’on a rencontrée dans les cabinets de consultation sur la souffrance au travail, les conflits dans les tribunaux de prud’hommes. On comprend l’étau dans lequel sont pris les salariés de ces entreprises.
Est-ce que ça signifie pour vous que l’objectif essentiel de cette organisation du travail est de tuer le collectif ?
Jean-Robert Viallet. Tout, dans les organisations du travail en Occident, est fait pour créer de l’individualisme. Ce qu’on apprend aujourd’hui dans les écoles de management, les écoles de commerce, c’est de créer de la solitude. Et ce qui est plus fort, et qu’on montre dans les films, c’est qu’on crée de la solitude en disant l’inverse, en disant qu’on crée de l’esprit d’équipe. Nos films ne disent pas : « Regardez comme les entreprises paient mal ! » Carglass propose du CDI, embauche, on ne peut pas l’attaquer là-dessus. Mais elle crée de la solitude. On se croit en équipe, mais la solitude arrive par les entretiens individuels annuels, la gestion par objectifs du poste de chacun. Et cette solitude crée la peur au quotidien. On sent qu’il n’y a pas l’équipe derrière. C’est l’idéologie managériale d’aujourd’hui, et c’est raccord avec l’individualisme qui règne dans la société. C’est aussi très rentable de transformer le salarié en surveillant du travail de l’autre, de transformer les clients en contremaîtres à travers les enquêtes de satisfaction.
Pourquoi les salariés ont-ils du mal à lutter contre cette individualisation ?
Jean-Robert Viallet. Les directions créent un collectif artificiel pour éviter surtout le collectif de lutte, le collectif de classe. On fait la fête ensemble, on va boire ensemble, c’est toute une mise en scène : élections de la salariée la plus grincheuse, la plus sexy, la plus aimable. On crée un collectif qui n’est pas dangereux.
Vous parlez aussi de dépersonnalisation, d’aliénation. Comment ça se traduit ?
Jean-Robert Viallet. Au « call center », par exemple, les standardistes, qu’on appelle les « chargés d’assistance », doivent suivre les prescriptions. Sourire au téléphone parce que ça s’entend, suivre un script écrit par la direction pour que « le client soit capturé en huit minutes ». Il ne faut donc surtout pas entrer dans un dialogue d’être humain à être humain au téléphone. On a tous subi ça, même quand il s’agit de rapports avec une entreprise comme EDF… Quand on dit pendant huit heures par jour au téléphone : « Carglass et moi-même nous vous remercions », on s’oublie soi-même. Ensuite, il y a le service d’écoutes qui ne vous sanctionnera pas, mais qui va vous dire : « Tu n’as pas suivi exactement le script. » On perd le peu d’intérêt qu’offre ce métier de standardiste : le rapport à l’autre.
C’est donc la notion de satisfaction du client qui se substitue à l’objectif réel de l’entreprise ?
Jean-Robert Viallet. Oui et la démonstration dans le film dont on est le plus fiers, c’est l’habile substitution générale, dans les entreprises de services, de la notion de profit par celle du client-roi. L’objectif ne serait plus le profit mais la satisfaction du client. Il faudrait croire ça ! Et quel salarié peut s’opposer à cela puisqu’il est lui aussi consommateur et client ? Ce serait se nier lui-même. C’est tout cela qui fait que tous les indicateurs du stress sont au rouge : la consommation d’alcool monte en flèche, tout comme celle des psychotropes et le nombre des suicides augmente… Le salarié est encore plus aliéné qu’avant. On est dans une sorte de soumission librement consentie.
Pour quelle raison faites-vous intervenir des chercheurs comme Christophe Dejours, Marie Pezé, Frédéric Lordon, Marie-Anne Dujarier ?
Jean-Robert Viallet. Il y a la séquence, par exemple, où un consultant passe au crible les « bonnes pratiques » d’un salarié. Les experts nous ont aidés à décrypter cela. En fait, le consultant va extorquer ce que le salarié a mis vingt ou trente ans à élaborer, et le donner à tout le monde. Puis les « bonnes pratiques » extorquées, on en fait un standard. Comme si, après avoir décortiqué comment Usain Bolt court, se nourrit et s’entraîne, on décidait que tout le monde est capable de courir comme Usain Bolt.
Vous avez rencontré la souffrance, la soumission, la révolte individuelle, mais avez-vous rencontré des aspirations à travailler autrement ?
Jean-Robert Viallet. Mais bien sûr, le travail s’est toujours accompagné de l’aliénation, mais aussi du dépassement de soi, de la réalisation de soi. C’est par exemple par le travail que les femmes commencent à se défaire de la domination des hommes dans la société. Tout être humain a envie de s’épanouir au travail. Tout être humain a envie de faire du bon boulot. Or, on ne lui demande pas de faire du bon travail, mais de faire du chiffre. Et en dégradant le travail, on détruit son essence même, on empêche le salarié de se réaliser, d’être fier de lui. Elle est là, la crise du travail, dans la disparition de ce qui fait l’intérêt du travail. Et c’est la disparition du vivre-ensemble, du collectif, l’impossibilité de se retrouver dans des identités, des métiers.
Entretien réalisé par Caroline Constant et Olivier MayerL'Humanite - 26.10.09
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