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08/07/2011

Que faire pour se libérer du piège des dettes publiques?

François Chesnais

Comment définir la situation des classes populaires en Europe par rapport à la question de la dette?
Dans mon livre [Les dettes illégitimes. Editions Raisons d’Agir, mai 2011] je parle de la «double peine» que les bourgeoisies et les gouvernements sont en train de leur infliger. Fin 2008 et toute l’année 2009, les salarié·e·s ont subi de plein fouet les effets de la crise mondiale sous la forme de fermetures d’usines, licenciements, réduction d’horaires et de gel salarial. Puis à partir de la première phase de la crise de la dette grecque en mai 2010 et l’entrée en scène des agences de notations comme porte-parole des exigences des banques et des investisseurs financiers, les gouvernements européens ont entrepris d’attaquer les classes populaires tous azimuts au nom de «l’obligation de payer la dette».
Ce que le gouvernement Papandréou a accepté d’imposer aux citoyens grecs dans le cadre du nouveau «plan de sauvetage» mis au point par la troïka – UE, BCE et FMI – donne froid dans le dos. Hausse de deux points de la TVA de 19% à 21%, augmentation des taxes sur l’alcool, le tabac et les carburants (0,08 euro sur l’essence et 0,03 euros sur le gazole). Création d’un «droit d’accès» au réseau électrique. Réductions de salaires et de retraites dans la fonction publique à hauteur de 1,7 milliard d’euros, soit 0,7% du PIB. Gel de toutes les retraites publiques et privées. Amputation du programme d’investissement public. Mesures pour faciliter les licenciements. Vague de privatisation d’une ampleur sans précédent : les ports, les aéroports, les chemins de fer, le service de l’eau, les télécoms et la Banque postale, etc. Au Portugal, les mesures acceptées par les deux partis «majoritaires» sont du même acabit. En Irlande, dans le contexte d’un système économique et sociale à l’anglo-saxonne, où la protection sociale était déjà faible, les ravages du plan d’austérité à la suite de l’étatisation de la dette des banques sont particulièrement forts dans la santé publique et l’enseignement.
Dans mon livre, je rappelle que la décision du gouvernement Sarkozy d’accélérer tout d’un coup la «réforme» des retraites et de passer en force est la conséquence d’une admonestation des agences de notation, fin mai 2010. Les plans d’austérité sont déjà en œuvre partout. Ils n’ont pas encore le degré d’intensité que l’UE, la BCE et le FMI sont en train d’administrer à la Grèce, mais aussi au Portugal et à l’Irlande. Les salarié·e·s et les jeunes de la plupart des pays européens doivent s’attendre à des politiques visant à leur imposer la même potion amère. Bon nombre des indignés qui ont occupé les villes d’Espagne l’ont compris.
On lit des appels à ce que le paiement de la dette soit mis au centre du débat de la campagne présidentielle de 2012. Qu’en pensez-vous?
Il est inévitable que ce soit le cas. L’enjeu est de savoir qui en prend l’initiative et en définit les termes. Dans Le Monde du 28 juin, Stéphane Boujnah (qui est délégué général du groupe financier Santander en France – après avoir été une «vedette» de la Deusche Bank – et pas seulement président du think tank: «En temps réel»), écrit bien sûr que la dette française doit être payée. Il souhaite la création d’un «conseil national du redressement des comptes publics», qui serait inspiré, dit-il, « du légendaire Conseil national de la Résistance». Cela revient à dire que la dette publique française est légitime et qu’une sorte d’union sacrée doit permettre qu’elle soit «honorée».
Le mouvement social français doit s’opposer de toutes ses forces à ce discours qui est absolument dominant dans les médias et pour l’instant dans la très grande majorité des discours politiques. Si la dette de la Grèce a des traits de dette odieuse, toutes les dettes publiques européennes sont illégitimes, dont celle de la France. De par les conditions politiques dans lesquelles les pays sont tombés sous la coupe des «marchés». De par la nature des «prêts» sur lesquels on doit payer des intérêts aux banques et assurer le remboursement.
L’injonction morale de payer la dette faite aux citoyens repose sur deux idées. D’abord que ceux-ci seraient parties prenantes conscientes et consentantes à l’accumulation de la dette. Dans mon livre, je rassemble un ensemble d’éléments mis en lumière par des syndicats comme le SNUI [syndicat des finances publiques] et Sud Trésor ou des journalistes méticuleux comme ceux de Médiapart, qui montrent à quel point cela n’a pas été le cas. Le bouclier fiscal est seulement la pointe visible d’un iceberg de baisse des impôts du capital et des hauts revenus et d’évasion fiscale. La seconde «fausse évidence», pour utiliser l’expression des Economistes atterrés, est que ce seraient des sommes, fruit d’une épargne amassée par un dur labeur, qui auraient été prêtées. Ce n’est que très marginalement le cas. Lorsque les banques et les fonds de placement « prêtent aux Etats », ils activent moyennant «l’effet de levier» un mécanisme d’appropriation d’une partie des impôts payés par ceux qui ne peuvent y échapper (la TVA notamment). Ces «prêts» reposent sur un tissu compliqué de transactions interbancaires en bonne partie occultes (le « shadow banking system » ou «système financier de l’ombre»), dont les bases sont si fragiles que tout défaut de paiement, même d’un très petit pays (la Grèce représente 2% du PIB de la zone euro) est une menace pour les banques.
Je défends, de même qu’Attac le fait, la nécessité de procéder à un audit public de la dette.  En Grèce un comité pour le moratoire et l’audit de la dette a été créé en janvier 2011. Ses militants ont déjà mené un travail suffisamment fort pour qu’un secteur des militants de la place Syntagma l’ait adopté et qu’on ait pu entendre dans une vidéo de dailymotion, une jeune femme porte-parole du syndicat des employés de l’Etat, scander à la fin de l’interview les mots d’ordre de l’autocollant qu’elle portait : «On ne doit rien ! On ne vendra rien ! On ne paiera rien!».
En Espagne, l’activité des banques est dans la ligne de mire des indignés. Je souligne peut-être plus fortement que ne le fait pour l’instant Attac, qu’étant donné les traditions politiques françaises, l’audit peut vraiment prendre corps seulement sous la forme d’une vaste campagne populaire initié par les associations et des partis, dont la campagne des comités pour le Non au TCE [Traité constitutionnel européen] de 2005 fournit un parfait exemple. Le cas grec montre l’immense portée démocratique d’une campagne pour le moratoire et l’audit populaire de la dette. En France, celles et ceux qui se sont penchés sur les centaines de pages du TCE seront parfaitement capables d’éplucher les documents publics, notamment les rapports parlementaires, où une large partie des «cadeaux au capital» sont détaillés. S’agissant des détenteurs des titres de dette, la question de la sauvegarde de la petite épargne en cas d’annulation est souvent soulevée. Lors des déclarations d’impôt, les banques calculent au centime près les montants afférents à différentes formes d’épargne des ménages. Elle leur serait garantie, car elle ne représente qu’une minuscule partie des «créances» sur l’Etat réclamées par les banques et les investisseurs financiers.
On n’a donc pas affaire à une crise grecque, mais à une crise proprement européenne?
C’est exact. Il s’agit d’une crise européenne, en ce que des banques européennes, allemandes et françaises en particulier, sont menacées plus ou moins sérieusement par un défaut d’Etat du fait de leur gestion risquée et occulte. Beaucoup de gens ont dit que la crise des banques était doublée d’une crise de la «gouvernance européenne». On a plutôt affaire à un essai de mise en œuvre de ce que Naomi Klein nomme «la stratégie du choc».
Les rivalités entre les élites européennes, l’indépendance de la BCE, la lourdeur des institutions de l’UE en rendent le montage compliqué. Mais si on prend les propositions déjà anciennes du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroup, les discours d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy et le «Pacte pour l’euro» qui durcit drastiquement le «Pacte de stabilité» et enfin le discours récent de Jean-Claude Trichet prônant une «gouvernance» encore plus centralisée et autoritaire de la zone euro, on est bel et bien face à une tentative d’utiliser la «crise de la dette» pour soumettre de nouveau les classes populaires au «talon de fer» du capital.
Cette « stratégie du choc » a pour contexte, au plan mondial, le cul-de-sac de l’accumulation financiarisée et du modèle de croissance par endettement. Les Etats-Unis en ont été la clef de voûte. Ils ont été l’épicentre du krach du Nasdaq en 2001 et des banques d’investissement en septembre 2008. Ils ne connaissent pas d’autre modèle et cherchent donc à le perpétuer. Pourtant le gouvernement américain est en quasi-cessation de paiement. Les pays d’Europe, dont ceux de la zone euro, ont copié les mécanismes du modèle de croissance par endettement dans des combinaisons différentes. L’Irlande et l’Espagne ont construit une prospérité factice sur des booms immobiliers insensés. Partout les entreprises ont saisi les opportunités de la libéralisation pour faire jouer la concurrence entre les salarié·e·s de pays à trajectoire historique et à niveaux de salaires et de protection sociale très différents. La demande intérieure a fléchi et n’a été soutenue que par l’endettement des ménages. Partout les gouvernements de gauche comme de droite ont baissé les impôts sur le capital et sur les hauts revenus et ont compensé la baisse de la fiscalité par un recours croissant à l’emprunt.
Le taux d’endettement de la France avoisine maintenant 90% du PIB. Mais à l’automne 2008, avant le sauvetage des banques et des groupes de l’automobile, il était déjà de 63%. La même chose est vraie pour d’autres pays. Mais la France est aussi le siège de trois des groupes financiers (on les appelle encore « banques » mais le terme est faux) très impliqués dans le soutien du boom immobilier en Espagne et dans l’achat de titres de la dette.
On entend les dirigeants européens répéter que si le peuple grec parvenait à empêcher le nouveau plan d’austérité, cela risquerait de déclencher des faillites bancaires en cascade.
La realpolitik de la finance veut effectivement que les peuples acceptent de s’immoler pour que la domination du capital perdure. Le premier acte de prise de fonction de la nouvelle directrice du FMI [Christine Lagarde] a donc été, tout naturellement, d’appeler le parlement grec à être «responsable» et à voter unanimement les lois afférentes au nouveau «plan de  sauvetage».
Revenons sur les «banques». La concentration aidant, les banques se sont transformées en groupes financiers pour lesquels les opérations de loin les plus profitables sont celles de valorisation des portefeuilles des riches (la «banque privée») et surtout les opérations de spéculation sur les titres de la dette publique et de refinancement des emprunts des sociétés immobilières et des banques hypothécaires. Depuis leur sauvetage en 2008, les «banques» n’ont pas épuré tous les actifs toxiques de leurs comptes. Elles ont continué à faire des placements à haut risque dans les deux sphères d’activité mentionnées. Elles ont retrouvé leur niveau de profitabilité d’avant la crise. Leurs actionnaires ont reçu des dividendes et les dirigeants des stock-options élevés. Leurs titres (près de 20% du CAC40) ont dopé le cours des Bourses.  Il y a un débat incessant dans les journaux spécialisés pour apprécier, on peut même dire deviner, la situation de leur bilan et donc le degré auquel un défaut de paiement «ébranlerait le système financier mondial» réellement. En ce qui concerne la dette grecque, la plupart des groupes financiers ont pris leurs dispositions. On peut interpréter ainsi les informations relatives aux initiatives prises par BNP Paribas sur la Grèce. Mais un «effet de dominos» est toujours possible. Ce qui inquiète vraiment la finance est la situation espagnole, quatrième économie de la zone euro, où le marasme économique est profond alors que la jeunesse et des secteurs sociaux se mobilisent.
Dans votre livre, vous privilégiez la question de l’annulation de la dette et la mise sous contrôle social des banques, là où d’autres se focalisent sur la sortie de l’euro?
Il y a différentes façons de se positionner par rapport à la crise de l’euro. On peut voir l’euro comme un carcan (certains l’ont pensé dès le départ) et donc dans la crise actuelle comme l’occasion de revenir à une monnaie nationale, dont le gouvernement pourrait relancer la croissance par la dévaluation du taux de change. Ceux qui ont cette position parlent peu ou pas du tout de la dette. Ils pensent peut-être que l’augmentation des rentrées fiscales la réglerait en bonne partie. Ils oublient l’expérience de la dévaluation compétitive de la fin des années 1980, avec une dette bien moins élevée et une base industrielle bien plus solide.
On peut voir la crise de l’euro comme quelque chose d’inscrite dans les faits en raison de la probabilité, voire l’inéluctabilité d’un défaut de la Grèce. La dette grecque était 133% du PIB en 2010. Elle va avoisiner les 160% en 2011 et frôler, selon certaines projections, les 180% d’ici deux ans. Les mesures brutales ne font donc que retarder l’échéance du moment où il faudra bien faire «le saut dans l’inconnu», c’est-à-dire restructurer la dette, en allonger les échéances, en effacer une partie. Il est tout à fait possible que l’effet de dominos soit alors si fort que la zone euro éclate. Certaines banques n’y résisteraient pas, de sorte que la question de leur mise sous contrôle social se poserait.
On ne pourrait quand même pas leur éviter la faillite une fois de plus gratis. Les travailleurs se trouveraient plus que jamais confrontés à la question : faut-il se saigner pour que l’Etat assure un service de la dette publique écrasant – en France, à hauteur de 50 milliards d’euros, il absorbe la totalité de ce qui est prélevé au titre de l’impôt sur le revenu ! – de façon à permettre aux banques de continuer de payer des dividendes et des rémunérations mirobolantes aux dirigeants ?
Ce que je défends, c’est que le mouvement social, aidé si possible par certains partis, se dispose de façon à ne pas être pris par surprise lors d’une nouvelle crise bancaire et à pouvoir y répondre à l’aide du mot «saisir les banques». Ce mot d’ordre a un «caractère algébrique». Le degré de radicalité de sa mise en œuvre dépend de l’état des rapports de forces politiques, donc en bonne partie de l’importance de la préparation politique citoyenne en amont. Il est possible que la résistance des classes populaires et de la jeunesse, comme en Espagne, soit un facteur déclencheur de faillites bancaires. Mais c’est le système bancaire lui-même qui s’est mis dans cette situation. La création d’un réseau de comités pour l’audit de la dette permettrait au mouvement social de se disposer face à cette éventualité. Il serait prêt à se mobiliser contre toute nouvelle annonce gouvernementale de la nécessité de « sauver les banques ». C’est le premier pas évidemment vers des mots d’ordre plus radicaux. C’est ce que beaucoup de militants attendent des associations altermondialistes et des partis de gauche et d’extrême gauche.
Le combat politique pour le moratoire et l’annulation, après audit populaire, de la plus large partie de la dette publique n’est pas de ceux qui peuvent être «délégué». Ce qui se passe à Athènes nous concerne en France. Si la dette de la Grèce a des traits de « dette odieuse », toutes les dettes publiques européennes sont illégitimes.

http://alencontre.org/?p=3144

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