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22/10/2010

Sociétés militaires privées (2): la schizophrénie française

Régis Soubrouillard

Devenues des acteurs incontournables des conflits modernes, les Sociétés Militaires Privées existent en France, mais l'Institution a longtemps fait mine d'ignorer leur existence, préférant éviter tout débat. Aujourd'hui, de nombreux experts plaident pour l'affirmation d'un modèle Français de la sécurité privée, loin des excès américains.

Sociétés militaires privées (2): la schizophrénie française
Acteurs essentiels de la politique de défense de certains pays, notamment les Etats-Unis, la France adopte, pour l’heure, une position prudente, mais de plus en plus intéressée quant au rôle des acteurs privés en théâtre de conflit. A l’heure où les SMP anglo-saxonnes affichent une insolente prospérité, le marché français reste négligeable conséquence d’un projet de loi du Sénat français adopté le 6 février 2003 qui réprimait l’activité de mercenaire.

La sécurisation de la Coupe du Monde en Afrique du Sud, qui s’est révélé un vrai bunker à ciel ouvert, a vu affluer près de 50.000 officiers supplémentaires dans un des pays où le marché de la sécurité est l’un des plus porteurs compte tenu de son taux de criminalité. Des contrats prohibitifs essentiellement raflés par des sociétés sud-africaines, anglo-saxonnes, et israéliennes. Les sociétés européennes n’ont su ou pu s’imposer. Même constat en Irak où le marché de la sécurité en zone de guerre est monopolisé par les sociétés britanniques et américaines. Boris Boillon, nouvel ambassadeur de France à Bagdad, un proche de Nicolas Sarkozy, milite activement pour que des sociétés hexagonales profitent du dynamisme de ce secteur et du discrédit qui frappe certaines sociétés américaines. D’ores et déjà, quatre sociétés sont accréditées auprès de l’Ambassade de France .

Longtemps la répugnance française à privatiser la fonction régalienne l’a emporté. Les mentalités évoluent. La crise est passée par là. La France manque de réservistes et n’a plus les moyens de confier à des militaires professionnels des activités qui ne relèveraient pas directement du renseignement ou du champ de bataille.

Le risque des marchands de peur

Menant depuis le début de l’année une mission d’étude sur les sociétés de sécurité privées, le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale organisait, le 30 septembre, à la Maison de la Chimie, un colloque interdit à la presse qui réunissait hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise de sécurité et universitaires. Selon la lettre Intelligence Online, « le SGDSN étudie notamment la possibilité de confier au secteur privé la sécurisation des ambassades, jusqu’ici assurée par le GIGN ou le maintien en condition opérationnelle de certains équipements militaires », un rapport devrait être rendu avant la fin de l’année.

Car en France, la réflexion sur les SMP n’a en réalité jamais eu lieu. Ancien haut fonctionnaire, et auteur d’un texte sur « la sécurité internationale sans les états », Pierre Conesa dénonce d’ailleurs cette « hypocrisie typiquement française » : « Pendant un certain temps, nous avons fait comme si cela n’existait pas avant de découvrir qu’il y avait un marché. Le président de la République dit maintenant qu’il faut se positionner sur ce secteur. Nous sommes dans une logique essentiellement commerciale, alors qu'il y a une vraie problématique politique derrière. Imaginez que l’on fasse intervenir certaines de ces sociétés dans l’Afrique francophone, il vaut mieux déterminer préalablement et précisément pour quelles types de missions et d’interventions. Lorsqu’il y a eu la crise en Côte d’Ivoire, la position officielle consistait à ne pas jeter de l’huile sur le feu donc pas d’évacuation des expatriés. Face à la situation, les expatriés, eux, souhaitaient être évacués. Les sociétés se sont adressées à Geos qui s’est occupé de l’évacuation. Vous avez une contradiction fondamentale entre ce que déclarait le Quai d’Orsay et ce que pratiquaient les entreprises françaises. On a été complètement timoré sur cette question alors que le paysage est déjà organisé et que la demande existe. Prenez un scénario : en cas de crise grave en Algérie, où résident 14.000 ressortissants français et des bi-nationaux. Il vaudra mieux s’adresser à une société pour faire une évacuation discrète qu’envoyer l’armée avec le drapeau français. Sinon, vous prenez le risque de relancer les hostilités…».

Bruno Delamotte, PDG de Risk&Co, l’un des plus anciens acteurs du secteur avec Geos a monté sa société profitant du flou juridique qui entourait le secteur des sociétés de sécurité. Dans une tribune parue dans Le Monde intitulée « les marchands de peur face au risque terroriste », il s’inquiétait de voir se multiplier les sociétés de sécurité « qui se veulent sociétés militaires privées (SMP) en devenir et ne sont que vautours qui mêlent douleurs des familles et recherchent du profit immédiat ». (NDLR: Le débat fait rage entre les différents acteurs du secteur  sur le blog Secret Défense de Jean-Dominique Merchet).

Un savoir faire français pour un outil de polititique étrangère pertinent

De ce point de vue, le positionnement officiel français, qui attire l’attention sur un secteur très sensible, n’était sans doute pas la meilleure des solutions pour empêcher l’émergence de sociétés dont certaines sont ou seront difficiles à contrôler. C’est là que l’Etat doit jouer son rôle régalien, contrôler les hommes, les pratiques, les formations et labelliser.  

Evoquant un « Objet Juridique Non Identifié », Marie-Dominique Charlier, Lieutenant colonel dans l’armée de Terre va plus loin. Après 6 mois passés en Afghanistan en tant que conseiller politique du général américain Mc Kiernan, commandant de la Force Internationale d’assistance et de sécurité Otan en Afghanistan (FIAS), elle estime que la monopolisation du théâtre afghan par les SMP américaines réduit tout intérêt « à la stabilisation de l’Afghanistan et à l’Afghanisation » de l’Afghan Nation Army » : « Il est urgent que l’Onu fixe des normes et des standards internationaux et que la France réforme son cadre juridique. Un emploi adapté non pas de sociétés militaires privées mais de sociétés privées d’intérêt militaire voire plus largement d’intérêt de sécurité et de défense, permettrait effectivement à la France de disposer d’un outil de politique étrangère pertinent ».

Car la France possède potentiellement d'indéniables prédispositions dans le domaine des SMP selon le Géopolitologue Jacques Soppelsa: « Le savoir faire français est une réalité tant sur le plan technique ou tactique que sur le plan psychologique. L'expérience des Français sur les théâtres africains (Maghreb, Mashreck, Afrique subsaharienne) leur ont donné la capacité de comprendre des populations très hétérogènes, des situations d'une grande complexité,et de travailler avec eux. C'est l'une des raisons pour lesquelles, paradoxalement en apparence, les Français sont très prisés par les SMP anglo saxonnes,qui voient dans ces personnels la possibilité d'améliorer le contact avec les populations avec lesquelles une communication est très difficile, ne serait ce que du fait d'un sentiment anti-américain très important! ».

Des sociétés multinationales du renseignement comme Kroll ou Control Risk Group – qui disposent d’antennes sur Paris – recrutent, en effet, d’anciens cadres de la DST ou de la DGSE dans un vide réglementaire total et contraire à la protection du secret-défense. « Personnellement, je préfère voir ces cadres être récupérés par des entreprises françaises contrôlées par des capitaux français et supervisées par l’Etat » commente Georges Henri Bricet des Vallons, auteur de Irak, terre mercenaire.

France: un recours inéluctable aux SMP ?

Docteur en sciences politiques et chercheur à l’Institut Choiseul, sur Theatrum Belli, l’auteur s’interroge longuement sur les conséquences à venir de l’abandon français de ce secteur au marché américain, quitte à envisager le pire: « Je constate simplement qu’une guerre économique se joue à l’échelle mondiale entre puissances. Si la France, en se raccrochant à des idées nobles mais mortes – et pour cause, puisque le politique lui-même les a sacrifiées –, refuse de la penser et d’en être, elle disparaîtra en tant que puissance ». Très sévère à l’égard du modèle d’externalisation américain, il dénonce  la dangereuse schizophrénie française : « Sachant que l’Etat français est en train de s’engager dans un processus de réduction des effectifs des armées régulières et d’externalisation assez similaire à celui qu’a vécu l’armée américaine, ma principale crainte est que l’Etat, faute de moyens humains, se retrouve dans 10 ou 20 ans dans l’obligation de recruter des employés de Blackwater ou Dyncorp pour protéger ses ambassades à l’étranger ».

Le Ministère de la Défense s’est prudemment emparé de la problématique: une étude du Centre de Doctrine de l'Emploi des Forces a été publiée en juillet 2010. Constatant l'incontournable actualité de la question, le rapport concluait que « la force armée est et doit rester un monopole de l’État, dans la mesure où les armées nationales sont à l’origine de la construction de la nation ». Schizophrénie toujours... 

Pour Georges Henri Bricet des Vallons, le temps presse et la France se doit de développer son propre modèle loin des excès américains quitte à imaginer une nouvelle forme de « souveraineté opérationnelle ». C'est de la puissance Française dont il est ici question  : « La nature a horreur du vide » et il faudra bien combler ce vide. Vu les très faibles capacités de projection de l’armée française, on ne peut qu’être inquiet. Il est particulièrement truculent d’entendre certains officiers crier à la perte de souveraineté dans ce cas précis alors qu’ils n’ont éprouvé aucun états d’âme à avaliser la mise sous tutelle de l’armée française au profit de l’hegemon américain et otanien. Il s’agit ni plus ni moins pour nous Français que d’être capable de penser le changement des modalités d’expression de notre propre puissance à l’heure du grand désordre mondial ».

Interdiction des SMP en Afghanistan: Karzai renonce à sa décision

L'affaire aura fait long feu. Au début du mois d'octobre, le président Karzaï annonçait l’interdiction pour huit sociétés militaires privées (SMP) d’opérer en Afghanistan, préfiguration d'un ménage plus large, destiné à bouter les sociétés américaines, à l'origine de nombreuses bavures, hors du pays. Face à l'inquiétude suscitée au sein de la communauté internationale, notamment compte tenu du niveau d'impréparation des forces afghanes, le président est revenu, en partie, sur sa décision en autorisant l'activité des SMP autour des ambassades et des bases militaires...
http://www.marianne2.fr/Societes-militaires-privees-2-la-schizophrenie-francaise_a198738.htm

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