Depuis les années 1980, nous avons vécu en France sous le régime du « seuil de tolérance ». L’idée s’est imposée, à gauche comme à droite, qu’il fallait prendre au sérieux le « problème de l’immigration » – le Front national ne lui devait-il pas sa progression dans les urnes ? Certes, il ne s’agissait pas d’épouser les thèses de l’extrême-droite, mais plutôt, pour reconquérir son électorat, d’apporter d’autres réponses aux mêmes questions. Pour combattre la tentation xénophobe, il convenait d’éviter tout « angélisme », et de faire preuve de « réalisme ». La France ne pouvait « accueillir toute la misère du monde », sauf à buter, surtout dans les classes populaires, sur un « seuil de tolérance ».
Cette rhétorique a imposé sa logique à l’ensemble des partis en leur offrant un modèle du « juste milieu » : chacun s’est employé à définir son point d’équilibre entre tolérance raisonnable et intolérance modérée. Toutefois, de loi en loi, et de débat en polémique, le spectre du « problème de l’immigration » n’a pas cessé de déraper vers la droite. Dans les années 2000, la montée en puissance de Nicolas Sarkozy a marqué une accélération ; depuis 2007, c’est l’emballement. Le 10 septembre 2009, à la veille du « grand débat » sur l’identité nationale d’Éric Besson, Brice Hortefeux pousse jusqu’à son terme la logique du « seuil de tolérance », réduit au « prototype » : « quand y en a un, ça va. »
Comment expliquer ces glissements progressifs ? C’est que la dérive droitière du « juste milieu » est inscrite dans le principe même du « seuil de tolérance ». On part de l’hypothèse d’une xénophobie populaire naturelle, et non pas politique. Le réalisme consiste alors à aligner la politique sur la nature supposée de l’électorat. Pour s’opposer à une telle politique, il ne suffit pourtant pas de dénoncer la démagogie de la droite ; ce serait encore accréditer l’hypothèse d’une demande spontanée de xénophobie.
L’efficacité de cette hypothèse participe d’une hégémonie idéologique de la droite – et pas seulement en matière d’immigration : sans même parler d’économie, rappelons-nous les tergiversations de Lionel Jospin au début de la querelle du pacs… Depuis longtemps, la gauche qui se veut raisonnable et modérée n’ose plus s’affirmer que timidement. En conséquence, l’électorat n’est plus confronté à une alternative, mais à une option unique : les partis offrent des versions plus ou moins alarmistes d’un même « problème de l’immigration », sans jamais interroger son évidence. Et à force d’inquiéter l’opinion, celle-ci ne devient-elle pas… inquiète ?
C’est un cercle vicieux : les politiques trouvent la confirmation de leur croyance partagée dans les effets qu’elle induit. Quant au peuple, il finira bien par se reconnaître dans le miroir que lui tend le « réalisme » de droite en devenant ce qu’il aurait toujours été – xénophobe. C’est du moins ce que le sarkozysme veut à tout prix nous faire croire, quitte à s’appuyer sur des sondages trop beaux pour être vrais.
Bref, avec la xénophobie, à tous les coups l’on gagne ! Dès lors, pourquoi s’en priver ? Cette machine infernale ne semblait jamais devoir s’arrêter. Aujourd’hui, on se prend pourtant à douter, surtout à droite. Car ce ne sont plus seulement les « belles âmes » qui ont des « états d’âme » : d’anciens premiers ministres de la majorité rejoignent les rangs des « bien-pensants ». Et la voix du pape réveille des consciences jusqu’alors silencieuses. Ce sursaut moral renvoie bien sûr à une inquiétude politique : et si le président en faisait trop ? et si la mécanique se grippait ? et si la xénophobie politique cessait d’être payante, l’électorat brisant en 2012 le miroir qu’on lui tend depuis si longtemps ?
C’est la véritable « rupture » du discours de Grenoble : peut-être Nicolas Sarkozy vient-il enfin de buter sur un « seuil d’intolérance ». Si pour une fois il est allé trop loin, lui suffira-t-il de revenir en arrière, pour renouer avec une intolérance sans excès ? C’est sans doute impossible – d’où, en dépit des protestations de tous bords, la « volonté inflexible » du chef de l’État. En effet, le « réalisme » n’est pas tant fondé sur une réalité que sur une croyance. Reculer, ce serait reconnaître que la xénophobie d’État n’est pas justifiée par une xénophobie populaire. Mais alors, pourquoi faire le jeu d’une intolérance dont la droite découvre fort à propos qu’elle ne l’a jamais approuvée ? Bref, reculer porterait le coup de grâce à la croyance qui a fondé l’ascension du président.
Hier, Nicolas Sarkozy n’avait pas intérêt à changer une équipe qui gagne. Aujourd’hui, il ne peut pas se permettre de changer une équipe qui perd. La découverte d’un « seuil d’intolérance » ne nous ramènera pas au « juste milieu » – sauf à inverser la logique des glissements progressifs. Il s’avérerait payant, non plus d’en rajouter dans la xénophobie, mais de s’en démarquer toujours plus. On se prend à rêver d’une concurrence électoraliste sans fin dans la démagogie du combat contre la xénophobie. Misère de la politique : Bernard Kouchner n’aurait pas vu venir à temps le retour du « droit-de-l’hommisme » !
Naïveté, ou réalisme ? C’est la leçon du pacs : lorsque Lionel Jospin a fini par assumer le vote des députés, c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui, rejetant la surenchère homophobe de son camp, s’est engagé dès l’été 1999 sur le terrain de la tolérance, pour ne pas l’abandonner à la gauche. Les droits des homosexuels sont bien devenus un enjeu de concurrence électorale ; pourquoi la gauche ne pourrait-elle de même reprendre la main en matière d’immigration ? L’évidence du « problème de l’immigration » pourrait ainsi se défaire bientôt, sous l’effet d’une croyance nouvelle au « seuil d’intolérance » : Pascal Perrineau, spécialiste de l’opinion, n’a-t-il pas mis en garde l’UMP, le 30 août, devant une montée de… la tolérance ?
Encore faudrait-il que la gauche saisisse l’opportunité, avant que ne se referme la fenêtre qui s’ouvre. C’est à elle de créer un cercle vertueux. Le flottement dans la majorité redonne certes de l’espoir à l’opposition ; mais celle-ci ne saurait tout attendre de ses adversaires. Plutôt que d’incarner une droite à visage humain, la gauche doit, pour l’emporter, proposer une croyance alternative. Faire le pari que, loin d’être condamnés à la xénophobie, les Français peuvent s’y révéler intolérants : tel devrait être le programme d’un nouveau réalisme de gauche.
http://www.mediapart.fr/club/blog/eric-fassin/060910/le-seuil-dintolerance
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