À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

03/09/2010

Didier Lestrade : "Aujourd’hui, la seule visibilité gay est celle de la souffrance, de la victime"

Le cercle des contributeurs à A11 [1] est un petit monde sans grande originalité : hors révélation de dernière minute, les contributeurs sont tous platement hétérosexuels [2]. Et alors, tu demandes ? Et alors rien, sinon qu’il est certains combats, thèmes ou cultures qui nous restent un brin étrangers. On les regarde avec sympathie, on les soutient de facto, mais on en ignore de plus ou moins larges pans.
Il en est ainsi de la culture gay, généralement absente de nos pages. A titre personnel, je n’y connais pas grand-chose. Hors quelques clichés (l’arc-en-ciel, Freddy Mercury & Klaus Nomi, les jolies moustaches, la house-music, le Pacs, la Gay-pride, les émeutes de Stonewall etc). Et quelques célèbres porte-paroles. Dont – on y arrive – Didier Lestrade. Figure connue. Parce que j’ai déjà feuilleté Têtu, le mensuel qu’il a lancé voilà 15 ans, première revue généraliste française à destination de la communauté LGBT (« Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres »). Qu’il fut l’un des piliers d’Act Up, association souvent combative et rentre-dedans. Que je manque rarement ses écrits publiés (toujours avec style) sur le net, sur l’excellent webzine Minorités ou sur son blog. Et parce que – enfin – il a du chien, plutôt grande gueule et jamais convenu.

Didier Lestrade ne mâche pas ses mots. En interview [3]. Et dans ses articles, où il a toujours joyeusement étrillé les bonnes consciences, n’hésitant pas à dire des vérités que pas grand monde ne veut entendre (notamment au sujet du sida). Jusqu’à heurter : certains forums ne sont pas tendres à son égard (euphémisme), et l’homme ne laisse pas indifférent, notamment au sein des communautés LGBT. Un statut qui lui plait bien et qu’il cultive joyeusement. A preuve, le très court portrait de lui disponible sur le site de Minorités [4] et qui se termine sur ces mots : « On dit qu’il est méchant, en fait il dit juste ce qu’il pense. » Pas mieux.

Si Didier Lestrade a régulièrement défrayé la chronique, ce n’est pas seulement parce qu’il a une grande (et photogénique) gueule. Beaucoup trop réducteur. Depuis son arrivée à Paris en cette sainte année 1977, il est surtout monté en première ligne de la plupart des combats hexagonaux liés à la communauté LGBT, notamment en matière de lutte contre le sida (choses qu’il évoque dans l’entretien, je ne m’attarde pas), tout en multipliant les ouvrages (cinq à ce jour) et publications diverses. D’Act Up à Têtu, de Magazine au clubbing house, des polémiques avec Guillaume Dustan sur le « bareback » [5] aux colonnes de Rolling Stone, Mister Lestrade « a toujours été en dehors du placard, comme gay, comme séropositif ou comme activiste » (dixit Minorités, again). Désormais installé en Normandie, un peu retiré des affaires, il a gentiment accepté de répondre (par mail) à quelques questions. A lire ses réponses, le constat tombe, implacable (et revigorant) : le méchant Lestrade continue à dire ce qu’il pense.

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Tu parles de « marasme gay » pour définir la situation actuelle de la scène LGBT et de son militantisme. Pourquoi un tel constat ?

Bon, il ne faut pas croire que je parle UNIQUEMENT de marasme gay, je suis bien conscient de ce qui fonctionne, de ce qui se développe, des nouveautés qui font que la vie gay est beaucoup plus facile aujourd’hui qu’avant. Mais il y a une désaffection, c’est vrai, et je ne suis pas le seul à le dire, tout le monde dit ça. Demandez à n’importe quel gay s’il a l’impression de vivre dans une ambiance gay sympa, novatrice, sexy, positive, ils rigoleront tous. Surtout en France. A l’étranger, il y a une énergie. A Paris, les gays font souvent la gueule, c’est pour ça qu’ils vont si souvent à l’étranger. Certains disent qu’ils veulent quitter la France, comme certains Maghrébins disent qu’ils veulent quitter la France. Il y a un malaise, comme si ça ne servait plus à rien de s’exprimer, de réfléchir, de regarder les choses d’une manière gay. Il y a une uniformité gay qui ressemble à l’uniformité japonaise : on tape sur le clou qui dépasse. Je crois que cette minorité sexuelle est désormais marquée par l’envie de refuser le conflit, le radicalisme, le débat, la confrontation des idées.

Un œil profane comme le mien aurait tendance à penser que si la culture gay a longtemps été à la pointe de la création artistique en musique, peinture ou littérature, elle semble désormais noyée dans la masse, sans aspérité. Comme si après une longue période d’inventivité, elle versait désormais dans le mainstream. Tu partages cet avis ?

Oui, bien sûr, c’est ce qui déconcerte les gays. Ils sont absorbés par l’anonymat qu’ils ont toujours voulu vivre. La banalité est une belle chose, je n’ai rien contre. J’adore le banal. Mais on ne peut pas faire avancer les choses sans s’exposer. Et la grande majorité des gays, surtout ceux qui ont le pouvoir, ne veut pas s’exposer. C’est pour ça qu’on parle beaucoup d’homophobie. On ne parle que de ceux qui ont des problèmes, ceux qui sont agressés, comme ces lesbiennes qui ont été tabassées récemment, ou ce couple de gays dans l’Aude qui est martyrisé par un village. Il faut se mobiliser pour aider ceux qui souffrent toujours de l’homophobie. Mais les gays classe A, surtout dans notre pays, ne veulent pas faire leur coming out. Du coup, la seule visibilité gay est celle de la souffrance, de la victime. Et c’est un cercle vicieux. Les gays privilégiés ne veulent pas être associés aux gays persécutés. Et les gays persécutés ne voient qu’un seul moyen pour accéder à la célébrité : encore plus de victimisation. C’est le mainstream français, alors qu’à l’étranger on n’arrête pas de parler de tel ministre qui fait son coming out, de tel chanteur qui dit des trucs vraiment intéressants, de tel fagzine qui révolutionne la presse gay, etc.

Tu insistes sur le fait que la communauté LGBT aurait perdu son humour et son second degré, que désormais elle se prendrait trop au sérieux. C’est irréversible ?

Non, bien sûr, si on regarde ce qui s’est passé avec les Blacks. A un moment, il fallait être politiquement correct et les artistes noirs ont développé une auto-dérision, particulièrement contre le côté PC des idées. Bien sûr, dès que quelqu’un prononce un discours homophobe ou borderline, il est accusé, aux États-Unis aussi. Mais il y a des moyens de dépasser ça et d’affirmer que, dans la minorité à laquelle on appartient, on peut parler à ses semblables, à ses frères et à ses sœurs, à son « peuple » comme dit Larry Kramer, en toute liberté. C’est très politique, de dépasser le politiquement correct. Donc là, en France, on est dans une période intermédiaire, pendant laquelle personne ne veut sortir sa tête du trou, l’important étant de ne pas se faire remarquer. Mais tout est cyclique, et il y aura une nouvelle génération qui va dire « fuck this » à cet auto-contrôle, surtout chez les gays, et les anciens comme moi qui finiront par dire « fuck this » aussi, parce qu’ils ne se sont pas créés en tant que gays pour fermer leur gueule.

Dans un entretien donné à la revue Rendez-vous en 2007, tu déclarais : « En fait, l’obsession de l’homophobie est consensuelle dans un milieu associatif LGBT qui se déchire avec rage. C’est le dénominateur commun qui permet de ne pas aborder les questions plus graves : si les gays sont vus sans cesse sous l’angle victimaire, est-ce que cela les dégage de leurs responsabilités en termes de prévention du sida et de santé publique ? Non. Et ça, personne ne le dit. Une minorité ne doit pas seulement exiger, elle doit nourrir la société par sa réflexion et ses efforts, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. » Tu estimes que les communautés LGBT ont démissionné du débat public ? Si oui, comment faire pour inverser la tendance ?

Oui, ils ont démissionné dans le sens où ils considèrent que tout tourne autour des élections présidentielles de 2012. Ils considèrent que le lobby a été fait, que tous les partis politiques sont au courant des demandes et des attentes LGBT. Ils attendent. Le problème, c’est que ça ne suffit pas et on le voit très bien aux USA avec Obama qui, deux ans après son élection, n’a toujours pas avancé sur « Don’t Ask Don’t Tell », sur le mariage gay, sur le sida, comme il n’a pas avancé sur pleins d’autres sujets à l’image de Guantanamo ou Israël. Donc il n’y a pas de pression politique, il y a de moins en moins une pression associative, la culture… Forget it, et tous les réseaux gays décisionnaires, comme je le disais plus haut, ceux qui sont dans les ministères, au parlement, dans les médias, tout ce réseau très important qui pourrait faire avancer le débat public et ne le fait pas. Tous ces gays et lesbiennes se connaissent, se voient tout le temps au restaurant ou ailleurs, ils savent exactement ce qu’ils faut faire. Bouger le petit doigt. Mais le feront-ils ?

Au sujet de « l’affaire » Frédéric Mitterrand, tu as tenu à rappeler que la génération dont il provenait – qui a précédé la tienne d’une dizaine d’années –, avait commencé à vivre son homosexualité à une époque où l’homophobie était beaucoup plus virulente. Dans le même temps, tu as aussi pointé une certaine tendance à la posture victimaire dans les milieux LGBT contemporains. Comme si, aujourd’hui, les combats du passé étaient un peu dépassés. Les épisodes d’homophobie affleurant dans le "débat" politique français (Boutin, Vanneste...) ne représenteraient plus un réel danger, seraient des survivances isolées ?

Franchement, je vais dire un truc que je n’ai jamais écrit avant, mais je me demande vraiment pourquoi les gays ont rendu célèbres Boutin et surtout Vanneste. Vanneste, si les gays n’étaient pas là, personne ne saurait qui c’est. Personne. Donc je sais que dans les mouvements politiques, il faut un punching ball pour faire avancer le débat et utiliser ces personnes comme un exemple de ce que l’on ne veut plus voir. Mais on les rend beaucoup plus puissants car ce sont des punching balls, précisément. L’énergie que l’on dépense sur eux, ce n’est pas un entrainement comme quand on va boxer après. Non, chez les gays, on tape sur Boutin et Vanneste et après on rentre chez soi, mission accomplie. Les filles, le ring est par là ! Vous voulez vous battre contre un vrai adversaire, pas un punching ball !

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Franchement, dans toutes les sociétés, il y a le con qui va dire les choses homophobes et il faut les dénoncer. Mais, après un certain temps, il faut se moquer d’eux et les laisser parler. La vraie cible est ailleurs et il faut avoir le courage de mettre la barre plus haut, là où est la vraie nuisance. Le militantisme gay, en ce moment, je l’ai déjà dit, et entré dans sa période « âge bête ». Comme les ados.

A l’inverse, dans Un Universalisme si particulier, Christine Delphy, parlant du féminisme, évoque un "retour de bâton" : selon elle, il y aurait une glorification de la situation actuelle, une idée dominante et dangereuse affirmant que l’égalité a été atteinte et qu’il n’y a plus lieu de lutter pour le droit des femmes. Observe-t-on la même chose avec les luttes LGBT ?

Oui, et c’est ça qui est formidable. Il y a tellement d’exemples qui montrent que la crise politique gay est parallèle à ce qui se passe dans d’autres courants contestataires. Je crois que dans ces mouvements militants, car c’est bien de ça dont on parle, l’important est de passer à la Nouvelle Star en tant que gay ou trans. Ils veulent autre chose, comme les flash mobs où on s’embrasse. Je n’arrête pas de dire que je comprends que les jeunes gays en aient marre d’Act Up, du sida, de ce qui a été glorieux dans les années 90. C’est normal. Ils doivent se comparer à la période la plus brillante du militantisme gay de tous les temps. Comment on fait pour dépasser ça ? Ben, on invente. Et si l’époque actuelle n’est pas à l’invention, alors je n’ai rien compris. Il y a tellement d’outils pour faire quelque chose qui se remarque, qui ait un impact, et il faut que ce soit les jeunes qui le fassent.

Tu as participé à la création de la branche parisienne d’Act-Up en 1989. Depuis, tu sembles toujours avoir été impliqué dans les combats de cette association que tu as aussi présidée. Quel regard portes-tu sur toutes ces années de militantisme ? Quels sont désormais les grands enjeux d’Act-Up et, partant, les chantiers essentiels de la lutte contre le sida ?

Je suis heureux de ces années, bien sûr. Je le regarde avec douceur, car je commence même à oublier comment j’en ai bavé, à quel point ça a été dur, ça été long, ça a duré trop longtemps. Ces centaines et ces centaines et ces centaines de réunions. 13 années compactes, jusqu’au dégoût. Mais avec le succès des trithérapies au bout de ce travail. Maintenant, Act Up, ça fait longtemps que je dis que c’est une farce. Ils sont nuls sur tout, et ça fait partie de la technocratie sida, celle du Sidaction, de tout ce caca institutionnel.

[7]

Tu parles de "recul" au niveau de la prévention du sida, et cela ne semble pas faire l’unanimité. Est-ce que ton livre The End [8], publié en 2004, a contribué à faire évoluer les mentalités ? Ou bien as-tu l’impression de prêcher dans le désert, sachant que ce combat semble beaucoup moins médiatisé qu’il ne le fut à une période ?

Il y a vraiment un recul puisque les cas de contamination chez les gays augmentent dans tous les pays « riches ». Je ne sais pas si The end a contribué à faire évoluer les mentalités, ce ne fut pas un succès de librairie, mais il a eu une bonne couverture médiatique et ça a permis de poser ces questions auprès du grand public. J’ai écrit ce livre en grande partie parce que j’en avais marre d’entendre des gens me dire qu’ils ne comprenaient pas ce que je disais ou que je n’argumentais pas assez mon propos. Donc cet essai a rassemblé toutes mes idées de l’époque, et celles des opposants aussi et je crois sincèrement que c’est un des rares livres gays qui aborde ce sujet dans le monde car il y a eu finalement très peu de livres anglo-saxons contre le bareback.

Tu t’es beaucoup impliqué dans la dénonciation du « barebacking » dans les milieux gay, et la polémique que tu as eu à ce sujet avec Guillaume Dustan a fait couler beaucoup d’encre. Depuis ce débat agité qui remonte à une dizaine d’années, les pratiques ont-elles évolué à ce sujet ? Ou bien les conduites à risque se sont-elles multipliées, normalisées ?

Certains me disent que ce combat n’a servi à rien, surtout depuis la mort de Dustan. Je crois que les gays ont besoin de s’affronter entre eux sur des sujets politiques importants et je ne vois rien de plus important que la réduction de l’épidémie du sida. Il y a dix ans, avec Dustan, on était dans la conceptualisation du bareback, aujourd’hui, on est dans le vécu au jour le jour de ce dont Dustan parlait. Les conduites à risques se généralisent, ça ne pose plus vraiment de débat, c’est comme ça. Les sociologues le décrivent comme une sorte de « prix à payer », de proximité accordée avec le risque pour vivre pleinement sa vie sexuelle de gay. C’est sûrement ça. Faut-il payer un tribut de 7 000 personnes infectées par an pour que les gays et les hétéros puissent baiser tranquilles ? Le seul espoir dans cette affaire, c’est que l’on incite très fortement les gays à se dépister, puisqu’ils représentent le noyau dur de l’épidémie dans les pays riches. Et espérer qu’en traitant un maximum de personnes séropositives, on étouffe le virus dans ces réservoirs de population. C’est ce qu’on appelle le Treatment as Prevention, ou TasP.

Est-ce que désormais la plupart des combats à mener (contre le sida, contre l’homophobie...) ne se situeraient pas hors de l’hexagone, voire hors du monde occidental ?

Bien sûr, c’est ce qui mobilise une grande partie du militantisme désormais. Il suffit de voir les grandes conférences internationales comme celle qui a eu lieu à Vienne cet été, les sujets de prévention chez les gays occidentaux sont très minoritaires. Ce qui est le plus important, forcément, c’est ce qui arrive à la majorité des personnes infectées, dans les pays en voie de développement. Dans ces pays, on fait face à des situations complètement dramatiques. Mais il y a un hic au niveau politique. Les pays émergents ont réussi à prendre la première place des sujets sida (l’accès aux soins, les génériques, tout ça) et du coup, c’est très difficile de parler des problèmes des gays et des malades du sida des pays riches, qui disposent de tout pour lutter contre l’homophobie et le VIH. Et ça facilite la vie de tous ceux qui ne se prononcent pas sur les sujets de l’homophobie ou du sida car ils ont l’argument de dire : « Mais c’est à l’étranger qu’il faut agir ! »

Dans un échange de mails, tu me parlais de cette volonté de décloisonnement des luttes, volonté qui à mon sens transparait clairement dans le travail de Minorités (et sur ton blog). Est-ce que la lutte pour les droits des homosexuels n’a pas trop longtemps été repliée sur elle-même, autiste ?

Non, je ne crois pas. On devait faire ce travail et il faut toujours le faire. Personnellement, moi je n’avais pas envie de m’engager, j’ai passé une grande partie de ma vie à être très égoïste. Mais je l’ai fait parce que j’avais l’impression de ne pas avoir le choix. Il fallait approfondir ce que ça voulait dire d’être gay, ce qu’on pouvait faire avec cette identité, et les responsabilités énormes que cela sous-entend : faire son coming out, assumer sa place dans la société, lutter contre le sida, faire avancer les choses et les lois, obtenir des droits. C’est toujours cette idée selon laquelle on peut, parfois, changer la société en partant de la minorité. En Afrique du Sud, le mariage gay a été possible parce que la constitution a décidé que tout le monde aurait les mêmes droits. Il ne faut pas oublier que je suis de la dernière génération des pieds-noirs. Je suis né en Afrique, avec la guerre d’indépendance. Ma place dans l’histoire coloniale est très nette. Je trouve normal d’avoir passé ma vie à m’occuper des gays et du sida, mais à un moment, je dois travailler aussi sur mes origines, sur la signification du racisme chez les gays, sur ce que je peux faire pour aider les Noirs et les Arabes de ce pays. Ce n’est pas de la culpabilité, c’est l’espoir de voir, avant de mourir, les changements que j’espérais voir quand j’étais jeune. J’ai souffert et je souffre encore beaucoup de cette ségrégation. Je voudrais avoir beaucoup plus d’amis noirs ou arabes. J’ai besoin de leur présence, je veux apprendre.

Avec Minorités , tu sembles être passé à quelque chose de moins « frivole » et festif que quand tu écrivais dans Libé, Rolling Stone ou Têtu. Surtout, tu sembles avoir tiré les leçons de cet autre constat que tu tirais dans l’entretien avec Rendez-vous quand tu déclarais : « Mon avis définitif, c’est que les gays, en tant que minorité, souffrent beaucoup moins que les autres minorités non visibles de la société, comme les Arabes et les Noirs. Il faut arrêter de se plaindre. » Il faudrait tirer parti d’une situation privilégiée (asso efficaces, présence dans les médias) pour rebondir sur d’autre luttes ?

J’ai plein d’amis qui me reprochent de ne plus être aussi fun qu’avant. Ils reconnaissent la nécessité de s’engager, mais au fond, ils regrettent l’époque où j’étais plus drôle, plus dans l’idée de la fête. Après tout, c’est lors de ces fêtes que j’ai rencontré la majorité de mes amis, donc quand on s’éloigne de l’amusement pour être toujours dans le rôle du mec qui râle sur ça et sur ça, c’est fatiguant. Et je crois réellement qu’on est arrivé à un niveau acceptable pour les gays, les derniers sondages sur l’acceptation des gays par la société montrent bien que l’on n’est pas dans une situation d’homophobie d’il y a 20 ans. C’est pour ça que je ne suis pas très sensible aux news actuelles, du genre l’article récent du Monde qui montrait qu’il y avait une remontée de l’homophobie à l’école. Par rapport à quand ? Vous voulez que je vous rappelle comment c’était en 1975 ou en 1990 ? C’est précisément parce que ça va mieux chez les gays que je pense avoir le droit de me tourner vers d’autres minorités, où il se passe déjà plein de choses dont on ne parle pas assez dans les médias et la culture, pour faire une jonction entre ce que l’on a fait chez les gays et le sida, et ce qui se passe dans les banlieues ou sur l’Islam. Je refuse que le point de vue gay sur ces sujet soit réservé à une domination de l’esprit républicain franchouillard de Macé Scaron et Caroline Fourest.

Je me doute que tu ne dois pas apprécier des masses le propos, mais penses-tu que le livre (controversé) de Walter Ben Michaels, La Diversité contre l’égalité (dont Article11 parlait ici), recèle des parts de vérité ? A force de mener des luttes mono-centrées sur des minorités, on en oublierait les luttes sociales et économiques ?

Oui, bien sûr. Peut-être même que tout ce travail sur les minorités est de la poudre aux yeux, une perte de temps, un piège pour ne pas s’attaquer aux sujets centraux. Mais je suis ce que je suis, j’ai toujours travaillé sur la marge et je ne suis pas du tout intéressé par l’idée de travailler pour les décideurs, la classe politique, le pouvoir quoi. Je n’y crois plus, je ne suis pas dans l’idée des « tous pourris », mais je suis juste à 5 mètres de ça. La crise économique de 2007 nous a fait basculer dans une énorme déception politique et j’ai déjà écrit que si j’avais 25 ans aujourd’hui, je crois que je m’échapperais, je partirais de ce monde occidental pour aller trouver un refuge dans un endroit où ce pouvoir capitaliste est moins puissant.

Tu t’es senti proche du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) lancé par Guy Hocquenghem et d’autres en 1971 ? Cette volonté de mêler radicalité politique et revendications minoritaires ne manque-t-elle pas aujourd’hui ? Il n’y a plus vraiment de pavés dans la mare...

Non, je n’étais pas particulièrement proche de ça. Je savais que ça existait, je savais que c’était bien, mais j’appartenais à la génération d’après, et on avait clairement envie de s’amuser. Donc je connais très bien le sentiment d’oubli volontaire répandu partout chez les gays, je l’ai connu. Une manière de penser : pas la peine de s’inquiéter, ils vont faire le boulot militant… pendant que je m’amuse. J’étais punk gay, puis disco queen, et puis… En fait, je les respectais beaucoup, je savais que je pouvais m’amuser grâce à eux, je n’ai jamais dit ou écrit des trucs négatifs sur le FHAR. Je crois que ça m’a influencé inconsciemment, pour arriver aux années Act Up. A partir de 1986, je me suis senti à cran sur tous les sujets gay ou sida, et c’est peut-être là que la connaissance du FHAR et du GLH (Groupe de Libération Homosexuelle) est revenue. Mais j’ai quand même été beaucoup plus influencé par les mouvements militants anglo-saxons. Ce qui m’intéressait, c’était la radicalité politique, les revendications minoritaires ET l’efficacité médiatique. Et ça, c’est Act Up-New York qui l’a vraiment inventé. Le FHAR, c’était le bordel. Or, nous à Act Up, on a créé l’association avec l’espoir très précis de ne pas se laisser emporter par le bordel. On voulait faire une machine efficace. On était des pragmatiques en colère.

Notes

[1] Puisqu’on en parle, je t’annonce que les publications du site ne seront plus quotidiennes désormais. Faute à cette satanée version papier dont on a clamé partout l’imminence de la publication : pour tenir cet engagement, il va falloir qu’on espace un chouïa nos billets et entretiens. Bref, désormais, ce sera une publication tous les deux jours - sauf glorieuses exceptions (quotidiennes ?).

Et aussi : Joyeuse rentrée !

[2] Voire bisexuels pour les plus avancés, mais ce n’est même pas sûr…

[3] Pour illustration, cet entretien réalisé par Vice (magazine plus trendy-branchouille tu meurs mais parfois intéressant), qui a pondu pour l’occasion le meilleur titre du monde : « Didier Lestrade est le fondateur du meilleur magazine pédé de tous les temps - Et il n’a rien contre le mot pédé. » Maudite concurrence…

[4] À qui, incorrigible numérico-kleptomane, j’ai également emprunté l’illustration de vignette.

[5] Pratique revendiquée du sexe débridé sans protection.

[6] Vanneste, chic type.

[7] Œuvre du peintre américain Keith Harring réalisée pour Act Up.

[8]

http://www.article11.info/spip/spip.php?article887

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