Largement décriées lors de la crise financière, les agences de notation à l’indépendance plus que douteuse, continuent de distiller leurs avis et autres conseils. Chargées d’évaluer la capacité d’emprunt des entreprises ou des États, elles bénéficient d’une audience plus que favorable auprès des politiques, quitte à orienter leurs décisions. Nicolas Sarkozy, sensible aux sirènes de l’argent des plus riches, l’a bien compris.
« À Abu Dhabi, qui est un des pays les plus riches du monde, la durée du travail est de 54 heures par semaine. N’oublions pas que l’âge de la retraite est, dans l’OCDE [1], de 64 ans. Elle va passer à 67 ans en Allemagne. Il faut s’adapter à la situation. (…) Il faut naturellement que nous travaillions un peu plus. » Qui prône ainsi l’allongement drastique de l’âge de départ à la retraite, l’augmentation de la durée de travail hebdomadaire, en louant implicitement le modèle social des Émirats Arabes Unis ? Laurence Parisot ? Éric Woerth ? C’est un certain Marc Ladreit de Lacharrière, répondant aux micros d’Europe 1, le 7 juin 2010, en pleine négociation sur les retraites.
Inconnu du grand public, Marc Ladreit de Lacharrière n’en est pas moins un homme qui compte, bien davantage qu’une cote de popularité dans un sondage. Il préside l’agence de notation Fitch et, accessoirement, possède la 53e fortune française (700 millions d’euros). Il ne se prive pas de distiller ses recommandations désintéressées : « Il faut saluer ce qu’est en train de faire la France. Toutes les mesures prises actuellement vont dans le bon chemin, se réjouit-il, citant « des mesures techniques comme la réduction des dépenses de fonctionnement de l’État français de 10 %. Les investisseurs des pays du Golfe estiment que la France doit procéder à des réformes structurelles si elle souhaite garder son rang dans les années à venir », ajoute-t-il.
Excommunication financière
Les « conseils » des agences de notation se font de plus en plus réguliers. Et ressemblent souvent à des injonctions. Le 9 mars 2010, l’agence Fitch menace le Royaume-Uni, la France et l’Espagne de dégrader leur note s’ils ne prennent pas des mesures « plus crédibles » pour réduire leur déficit. Plus récemment, le 17 août 2010, c’est l’agence de notation Moody’s qui publie un communiqué aux allures d’ultimatum à destination de quatre États, dont la France et l’Allemagne : « Les défis liés aux ajustements budgétaires impliquent que le chemin à parcourir avant un abaissement de la note de ces pays s’est encore réduit » (sic). Moody’s précise cependant que « ce n’est pas une alerte lancée aux gouvernements pour les forcer à réduire leur déficit. » En clair, l’agence menace ces États de leur enlever leur triple A – la meilleure note possible pour emprunter sur les marchés financiers – tout en se défendant de vouloir les forcer à réduire leur déficit. Comprenne qui pourra. Enfin, le 25 août, la troisième grande agence de notation, Standard and Poor’s, dégrade la note de l’Irlande. Une véritable excommunication financière pour l’ancien eldorado fiscal européen.
On croyait les agences de notations mises à l’index après la crise financière. Qu’en est-il de la comparution de trois dirigeants d’agences de notation devant le Sénat américain, début juin, pour répondre aux accusations sur leur responsabilité dans la crise des subprimes ? Que reste-t-il du tollé suscité au printemps par la brusque dégradation de la note de la Grèce, qui plonge le pays dans le chaos ? On lance des appels à la raison, on évoque des codes de bonne conduite. Puis, plus rien. Aucune mesure contraignante n’est à l’ordre du jour. Et pour cause, les trois principales agences de notation mondiales – Fitch Ratings, Standard and Poor’s et Moody’s – émettent depuis Wall Street des opinions « indépendantes » et sont à ce titre protégées par le premier amendement de la constitution américaine, celui qui garantit la liberté d’expression.
Êtes-vous AAA ou système D ?
Au fait, à quoi sert une notation ? Et pourquoi les agences qui les délivrent sont-elles devenues si puissantes ? Entreprises, États et collectivités territoriales émettent des titres (actions et obligations) afin de financer leurs activités. Mais avant de signer un chèque, le prêteur doit s’assurer de la solvabilité de l’emprunteur. « La notation est l’évaluation par une agence spécialisée et indépendante du risque de non paiement en temps et en heure de la totalité du principal et des intérêts relatifs à une obligation financière, explique-t-on chez Fitch. Elle analyse donc à la fois la capacité et la volonté de l’émetteur de remplir ses obligations contractuelles. L’analyse donnant lieu à la notation se fait sur la base d’informations fournies par les émetteurs et d’informations publiques. » La notation ne constitue en aucun cas une recommandation d’acheter ou de vendre, précise l’agence. Les agences ne garantissent pas la fiabilité absolue des notes qu’elles attribuent et ne sont donc pas responsables des éventuelles pertes essuyées par les investisseurs.
La notation distingue trois grandes catégories. Dans la catégorie « investissement » figurent les titres et les émetteurs les plus sûrs. La catégorie « spéculative » concerne ceux qui sont risqués. Enfin, il ne fait pas bon apparaître dans la catégorie « défaut de paiement », qui comprend les entités considérées en faillite. Les notes vont ainsi du triple A au simple D. Être classé en « investissement » ou en « spéculative » est une donnée essentielle pour les emprunteurs. « La ligne de séparation entre ces deux catégories est plus importante que jamais, commente l’économiste Norbert Gaillard [2]. Il est en effet essentiel pour de nombreux émetteurs de se maintenir dans la catégorie investissement. » Cela leur permet de bénéficier de taux bancaires et d’emprunt plus bas. Plus la notation est mauvaise, plus les primes de risque sont élevées (on ne prête qu’aux riches…). Et un certain nombre d’investisseurs n’ont pas le droit d’acquérir de titres inscrits dans la catégorie « spéculative ».
Oligopoles
La notation (rating en anglais) est née au début du 20e siècle. Elle a tellement prospéré que la plupart des établissements de crédit abandonnent aujourd’hui aux agences la faculté d’évaluer les risques de non remboursement. Les agences émettent donc des opinions qui sont rarement croisées avec d’autres. Elles s’appuient sur une armée d’analystes (plus d’un millier pour chaque agence) qui évaluent des dizaines de milliers d’entités publiques et privées. D’autres agences ont bien tenté de se faire une place. La plupart des petites structures ont été rachetées dans les années 1990 et 2000 par les trois gros, Fitch, Moody’s et S&P.
Les dirigeants des trois principales agences de notations (de g. à d.) : Stephen Joynt (Fitch), Raymond McDaniel (Moody’s ) et Deven Sharma (Standard & Poor’s)
Une nouvelle directive européenne est entrée en vigueur le 7 juin 2010. Désormais, les agences devront démontrer « la manière dont elles respectent les règles de conflits d’intérêts, de séparation d’activité, la façon dont elles distinguent les risques privés et les cotations de risques publiques ». Cette demande de transparence en dit long sur leurs pratiques douteuses et les conflits d’intérêts qui se sont multipliés. Car, depuis les années 1970, les agences sont rémunérées par les émetteurs de titres qu’elles notent. Avant, « les profits des agences résultaient de leurs publications et de la vente de manuels consacrés aux entreprises américaines, précise Norbert Gaillard. Les notes étaient alors attribuées sans le consentement des émetteurs. »
Avec le premier choc pétrolier, la récession américaine provoque de nombreuses faillites d’entreprises. Des sociétés qui n’étaient pas notées rencontrent des difficultés pour se financer sur les marchés de capitaux. Elles sollicitent alors directement les agences pour obtenir une note qui leur permet d’accéder aux marchés de capitaux et de se faire connaître auprès des investisseurs. Ce changement de mode de rémunération permet à Moody’s et Standard and Poor’s d’accroître de façon spectaculaire leurs bénéfices.
Résultat : plus les entreprises et les États émettent de titres sur les marchés, plus les agences de notation prospèrent. « On estime aujourd’hui que 90 % des revenus des agences proviennent des commissions facturées aux émetteurs de dette », observe Patrick Jolivet, responsable de la recherche chez BMJ Ratings, une agence de notation sociale et environnementale. Selon lui, avant la crise des subprimes, près de 50 % du revenu des agences provenait de produits financiers qu’elles avaient, elles-mêmes, contribué par leurs conseils à élaborer…
Fiabilité douteuse
Dans ce contexte, quelle fiabilité peut-on attendre de leurs notations ? Ces agences n’avaient pas su prévoir la crise de 1929 et son évolution au cours des années trente. En 2001, Standard & Poor’s et Moody’s note la société Enron en catégorie « investissement », la meilleure. Quatre jours plus tard, la société déclare une faillite retentissante ! En 2008, la banque d’investissement multinationale Lehman Brothers est notée « A » la veille de son effondrement…
En juin 2010, plusieurs anciens salariés de Moody’s déclarent avoir subi des pressions pour attribuer des notes favorables à des produits financiers risqués afin d’assurer la signature de contrats. Dans des témoignages écrits rendus publics par la commission d’enquête du Congrès américain sur la crise financière (FCIC), des anciens cadres de Moody’s décrivent une atmosphère de travail où règnent l’intimidation et la crainte. Le président de la commission d’enquête du Congrès, Phil Nicholas Angelides, déclare lors des auditions que Moody’s était devenue « une usine à triple A ».
Détenir un triple A permet ainsi à l’État français, à l’heure du grand emprunt lancé par Nicolas Sarkozy fin 2009, d’attirer les investisseurs. D’où la grande sensibilité – voire la dépendance – de l’Élysée vis-à-vis des trois agences. Ce choix comporte un autre effet pervers. Faire financer sa politique via les marchés signifie emprunter de l’argent aux plus riches, clients des agences de notation, au lieu de percevoir des impôts sur leurs revenus. Puis de mettre à contribution tous les citoyens qui s’acquittent de la TVA et de la contribution sociale généralisée (CSG) pour rembourser aux plus fortunés le capital prêté et ses intérêts.
« Les États ne sont pas des entreprises, ils ont la charge de l’intérêt général et doivent financer les investissements publics, il est vain de courir derrière les attentes des marchés qui feront monter les enchères, ils doivent s’en soustraire et pouvoir recourir directement aux avances des Banques Centrales », regrette, fin août, le député UMP des Yvelines Jacques Myard, pour une fois plutôt bien inspiré.
Management privé à l’Élysée
« De la même façon que les managers de l’entreprise ont été placés sous la surveillance des actionnaires, dans le cadre de la corporate gouvernance à dominante financière, les dirigeants des États ont été mis sous contrôle de la communauté financière internationale, d’organismes d’expertise, d’agences de notation », estiment le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval [3]. Avec la corporate gouvernance, les États perdent leur souveraineté – et ce sur quoi elle se base (élections, Histoire, choix politiques…) – au profit d’instances supranationales et privées qui déterminent les objectifs et les moyens de la politique à mener. Les fameuses « mesures techniques » que prônent Marc Ladreit de Lacharrière…
Cette cogouvernance privée/publique de la politique économique conduit à l’élaboration de dispositifs, notamment fiscaux, systématiquement favorables aux grands groupes oligopolistiques, censés être plus efficaces en matière de « bonne gouvernance ». Elle permet au gouvernement d’imposer à l’opinion publique des mesures visant à transférer au secteur privé des pans entiers du secteur public (après les grandes entreprises publiques, des secteurs comme la santé ou l’éducation), à diminuer le nombre de fonctionnaires ou à baisser leur rémunération, toujours sous prétexte de « bonne gouvernance ».
Hauts fonctionnaires reconvertis en cost-killers
Un petit aperçu de ce copartage du travail entre la haute administration française et les acteurs privés de la gouvernance nous a été donné cet été. Peu de temps après le communiqué de Moody’s du 17 août, Nicolas Sarkozy reçoit au fort de Brégançon, François Fillon, Christine Lagarde et le ministre du Budget, François Baroin. Si la presse commente largement les coupes dans les niches fiscales et sociales, d’autres objectifs de réduction des dépenses publiques sont fixés par l’Élysée.
Les dépenses d’assurance maladie devront continuer de décroître d’environ 3% par an jusqu’en 2012. Comme si hauts fonctionnaires et cost-killers pouvaient prévoir l’état de santé de la population. Les dépenses de fonctionnement et d’intervention de l’État baisseront de 10% d’ici à 2013. Le programme de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite sera poursuivi. Et avant même la rencontre dans le Var, Nicolas Sarkozy avait exclu de revenir sur l’augmentation de l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans. Toutes ces mesures « techniques » combleront d’aise Marc Ladreit de Lacharrière, ses collègues des autres agences de notation et les riches clients pour lesquels ils travaillent.
Notes
[1] Organisation de développement et de coopération économique qui regroupe 32 pays, principalement européens et nord-américains.
[2] Les agences de notation, Norbert Gaillard, collection Repères, La Découverte.
[3] La nouvelle raison du monde : Essai sur la société néolibérale, La Découverte
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