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18/09/2011

Frances Fox Piven. « Un mouvement social fort reste possible aux États-Unis »

À soixante-dix-neuf ans, Frances Fox Piven est l’une des grandes « consciences » de la gauche américaine. D’après le furieux commentateur ultra-ultraconservateur de Fox News, Glenn Beck, elle est l’une des dix personnes les plus dangereuses des États-Unis. Rencontre avec une « suspecte habituelle » des grands combats progressistes.
États-Unis, envoyé spécial. Vous avez coorganisé, il y a quelques mois, le lancement de Résistance États-Unis, à New York ? Quel en est l’objectif ?
Frances Fox Piven. Nous avons organisé un séminaire retransmis à travers tout le pays. Il s’agissait de s’insurger contre l’austérité, la dette et l’avidité du capital. Des orateurs connus nationalement ont pris la parole (le philosophe Cornell West, l’économiste Jeffrey Sachs, et le président de l’AFL-CIO, Richard Trumka, entre autres – NDLR). 269 campus se sont connectés à la retransmission. Notre but était d’ajouter de l’impulsion à celle déjà créée par les manifestations dans le Wisconsin en expliquant les enjeux et en mettant en lumière les marches locales qui se déroulaient durant ce printemps.
Où en est ce mouvement ?
Frances Fox Piven. Il est encore difficile de le dire à ce point. L’idée est souvent répandue que les mouvements passés ont commencé doucement puis sont montés régulièrement en puissance. C’est inexact. Les mouvements débutent avec des manifestations surgissant ici qui fléchissent ensuite avant de repartir, ailleurs peut-être. Il n’y a vraiment pas de science qui prédit l’éruption des mouvements. Qui s’attendait aux mobilisations dans les rues d’Athènes ? Qui a prédit les mouvements de grève qui ont commencé aux États-Unis en 1934 ou les manifestations pour les droits civiques qui se sont répandues dans le Sud au début des années 1960 ?
Croyez-vous en la possibilité, aux États-Unis, d’un mouvement social fort, impulsé depuis la base ?
Frances Fox Piven. Oui, c’est possible mais définitivement pas certain. Nous connaissons beaucoup de choses sur les conditions nécessaires à un mouvement mais nous ne pouvons toujours pas expliquer ce mystérieux point d’ignition, d’indignation et d’espoir qui catalyse un mouvement. Plutôt que d’expliquer, nous usons de métaphores telles que « l’étincelle » ou « la contagion ». Mais évidemment un mouvement n’est ni une conflagration ni une épidémie… Il implique un large nombre de gens qui se rendent compte que leurs problèmes sont dus à des groupes ou des individus identifiables et qu’ils peuvent eux-mêmes agir pour forcer à des changements. Dans ce processus, des gens découvrent que le refus de se conformer à leurs routines quotidiennes, à leur rôle en tant que travailleurs ou salariés ou étudiants peut devenir la source même de leur pouvoir. Mais même lorsque le peuple devient rebelle, il n’y a pas de garantie de succès car les forces du capitalisme néolibéral, incluant l’appareil politique de droite qu’elles ont construit, sont redoutables. L’enjeu est énorme et les mouvements populaires venant de la base devront faire face à une forte résistance.
Ce mouvement devrait-il se fixer comme objectif de construire un parti progressiste ?
Frances Fox Piven. Ce ne serait probablement pas le bon chemin à prendre aux États-Unis où les troisièmes partis sont constitutionnellement empêchés. Il pourrait tenter de s’ancrer au sein même du parti démocrate. Mais c’est la force du mouvement qui lui permettrait d’obtenir du pouvoir au sein du Parti démocrate, pas sa présence en soi dans ce parti.
En parlant du Parti démocrate… diriez-vous que la présidence de Barack Obama a déçu la plupart des électeurs et des militants progressistes ? Ou a-t-il apporté le changement qu’il avait promis ?
Frances Fox Piven. La présidence d’Obama a déçu de nombreux progressistes. Mais ils ont peut-être commis l’erreur de placer leurs espoirs en Obama. Il est vrai que le président a usé d’une rhétorique enthousiasmante durant la campagne des primaires. Mais l’électorat durant cette phase est différent de l’électorat général : il est plus militant et plus à gauche. Puis, pendant la campagne électorale et après son élection, Obama s’est principalement comporté comme un politicien. Il a tenté d’apaiser ses opposants et a été déférent avec les intérêts de Wall Street qui lui ont fourni la majorité de son soutien financier. Il a certes accompli certaines choses, une réforme de la santé que ses prédécesseurs avaient éludée et un bon plan de relance qui a aidé les moins aisés. Mais il ne serait pas raisonnable d’attendre des initiatives plus fortes de la part d’un président politicien, à moins qu’il ne soit pressé par des forces de la gauche et par la base de la société. Et, jusqu’à maintenant, cela ne s’est pas passé.
Vous avez été prise pour cible par Glenn Beck, et le Tea Party semble donner le « la » dans la bataille politique. Qu’est-ce que cela dit de l’Amérique ?
Frances Fox Piven. Dans la population américaine, il y a toujours eu un secteur religieux important, raciste, et sensible aux appels nationalistes. Le Tea Party a mobilisé ce secteur. Ses adhérents sont presque exclusivement blancs, plus âgés que la moyenne nationale et économiquement sous pression. Ils sont sensibles aux appels qui exploitent leur sentiment que les changements démographiques et culturels ont éloigné d’eux le pays. En tant qu’africain-américain, Obama symbolise ce ressentiment de personnes qui le considèrent comme un étranger. Mais le Tea Party n’est pas que cela. Il a été favorisé par de puissants intérêts financiers, y compris Fox News et les frères Koch.
Ce même Tea Party fait régulièrement appel aux pères fondateurs. Vous-même avez écrit un livre à propos des « gens ordinaires ». Finalement, qui a le plus façonné l’Amérique ?
Frances Fox Piven. La République américaine a été un compromis entre des élites coloniales qui voulaient se débarrasser des contraintes et des impôts de la Couronne britannique et des petits fermiers et des artisans qui ont, en fait, mené la guerre révolutionnaire. Ces derniers, combattaient eux aussi les Anglais, à n’en pas douter, mais ils combattaient également les élites américaines. Ils étaient mus par l’idéal d’une démocratie radicale et, bien qu’ils n’aient pas gagné toutes les avancées qu’ils pensaient nécessaires pour atteindre cet idéal, ils en ont remporté certaines, par exemple, l’élection directe de la « Chambre du peuple », désormais connue comme la Chambre des représentants. Ces compromis ne nous ont pas donné une démocratie radicale, mais ils n’en ont pas moins constitué, en leur temps, une sorte de victoire.

http://www.humanite.fr/monde/frances-fox-piven-%C2%AB-un-mouvement-social-fort-reste-possible-aux-etats-unis-%C2%BB-479183

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