Dimanche, 29 novembre 2009, une délégation composée de membres français, marocains et italiens de Migreurop a visité certaines des « jungles » qui se trouvent dans la région de Calais, où des milliers de migrants (pour la plupart des demandeurs d’asile ou réfugiés) transitent quelque temps avant de tenter de passer en Angleterre. Ces « jungles » sont beaucoup plus petites que celle de Calais, dont les médias du monde entier ont montré l’évacuation, le 22 septembre dernier, par la police française. Dans ces lieux, situés à proximité de petits villages près des stations-service où s’arrêtent les camions qui, peu après, vont traverser la Manche, des gens extraordinaires pratiquent la solidarité au péril de leur propre liberté individuelle, au nom d’un radical sens de la justice.
« Dommage que je ne puisse pas l’emporter avec moi en Angleterre. Il y a toutes mes chansons préférées. » Rosa tient dans ses mains un petit iPod noir et continue à parler : « je n’avais pas pensé que les objets électroniques pouvaient être repérés par la police quand on est caché à l’intérieur du camion."
Bientôt, en effet, Rosa va partir, ou tout au moins essayer de partir. Comme les autres, elle se cachera dans un des camions qui vont du port de Calais à celui de Douvres, et retiendra sa respiration en espérant que la police des frontières ne la découvrira pas. Peut-être se mettra-t-elle la tête dans un sac pour que son souffle ne la trahisse pas. Elle doit passer de l’autre côté de la Manche où vit son fiancé. Tous deux ont fui l’Érythrée après dix ans de service militaire obligatoire. Mais il a eu plus de chance qu’elle, parce qu’il vit maintenant à Londres comme réfugié, et y a trouvé un travail correct. Rosa, elle, n’a réussi à aller qu’en Italie, où elle a de la famille, mais elle ne s’est jamais sentie acceptée dans ce pays. Elle aurait pu y obtenir un permis de séjour, mais elle a choisi d’aller à la recherche d’un endroit qu’elle imagine meilleur. En cela, l’histoire de Rosa ressemble beaucoup à celle des autres Érythréens et Éthiopiens avec lesquels elle cohabite une petite « jungle » de la région de Calais.
Beaucoup d’entre eux sont arrivés en France avec un document de voyage valide, car ils avaient déjà obtenu l’asile politique en Italie. Mais, même s’il rend des services, un morceau de papier ne suffit pas à faire le bonheur des gens. Erica, par exemple, a même un père de nationalité italienne et une carte de résident portant le cachet de la préfecture de police de Gênes. Pourtant, après deux ans à attendre en vain le visa de regroupement familial que l’Angleterre ne veut pas lui délivrer, elle a décidé de rejoindre coûte que coûte son mari, qui vit et travaille à Londres : la lenteur bureaucratique, une erreur d’aiguillage entre services, la mauvaise volonté d’un fonctionnaire ou des instructions informelles déterminent souvent la vie et la mort de ces personnes.
Il y a aussi Omid, qui n’a de l’Italie que des souvenirs horribles : les nuits passées dans la rue, l’indifférence de Milan en hiver, l’évacuation par la police de la maison en ruines dans laquelle ses compagnons et lui avaient cherché refuge, et puis les coups de matraque et le sentiment qu’il n’était pas possible de se construire un quelconque avenir dans ce pays. Dans ces cabanes de bois et de plastique, à quelques dizaines de kilomètres de Calais, presque tout le monde parle l’italien et presque tous ont les mêmes souvenirs qu’Omid. Certains sont venus en Europe après avoir traversé la Libye, puis s’être embarqués pour l’île de Lampedusa, [à l’extrême sud de l’Italie]. D’autres, surtout ceux qui ont pris la route après le printemps dernier, ont traversé le golfe d’Aden, au Yémen, puis la Turquie et la Grèce avant d’arriver en Italie, pour échapper aux refoulements vers la Libye. La pratique est récente : au début, c’était les navires militaires italiens qui interceptaient les bateaux et les ramenaient vers les côtes libyennes. Depuis quelque temps, ces refoulements sont coordonnés par Frontex, qui agit comme une vigie de la Méditerranée en appelant les policiers libyens à venir reprendre leur chargement de vies humaines à enfermer, violer et déporter une nouvelle fois.
En ce dimanche pluvieux, les souvenirs se font mots, de longs récits se déroulent, tout le monde veut parler. A écouter ces histoires croisées, on prend conscience non seulement de la similitude des systèmes de contrôle migratoires mis en œuvre par les gouvernements européens, mais aussi de la force de chacune de ces personnes. On réalise que leur parcours est le résultat de l’obstination et d’un courage parfois difficiles à comprendre, mais qui leur permet en dépit de tout de choisir leur vie, même si cela implique de la risquer chaque jour.
Ils ne sont pas les seuls, dans le Calaisis, à faire des choix, en silence, sans se vanter, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. D’autres autour d’eux sont nombreux, et toujours plus : ce sont les habitants des villages situés à proximité des « jungles » : un monsieur à cheveux blancs, le prêtre d’une petite paroisse, de jeunes couples avec leurs enfants, des vieux et des jeunes, qui, malgré les difficultés de leur propre vie trouvent tous les jours le temps nécessaire pour combattre l’indifférence.
Si, dans ces petits campements il est possible de faire un peu plus que survivre, si l’on peut presque y vivre dans la dignité, c’est grâce à eux. Par exemple, avec l’association Terre d’Errance, qui rassemble les bénévoles qui s’occupent de la « jungle » des Érythréens et des Éthiopiens : trois fois par semaine, il est possible de prendre une douche chaude quelque part. Et dans le campement fait de cabanes en bois, les bidons d’eau sont toujours approvisionnés grâce à « Papa Claude », un vieux monsieur au sourire timide et aux mains ridées. Malgré mille difficultés, la nourriture ne manque pas, pas plus qu’il ne manque de couvertures et de pulls pour affronter les températures hivernales qui, dans cette région, peuvent atteindre moins dix degrés.
Même dans les « jungles » cachées en plein bois, qu’à cette saison on ne peut atteindre qu’après avoir marché plusieurs centaines de mètres avec de la boue jusqu’aux chevilles, le visiteur est invité à partager autour d’une grande table, dans de la vaisselle colorée, un repas asiatique et du thé chaud. C’est le cas au camp des Vietnamiens, où hommes et femmes parlent un mauvais anglais. Avec eux la communication verbale est plus difficile, un autre type de relation entre en jeu, on utilise le langage du corps pour échanger les accolades qui donnent du courage, et des sourires. A leurs côtés, il y a le collectif Fraternité-migrants : des gens prêts à prendre des risques pour protéger le camp et ses habitants des descentes soudaines de police et des arrestations arbitraires, et à faire tout ce qu’ils peuvent pour rendre l’attente de ces réfugiés en transit avant l’Angleterre aussi digne que possible. Il a fallu du temps avant que, au-delà des actes individuels de solidarité, ces habitants de la région de Calais, en se mettant en réseau, se sentent un peu moins isolés.
Ils ne parlent pas de ce qu’ils font comme si c’était quelque chose d’extraordinaire. Simplement, pour eux, il est intolérable que des femmes et des hommes meurent de faim et soient contraints à vivre comme des animaux effrayés. Peu importe si cette solidarité peut coûter très cher : jusqu’à 30.000 euros d’amende et jusqu’à cinq ans de prison. Des gens ont déjà été arrêtés pour avoir rechargé un portable, pour avoir pris un exilé en stop, pour avoir offert une nuit dans un lit dans une vraie maison. Telle est la sanction du « délit de solidarité », comme le nomment les associations françaises qui défendent les droits des migrants, mais aussi leurs propres aspirations à vivre dans une société citoyenne.
Car la loi française non seulement punit le délit d’immigration irrégulière, mais aussi celui d’« aide à l’entrée et au séjour irrégulier sur le territoire », largement instrumentalisé pour dissuader les actes de solidarité. Alors que, comme un peu partout en Europe, le droit français est peu efficace à combattre ceux qui exploitent les migrants, il s’abat avec sévérité contre les réfugiés et contre ceux qui veulent rendre leur vie moins difficile.
Outre leur courage, ce qui caractérise les membres de ces collectifs et de ces associations de solidarité, c’est le profond respect dont ils témoignent à l’égard des gens qu’ils ont choisi d’aider. Aucun paternalisme dans leur façon de donner des conseils sur les possibilités de demander l’asile en France. Le message délivré aux migrants est très clair : « vous êtes maintenant ici et tant que vous resterez nous ne vous abandonnerons pas. Peu importe si vos projets ne sont pas rationnels, c’est vous qui décidez. Peu importe si nous ne parvenons pas à vous convaincre qu’en Angleterre ce ne sera pas plus facile qu’ici ».
Avec le temps, en effet, la législation anglaise sur l’immigration et l’asile est devenue plus stricte. L’Angleterre a cessé d’être l’Eldorado où les réfugiés pouvaient travailler et avoir une couverture sociale, et dans lesquels les demandeurs d’asile ayant déjà déposé une demande ailleurs en Europe pouvaient échapper aux mailles du règlement « Dublin 2 », qui les condamne au renvoi dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’Union européenne. Ils le savent bien, ces jeunes Afghans qui, après avoir traversé la Grèce et l’Italie, et pour finir sont arrivés à Paris, sont de plus en plus nombreux à vouloir rejoindre le nord de l’Europe, effrayés par le récent charter franco- britanniques dans lequel plusieurs dizaines d’exilés ont été renvoyés à Kaboul comme si l’Afghanistan était un "pays tiers sûr".
Depuis les petites « jungles » du Calaisis, pourtant, on continue à partir de l’autre côté de la Manche. Les visages des gens changent vite, même s’il n’est pas rare que certains reviennent après avoir été renvoyés. Et certains commencent à vouloir rester. Les campements demeurent, reconstruits après chaque destruction, prêts à accueillir pour un petit bout de temps la vie et les histoires de ceux qui vont venir.
Conséquences des politiques européennes, on trouve tout au long des parcours migratoires ce type de lieux informels de rassemblement de migrants en transit, qui alternent avec les centres de détention officiels. Certains sont devenus tristement célèbres, comme ceux de Ceuta et Melilla, qui séparent le Maroc de l’Espagne, où des migrants qui ont cherché en 2005 à franchir les grillages ont été exécutés sous le feu conjoint des polices des deux pays.
Le « camp de Patras », en Grèce, a longtemps été sous les projecteurs, avec ses 2.000 Afghans parmi lesquels de nombreux mineurs, dispersés par la force en mai 2009 après que certains d’entre eux ont dénoncé auprès de la Cour européenne les actes de violence du gouvernement grec et les refoulements illégaux de la police des frontières italienne, qui les a renvoyés dans l’enfer grec au lieu d’enregistrer leur demande d’asile.
Beaucoup d’autres sont moins connus, comme ceux de la station Ostiense à Rome, ou les jardins publics du Xe arrondissement de Paris. Difficile de dire si autour de ces endroits sont nées des formes de solidarité et de résistance comparables à ce qu’on peut voir dans les petites « jungles » du nord de la France : très souvent, les gens « normaux » qui accomplissent des exploits extraordinaires restent dans l’ombre. Pour pouvoir continuer à le faire.
A qui serait curieux, dans cette époque de crise et de d’individualisme, de connaître des gens courageux, différents, et généreux, et de se libérer de la peur imposée et du racisme rampant, on peut conseiller d’aller faire un tour dans les « jungles de la solidarité » du Calaisis. Et si ce curieux demande à l’un, au hasard, des ces Français qui aident les réfugiés, pourquoi faire ce qu’il fait, pourquoi risquer ce qu’il risque, gageons qu’il aura pour réponse : parce que c’est juste.
Traduit de : Alessandra Sciurba, Le "jungles" della solidarietà.
Pour plus d’informations sur la région de Calais, la Grèce, Lampedusa vous pouvez télécharger gratuitement le Rapport de Migreurop "Frontières Assassines de l’Europe"
http://www.migreurop.org/article1506.html
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