Yoann Moreau
Pourquoi si peu de cadavres sur les images en provenance du Japon? Alors même que celles du tremblement de terre d’Haïti en montraient sans compter… Une simple recherche sur Google images permet de s’apercevoir qu’en tapant «séisme Japon», on obtient des maisons effondrées, des rues disloquées, un panda effrayé, des humains s’activant dans les décombres. En tapant «séisme Haïti» apparaissent immédiatement, mélangés aux dégâts matériels, des cadavres et des fosses communes.
Il y a des milliers de victimes japonaises, et pourtant peu d’images qui les montrent. Quand c’est le cas, les corps sont recouverts de bâches bleues ou de couvertures. Je n’ai vu qu’un seul cadavre. Il était habillé en pantalon et chemise, étendu sur le ventre sur un tas de décombres en pente raide. Ce n’était pas une photo directe, mais en arrière plan d’une équipe de sauveteurs. C’est là que m’est venue cette remarque : pourquoi si peu de choc dans les images ?
Cela tient-il à un traitement local (japonais) des images, à une autocensure nippone ? Ou bien, comme me l’avait tout d’abord laissé penser une remarque des sauveteurs, au faitque la vague a enseveli les gens1 ?
Dès lors les cadavres seraient toujours dans leur linceul de gravas. Cependant, la récurrence des bâches en toiles bleues suggère une autre explication. La capacité de réponse du pays joue également. Le Japon est un État hyper structuré, avec des secours organisés, prêts à agir et à recouvrir les cadavres, ce qui n’était pas le cas d’Haïti (cf. Haïti, l’anti modèle).
À mon sens, il faut aussi ajouter à cela une dimension culturelle. La culture nippone n’est pas une culture de l’explicite, où l’on devrait tout dire et tout montrer, affirmer «je» en permanence. La langue japonaise est en effet contextuelle, on ne répète pas ce qui va de soi. Quand quelqu’un parle, il ne rappelle pas en permanence que c’est «je» (watashi wa) qui parle. La langue japonaise laisse ainsi une large part à l’implicite. Cela n’est pas uniquement valable au niveau de la langue, ce n’est pas un hasard si ce peuple a développé un art du pliage (origami) et de l’emballage. Mettre sous plis, c’est effectivement le sens littéral d’implicite. Les exemples nippons de ce travail sur l’implicite abondent (dans la musique, l’architecture, le théâtre, etc.). En ne montrant pas on laisse les chose en puissance2, c’est-à-dire ni tout à fait absentes, ni tout fait advenues. Le principe d’une réalité visible et palpable n’est – de fait - pas le seul qui soit reconnu. La houle et la tectonique des phénomènes importent autant.
Entre tradition et modernité, croyances et objectivité, au Japon les fantômes ne sont jamais loin des morts cliniques. À Kobé, en 1995, on avait ainsi observé un traitement du trauma social (fantômes) par les prêtres shintos, ainsi que le retour de formes locales de chamanismes que l’on croyait disparues3 . En fin de compte on ne voit/nous montre du Japon que son côté moderne. L’intervention télévisée de l’empereur Akihito est à ce jour, la seule marque de ce mode culturel bivalent (modernité/ tradition) que l’on ait pu observer.
Cette culture de l’implicite ne veut cependant pas dire que les japonais maintiennent perpétuellement les choses sous plis. La rareté du dévoilement accentue son effet. L’impact est plus grand. En ce sens, voir un cadavre, ce n’est pas voir un mort, c’est voir la mort. Ce n’est pas voir la dépouille de quelqu’un qui nous est inconnu. Si l’on regarde sous les bâches bleues, c’est que l’on cherche quelqu’un qui nous était proche, un membre de notre famille, un ami, un voisin. Si on le découvre, c’est le corps mort d’une personne dont on a partagé des moments, connu le caractère, partagé les repas… que l’on voit.
La mort montrée par les médias est la mort de l’anonyme, l’image de cadavres dont on ne connait rien. Finalement on nous montre des gens qui – pour nous – n’ont jamais été concrètement vivants. Ce sont pour les spectateurs des cadavres d’humains sans singularités, sans prénoms ni surnoms, sans passé. Les corps publiés deviennent des dépouilles sans histoires, sans liens social avec la majorité de ceux qui les regarde. En les voyant, nous spectateurs, on ne sent pas l’irréversible. L’anonymat tue la mort et la banalise. Suite aux tsunamis, les Japonais savent que les morts sont là, les montrer n’ajouterait rien, au contraire, en les banalisant, cela accentuerait leur disparition. Seuls les proches, voyant le corps, n’y voit pas uniquement un cadavre mais tout un ensemble de souvenirs, d’émotions et de vie passée. Ce sont par les proches que, d’une certaine manière, les morts ne sont pas que des cadavres.
Reste une question : comment expliquer que les non japonais (les journalistes et étrangers présents sur place) ne diffusent pas les images des cadavres qu’ils croisent ?
On ne montre pas la mort intime, celle qui nous est proche. La proximité peut être de deux ordres, soit élective soit géographique et temporelle. On ne montre pas ce(ux) dont on se sent proche – “nos amis”4 . Ainsi, en poussant à l’extrême opposé, il n’y a aucun problème à montrer des images de cadavres animaux – vaches folles ou oiseaux grippés par exemple.
Pour ce qui est du traitement (hyper explicite) des images de cadavres à Haïti (suite au séisme de l’an passé) ou des famines sub-sahariennes, demeure une vraie question : pourquoi pouvons nous montrer les corps des haïtiens (ou des ivoiriens) et pas ceux des japonais (ou des américains de Katrina ou des français de Xynthia) ? Pourquoi le traitement médiatique des corps morts varie t-il autant ?
Le fait que certains peuples soit encore dits ” primitifs”, “premiers” ou “archaïques” est indéniablement à prendre en considération. Cette perspective qui consiste à les considérer comme arriérés tend à les historiciser en live (alors même – faut-il le préciser ? – qu’ils sont nos contemporains). Or, il est évident que la distance historique permet, une fois le trauma passé, de montrer les archives et de sortir des images qui avaient jusque-là été censurées. On aurait ainsi davantage de facilités à montrer un Nigérien mort de famine qu’un Japonais, plus proche de nous car plus moderne, et donc plus “contemporain”. Est-ce que montrer le cadavre d’une personne qu’on dit “primitive” serait comme montrer une image d’archive ?
À l’opposé de cela, il y a le traitement photographique de la centrale de Fukushima. On prend des images d’une catastrophe qui ne se montre pas et ne peut s’évaluer à partir d’observation directe, dans le spectre du visible. Grosso modo, on prend avec des moyens archaïques, des clichés quasiment inutiles pour se faire une idée de la situation : la caractéristique du danger nucléaire est son invisibilité. Contrairement aux dépouilles des victimes, la radioactivité est impossible à montrer, sauf à photographier des compteurs Geiger.
Merci à Caroline Stevan qui, en m’interviewant pour son journal (Le Temps) m’a amené à me poser ces questions et à les formuler. Je me suis d’ailleurs inspiré (à mon tour) de son travail pour écrire ce billet.
- Ainsi, contrairement à un séisme classique, les cavités sous les décombres ont été emplies d’eau et de boue. Les gens n’ont pas pu survivre, “il semble totalement inutile de déblayer” disait un pompier français [↩]
- Au sujet de cette “puissance de l’absence”, voire l’article éponyme d’Emiko Ohnuki-Tierney. [↩]
- Cf., à ce propos, “Des fantômes pour guérir ?“ et l’excellent article d’Anne Bouchy “Du bon usage de la malemort. Traitement des âmes “rancuneuses” et rituels auraculaires dans la société japonaise“. [↩]
- Entendu dans la bouche de N . Sarkozy, de celles d’experts du nucléaires, et hier soir encore dans l’émission “spécial japon” d’Envoyé spécial, l’expression “nos amis japonais” m’intrigue et me semble en constante inflation. Ce n’est pas l’apanage des français, Obama également parle deto help our “Japanese friends as they deal with the aftermath of this tragedy”. [↩]
Sem comentários:
Enviar um comentário