Les premiers résultats des comptes nationaux 2008 viennent d'être publiés par l'Insee. Que nous apprennent-ils ? Trois choses principalement. La première n'est pas une surprise : la croissance économique en 2008 a été médiocre. Les deux autres concernent la répartition des revenus : là aussi, elles confirment les évolutions passées plus qu'elles ne les modifient. Revue de détail.
Une croissance médiocre en 2008
Que la croissance ait été médiocre en 2008 (+ 0,4 % pour le PIB une fois déduite la hausse des prix, soit 7 milliards d'euros), ce n'est évidemment pas une surprise, puisque la crise a éclaté au début du deuxième semestre. La surprise est plutôt que les chiffres n'aient pas été plus mauvais, puisque, entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009, le PIB a diminué de 2,85 %. Mais les acquis de croissance du début de l'année 2008 ont plus que compensé les baisses ultérieures. Les résultats 2009, en revanche, iront en sens inverse : même s'il se produit une reprise durant la première partie de l'année, elle ne compensera pas entièrement la chute de fin 2008-début 2009. C'est pourquoi le ministère de l'Economie fait plutôt preuve d'optimisme en tablant sur – 3 % cette année : il faudrait, pour qu'il en soit ainsi, que les indicateurs cessent de diminuer, et cela dès le deuxième trimestre 2009, ce qui est loin d'être le plus vraisemblable.
Ces 7 milliards d'euros de progression, à qui ont-ils profité ?
Des salaires en (très) légère hausse
Dans les entreprises (hors entrepreneurs individuels et organismes financiers), la masse salariale, c'est-à-dire les salaires (y compris l'intéressement [1] ) mais aussi les cotisations sociales dites patronales, a progressé de 5,2 milliards d'euros 2008 (donc après élimination de la hausse des prix entre 2007 et 2008, soit 2,8 %). En d'autres termes, les salariés de ces entreprises sont les principaux bénéficiaires de la légère progression de l'activité économique, puisque leur rémunération totale a progressé de... 0,8 %. Progression d'autant plus imperceptible qu'elle a surtout servi à embaucher de nouveaux salariés : le nombre de salariés a progressé de 127 000 d'une année sur l'autre (soit 107 000 en « équivalent temps plein », compte tenu de la croissance des emplois à temps partiel). Si bien que le salaire brut moyen est passé, d'une année sur l'autre (toujours en euros 2008), de 2 861 euros (2007) à 2 867 (2008), et le salaire net [2] de 2 249 euros à 2 259 : une progression (en pouvoir d'achat) de 10 euros par salarié employé à temps plein.
Mais il s'agit là d'une moyenne, et l'on sait que les salaires des cadres dirigeants ont eu tendance à progresser nettement plus que la moyenne depuis quelques années : même si leur nombre est faible (quelques dizaines de milliers tout au plus, soit 0,2 % à 0,3 % du total des effectifs salariés des entreprises), l'importance des progressions dont la plupart d'entre eux ont bénéficié tend sans doute à tirer la moyenne vers le haut. Aussi n'est-il pas étonnant que beaucoup de salariés aient vu le pouvoir d'achat de leur salaire stagner, voire diminuer pour ceux qui ont été victimes de réductions d'horaires, de licenciements ou de changements d'emploi entrecoupés de périodes de chômage. Rappelons que, en 2006 (dernière année connue), la médiane [3] du revenu salarial – le salaire net effectivement perçu compte tenu du temps travaillé, majoré des éventuelles indemnités de chômage – était, en euros 2008, de 1 500 euros nets pour les hommes et de 1 224 euros pour les hommes, l'écart entre les deux étant essentiellement lié à l'importance du travail à temps partiel chez les femmes. Si l'on suppose que, depuis 2006, le pouvoir d'achat du revenu salarial médian a progressé comme le salaire moyen, il devrait tourner en 2008 aux alentours de 1 530 euros nets pour les hommes et de 1 250 euros nets pour les femmes. L'ampleur de l'écart entre ce revenu salarial médian et la moyenne des salaires nets à temps plein dans les entreprises (2 259 euros) montre à quel point la répartition des salaires est inégalitaire, en raison des politiques salariales des différentes entreprises, des qualifications ou du temps effectivement travaillé (temps partiel, emplois temporaires).
Reste que, en 2008, l'ensemble des salaires et des cotisations sociales a absorbé 67,6 % de la valeur ajoutée brute[Il s'agit de la valeur ajoutée hors impôts sur la production (ou valeur ajoutée brute au coût des facteurs).]] créée par les entreprises, contre 67,2 % l'année précédente (et 75,6 % en 1982, année exceptionnelle, avec laquelle il est difficile de comparer [4] ).
Au moins sur le court terme, il est donc difficile de prétendre que la faiblesse des augmentations de pouvoir d'achat du salaire moyen proviendrait d'une réduction de la part des salaires dans le partage des revenus issus de l'activité productive. Elle provient essentiellement d'une progression faible de l'activité et accessoirement d'une augmentation de l'emploi, les gains de productivité étant ralentis d'autant.
Et le capital ?
Si les salaires ont peu augmenté en 2008, ce n'est donc pas parce que le capital aurait prélevé une part croissante des revenus issus de l'activité. Globalement, les revenus du capital (voir l'encadré pour la définition) évoluent aux alentours de 25 % de la valeur ajoutée depuis le début des années 2000 : 24,9 % en 2008, contre 25,5 % l'année précédente et 25,8 % en 2000. Si l'on s'intéresse à une période plus longue, on constate que les revenus du capital représentaient plutôt 22 % à 23 % de la valeur ajoutée durant les « Trente Glorieuses », proportion qui a décliné ensuite à partir de 1974 pour tomber à 18 % en 1981, avant de remonter ensuite (avec une pointe à 28,1 % en 1992) pour se stabiliser depuis une décennie aux alentours de 25 %.
De quoi est composée la rémunération du capital ?
- les intérêts versés par les entreprises à leurs créanciers, et notamment à ceux qui leur ont prêté de l'argent (banques, mais aussi détenteurs d'obligations): ce montant est, pour les propriétaires de l'entreprise, un coût, mais, comme il rémunère le capital emprunté, il est légitime de le prendre en compte dans la rémunération du capital dans son ensemble;
- les dividendes versés aux actionnaires (on intègre dans cet ensemble les revenus versés aux dirigeants non salariés, ainsi que les primes, bonus et rémunérations exceptionnelles, mais pas les stock options, qui, pour la comptabilité nationale, ne sont pas des rémunérations, mais des plus-values sur patrimoine au même titre que les gains en Bourse);
- la part des profits qui est réinvestie dans l'entreprise (ou dans ses filiales): cela constitue ce que l'on appelle habituellement l'autofinancement, et que la comptabilité nationale nomme «revenu disponible brut».
Pourrait-on revenir à un partage similaire à celui du début des années 1980, comme le propose Michel Husson [5] , ce qui permettrait d'augmenter d'autant – d'une grosse soixantaine de milliards – le montant des rémunérations versées aux travailleurs ?
En 1982, les revenus du capital avaient atteint 49 milliards d'euros, dont 20 avaient été versés aux créanciers des entreprises sous forme d'intérêts. Or, les 29 milliards restants avaient été insuffisants pour compenser l'usure ou l'obsolescence des équipements utilisés, chiffrées par la comptabilité nationale à 41 milliards. En d'autres termes, si l'on revenait à un partage de type 1982, même l'arrêt de la distribution de tout dividende ne suffirait pas : il faudrait soit que les entreprises cessent de renouveler leurs équipements productifs – et a fortiori cessent d'investir pour les augmenter –, soit qu'elles puissent s'endetter sans payer d'intérêt. Autant dire que l'on sortirait du capitalisme, puisqu'il faudrait alors financer gratuitement les entreprises.
Jean-Marie Harribey estime sur son blog que comparer le partage actuel de la valeur ajoutée à celui qui prévalait au moment du « creux » plutôt qu'à celui qui était réalisé lors de la période de la « bosse » était d'une certaine manière arbitraire, qu'il n'existait pas de « normalité » dans ce domaine. Il a raison. Mais choisir la « bosse » comme boussole c'est faire le pari qu'un système économique ne rémunérant pas le capital est possible, ce que nul ne saurait aujourd'hui garantir.
Une situation inacceptable
Ce n'est cependant pas une raison pour que la situation de 2008 soit considérée comme raisonnable et acceptable. Car elle n'est ni l'une ni l'autre.
Elle n'est pas raisonnable. Certes, le partage entre travail et capital n'est pas différent de celui qui a prévalu presque tout au long du dernier demi-siècle [6] . Mais, au sein de la part destinée au capital, une évolution importante a eu lieu : la masse des dividendes n'a cessé de se gonfler au cours de la dernière décennie, au point que, désormais, les entreprises ne gardent même plus de quoi remplacer leurs équipements usés. En d'autres termes, elles vivent sur leur capital, en distribuant à leurs actionnaires plus qu'elles ne gagnent réellement.
Ainsi, en 2007, une fois leurs intérêts payés et les dividendes versés, il ne restait plus aux entreprises que 140 milliards, alors que l'usure de leurs équipements et bâtiments en représentait 146. Pour 2008, les chiffres d'usure des équipements ne sont pas encore connus, mais la tendance s'est aggravée : les dividendes versés ont augmenté de 8 milliards, alors que leur « revenu disponible brut » – ce qu'il leur reste une fois les impôts sur les bénéfices, les intérêts et les dividendes versés – avait diminué de 10 milliards. En d'autres termes, les actionnaires se payent sur la bête, en retirant plus d'argent que l'entreprise n'en gagne après impôts... D'une certaine manière, la crise résulte de cette course aux dividendes, engagée pour faire monter les cours en Bourse alors qu'elle appauvrit les entreprises.
Résultat des sociétés non financières en 2006, en milliards d'euros et en % du bénéfice après impôts
En plus, ce n'est pas acceptable. Car ces dividendes sont versés à une fraction infime de la population, alors que les salaires ne progressent quasiment pas en termes de pouvoir d'achat. Nous sommes ainsi en train de retourner à une époque que l'on croyait révolue : celle où un très petit nombre captait l'essentiel de la richesse produite par les entreprises. Les 83 milliards de dividendes distribués en 2008 l'ont été au détriment d'un investissement d'autant plus nécessaire que nous savons bien que notre modèle économique va devoir changer en profondeur, et rapidement, tant en ce qui concerne la façon de produire – le mode de production – que la façon de consommer, le mode de consommation : des produits moins gourmands en énergie et en matières premières, moins polluants, plus durables et plus recyclables. Depuis 2000, la masse des dividendes distribués a doublé, alors que les prix n'ont augmenté que de 16 %.
Les entreprises dilapident leur patrimoine au profit des actionnaires au moment même où elles devraient relever le défi majeur du développement durable. La financiarisation de l'économie n'est pas seulement moralement injuste, elle est aussi économiquement suicidaire...
Notes
(1) Quant à la participation, elle est comptabilisée en « transferts » (tout comme les « retraites chapeau » versées par certaines sociétés à leurs anciens dirigeants). Elle ne fait donc pas partie de la masse salariale. <
(2) cotisations obligatoires seulement, donc hors retenues pour titres restaurant ou mutuelle d'entreprise <
(3) C'est-à-dire le montant tel que moitié des salariés gagnait moins et moitié gagnait plus. <
(4) Pour plus de détails, voir l'article de Denis Clerc dans le n° 41 (février 2009) de la revue L'Economie politique, ainsi que la réaction de Michel Husson et la réponse de Denis Clerc dans le n° 42 (avril 2009) de la même revue. Les données sur lesquelles les auteurs s'appuient sont celles des comptes nationaux de 2007, alors que le présent article s'appuie sur les données des comptes nationaux de 2008. <
(5) Dans le n° 42 de L'Economie politique. <
Alternatives Economiques - 05.06.09
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