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28/05/2010

L'épreuve de la précarité

Elsa Fayner

Comment vit-on au quotidien quand on vit seule, sans qualification et que l’on alterne les petits boulots ? En janvier 2007, la journaliste Elsa Fayner est partie à Lille pour expérimenter quelques mois la vie d’une salariée précaire. Récit.

Début 2007. En campagne pour l’élection présidentielle, le futur président de la République fait une promesse : remettre la France au travail. « Je veux rappeler que le travail est une condition de la liberté et de la dignité, qu’il est le moteur de la promotion sociale, de la croissance, que tout doit être fait pour donner du travail à ceux qui n’en ont pas, mais également qu’il n’est pas acceptable que certains refusent de travailler alors qu’ils le pourraient. Je veux réhabiliter le travail et, au-delà, le mérite, l’effort, le goût du risque. » La balle est renvoyée dans le camp des demandeurs d’emploi et des travailleurs. Ceux qui travaillent 35 heures par semaine, ceux qui partent en préretraite, mais également ceux qui touchent le smic.

Février 2007. Journaliste, je décide d’aller voir de plus près. Concrètement, qui travaille au salaire minimum, dans quelles conditions, avec quelles perspectives ? Et plutôt que de mener une série d’entretiens avec des salariés, plutôt que de m’en remettre aux services de communication des entreprises, je fais le choix d’entreprendre moi-même une recherche d’emploi, d’occuper différents postes, pour mener un reportage « en immersion », dans le quotidien des travailleurs précaires.

Il ne s’agit pas de faire du tourisme, de se prendre pour un travailleur précaire le temps du reportage, et de rentrer chez soi trois mois plus tard pour retrouver son confort. L’idée n’est pas de tenter de « se mettre dans la peau de » quelqu’un d’autre, d’essayer d’éprouver intérieurement ce que l’expérience provoque, pour en témoigner. Ce n’est tout simplement pas possible : je ne suis pas réellement dans cette situation-là. Et cela serait peu respectueux des personnes qui la vivent au quotidien, souvent durant de longues années, sans autre perspective. L’objectif est de mener un long reportage au cœur d’un quotidien que chacun pense connaître, en s’inspirant du livre de Barbara Ehrenreich, L’Amérique pauvre.

Mars 2007. À Lille où j’ai élu domicile pour le reportage, j’ai beau partir pour me laisser surprendre, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques idées en tête. Caissière, vendeuse, ou serveuse ? Les besoins doivent être nombreux dans ces domaines. La télévente ? C’est pour les étudiants. Femme de ménage ? Femme de chambre ? J’imagine trouver un poste dans une grande entreprise. Je compte aussi vivre et travailler dans le centre-ville, pour éviter trop de transports. Et je pense que mes collègues pourront faire de même. J’imagine que beaucoup d’entre eux, à temps partiel, cumuleront plusieurs emplois. Enfin, je m’attends à gagner 1 254,28 euros brut par mois. Sur tous ces points, je serai vite détrompée.

Caissière ? Dans tes rêves. Durant les premiers jours de recherche d’emploi, j’arpente les rues de Lille. Direction le centre commercial Euralille, près de la gare. Et plus précisément l’hypermarché Carrefour, qui doit bien avoir un poste à pourvoir… Je retire à l’accueil un dossier de candidature, de trois pages, à retourner avec CV et lettre de motivation. « Qu’est-ce qui fait la différence entre les dossiers pour un poste de caissière ? », je demande à l’employée pour comprendre ce qui me donnerait l’avantage. Les expériences dans le même domaine ? « Pas forcément. Ici, la moyenne, c’est bac + 3 ou 4. Mais nous donnons une chance à tout le monde. Sachez cependant que nous recevons 150 CV par jour, nous ne pouvons répondre à chacun ». «  Bien sûr », je fais. L’atterrissage est rude.

À la sortie d’Euralille, j’attaque les restaurants et les grands magasins. Vous embauchez ? À L’Hippopotamus, on ne recrute pas. Au Printemps, on me promet de répondre par courrier sous quatre semaines. À la Fnac, c’est sous trois semaines. Chez Monoprix, c’est niet, ils n’ont besoin de personne à la caisse, surtout sans expérience. Chez Match, on transmettra la demande. Chez JouéClub, on verra pour les vacances. «  De Pâques ? » « Non, de cet été. » La première semaine se termine, me voilà déjà moins optimiste pour le reportage. Un premier constat s’impose : il faut quitter le centre-ville.

De banlieue à banlieue. Les jours suivants, j’entame la tournée des centres commerciaux de l’agglomération, à portée de métro. Auchan, Leroy Merlin, Pickwick, Salon Center, Norauto… Les enseignes, les réponses, les journées se mettent à se ressembler.

Enfin, j’attaque les agences de travail temporaire. Il en existe par secteur d’activité, mieux vaut le savoir et savoir à quelle porte frapper.

Je finis ainsi par décrocher une mission d’intérim sur une plateforme téléphonique, en périphérie de la ville. On y vend des forfaits de téléphonie mobile, et des crédits à la consommation. Nous sommes dix à débuter en même temps. Tous les collègues viennent d’une autre banlieue. Najet prend sa voiture, comme Delphine ou Aïssa. Les autres viennent en métro. Trois heures de trajet aller-retour pour Nina. Alors, le midi – enfin de 14 h à 16 h 30, l’heure à laquelle les « prospects » sont moins joignables chez eux –, pas question de rejoindre le centre de Lille, plus animé : ça coûterait deux tickets de métro de plus. L’entreprise se trouve dans une zone industrielle, le long d’une voie rapide. Pas de cantine, ni de fours à micro-ondes. Les salariés emportent leur Tupperware. Ou grignotent les chips du distributeur. Quand il fait beau, nous sortons, pour aller jusqu’à l’hypermarché voisin. « En touristes », précisent les collègues. Même se poser dans un café n’est pas permis par le budget mensuel de ces jeunes femmes qui vivent en couple, paient un loyer et les transports au prix fort : pas d’économies, donc pas moyen d’acheter des cartes d’abonnement plus avantageuses, tout se paie à l’unité.

L’intérim, un marchepied ? Après un bac pro vente et un CAP coiffure tenté sans succès, Najet n’en est pas à sa première mission d’intérim. Elle les enchaîne. « C’est une façon de gagner sa vie rapidement, de ne pas passer par 10 000 entretiens. Tu déposes une candidature, tu passes un premier entretien, tu commences le lendemain, tu n’es pas obligée d’attendre un mois ou deux. L’intérim, ça permet aux personnes qui sont dans l’urgence de pouvoir gagner leur vie très rapidement. Tu peux être payé à la semaine, et ça, ça dépanne beaucoup. » Concernant la suite, Najet est partagée. D’un côté, elle aime travailler, rencontrer des gens, sortir de chez elle. De l’autre, elle se verrait bien rester à la maison, comme sa mère, pour élever les enfants qu’elle espère avoir un jour.

Delphine non plus n’a pas l’intention de rester en intérim. Après un bac littéraire, un deug de droit inachevé, un BTS de communication des entreprises, et de graves problèmes de santé, la jeune femme de 22 ans veut trouver un emploi stable le plus vite possible. « Vas louer un appartement si tu n’as pas de CDI ! Si tu es payée au smic, déjà, c’est délicat, mais si tu viens avec des contrats d’intérim, ce n’est même pas la peine. »

Nina est la plus motivée pour décrocher le CDI promis par l’employeur. En attendant, l’intérim, elle n’est pas contre. « Il y a toujours des offres, c’est stimulant », s’enthousiasme la jeune femme, qui ne porte jamais de manteau en cet hiver lillois. « Mais ce n’est pas parce que tu es inscrite dans une agence qu’ils t’appellent. Une conseillère m’a expliqué qu’il fallait venir tous les jours la harceler, plutôt que de se contenter de laisser un CV, en attendant d’être contacté. Il faut le savoir. Pour moi, ça ne se faisait pas, c’était du non-respect… »

De manière générale, en France, « si l’emploi intérimaire permet aux plus diplômés d’accéder assez vite à un emploi en CDI, les jeunes les moins qualifiés risquent de se trouver progressivement enfermés dans un enchaînement de contrats temporaires et de périodes de chômage », constate le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale.

Le temps partiel, une stratégie pour cumuler ? Je suis ensuite embauché en CDD, chez Ikéa, toujours dans la banlieue lilloise. Là, je vends sandwiches et hot-dogs, à la « boutique suédoise ». À temps partiel, vingt heures par semaine, pour 740 euros brut par mois.

J’entreprends donc de chercher un autre emploi, pour tenter de cumuler les revenus. Rendez-vous est pris dans une entreprise de nettoyage de bureaux. Pour le moment, le manager a surtout besoin de quelqu’un pour compléter en CDD une équipe de trois salariés, qui nettoie des bureaux dans la banlieue sud, le matin, avant l’arrivée du personnel. Le travail commence demain. De 5 h à 8 h 15. Payé 8,27 euros de l’heure, le smic horaire. Je demande si le salaire n’est pas plus élevé de nuit. «  Si, bien sûr, me répond le manager, mais la nuit, c’est de 21 h à 5 h ». En attendant, le premier métro n’arrive à destination qu’à 5 h 30 passées, comme le premier bus. Et je n’ai pas de voiture. Une autre idée vient alors au manager. Une employée qui travaille à Tourcoing prend ses congés la semaine prochaine, et je pourrais la remplacer. Elle fait le ménage dans cinq entreprises. Son emploi du temps : de 11 h 30 à 13 h 30 mercredi, de 9 h 45 à 13 h 15 jeudi, de 8 h à 11 h 30 vendredi, et de 12 h à 13 h 30 samedi. Elle se déplace à pied ou en transports en commun. Tant qu’il est dans le classeur des plannings, le manager m’en montre d’autres, la plupart très éclatés. «  Nous n’avons pas le droit de faire travailler quelqu’un sur plus de cinq chantiers. Et pas plus de 35 heures, m’explique-t-il. Alors, quand nous le faisons, nous payons en primes. Certaines employées travaillent jusqu’à 200-300 heures par mois. Elles se font beaucoup d’argent, vous savez. » Pour l’instant, mon emploi du temps chez Ikéa ne colle pas du tout avec ce qu’il me propose. Et pour les semaines suivantes, me demande-t-il ? Je suis incapable de lui répondre, mon planning varie tous les quinze jours.

En France, 5 millions d’actifs travaillent à temps partiel. Des femmes à 83 %. Par choix ? Quatre sur dix se sont vu imposer à la fois le temps partiel en tant que forme d’emploi et la répartition de leurs horaires. À l’opposé, pour trois sur dix, le temps partiel représente une véritable forme d’aménagement du temps de travail : ils ont pu choisir de travailler à temps partiel, et décider de la répartition de leurs heures de travail.

Au moins pourrait-on se dire que le temps partiel constitue un passage transitoire, un temps d’insertion. Pas vraiment : dans certains secteurs (commerce, nettoyage…), il représente une forme de gestion permanente de la main-d’œuvre. La probabilité de passage d’un emploi à temps partiel à un emploi à temps plein n’a d’ailleurs cessé de se réduire : une femme ayant débuté à temps partiel entre 1976 et 1980 avait 63 % de chances d’être employée à temps complet cinq ans plus tard, alors qu’elle n’en avait plus que 49 % en ayant débuté entre 1991 et 1992.

S’investir pour tenir ? Pour le dernier mois du reportage, je suis embauchée en CDI, dans un hôtel quatre étoiles. Nous sommes deux employées d’étage. Le matin, c’est au tour de Leïla. Et, de 13 h à 22 h, je remplace Véronique, qui démissionne. Elle reste néanmoins quelques jours pour me former.

Je m’occupe avec elle de nettoyer le hall d’entrée, le bar, les couloirs des dix étages, et les ascenseurs. Nous frottons. Et nous trottons, d’un WC à l’autre, prenant garde à bien laisser stationner notre chariot à moitié cassé à l’abri des regards. Puis, dès 15 h, il faut songer à monter dans les étages, pour s’occuper du linge de la centaine de chambres. Nous devons fermer les ballots de draps et serviettes sales, souvent mouillées, les porter sur l’épaule ou sur le dos et les empiler sur un haut chariot en fer, qui se descend dans l’ascenseur de service. Puis répéter l’opération sur les dix étages. Il s’agit ensuite de monter le linge propre. Les trois heures passent trop vite, nous n’arrêtons pas un instant. À peine le temps de dîner, jamais le temps de s’asseoir. Car il faut ensuite réapprovisionner les dix lingeries en shampoings, kits rasage, biscuits.

22 heures sonnent enfin. Véronique annonce que nous partons. Elle tient quand même à passer voir « le fitness ». Pourtant, si la salle de sport a été utilisée en soirée, nous sommes bonnes pour rester vingt minutes, voire une demi-heure, de plus. Mais, si Véronique y tient, c’est qu’elle sait que, si elle ne s’en occupe pas, ce sera à Leïla de le faire le lendemain matin en arrivant, et que ça lui fera perdre du temps à elle aussi. Elle ne voudrait pas non plus que clients et collègues croient que c’est elle qui a mal nettoyé alors que c’était à Leïla de le faire. Véronique entend aussi pouvoir quitter l’hôtel avec le sentiment du travail accompli. Et elle n’est pas la seule. D’autant moins que la plupart des employés ont l’habitude de l’hôtellerie. Pour eux, les pauses évanouies et les heures supplémentaires non rémunérées semblent moins poser de problème. Ce sont le service rendu aux clients, le confort proposé, la qualité offerte qui priment. Or « ici, ils n’ont pas l’âme hôtelière », déplorent certains.

Est-ce un tel investissement, une telle appropriation des consignes qui permet aux salariés de l’hôtel de tenir ? « Une fois que le travailleur maîtrise sa tâche, il se met à poursuivre des intérêts plus collectifs. Il travaille dans un monde traversé d’enjeux sociaux, de notions telles que la justice. Il fait intervenir des éléments de variable qui n’ont pas un impact sur l’application de la consigne, mais sur les autres membres de l’équipe : sur l’employée d’étage qui nettoie l’hôtel le matin par exemple. Et cela provoque des émotions en lui, donc il continue. Car son monde s’étend. Le travailleur s’humanise, déploie ainsi son pouvoir d’agir et sa sensibilité », répond Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé du travail à l’université Lyon‑I. « C’est la dynamique même de l’activité de se déployer au-delà du rapport purement matériel à l’objet travaillé. Et le risque réside dans la pression de la hiérarchie pour ne pas s’investir justement dans son travail. » n

Trois questions à Mathias Waelli : La stratégie du détournement

Mathias Waelli

Sociologue à l’ICD-Paris, auteur d’une enquête en immersion dans la grande distribution, Caissière… Et après ?, Puf, 2009.

Lors de votre enquête, quelles prises de distance avec la consigne, quelles tentatives d’humanisation du travail avez-vous observées ?

Paradoxalement, lorsque les employés prennent des libertés avec la règle, c’est souvent pour mieux atteindre les objectifs de l’entreprise. Ainsi la majorité des formes d’« adaptations secondaires » observées en hypermarché restent très intégrées. Pour gagner du temps, par exemple, les caissiers n’appliquent pas systématiquement la procédure : en cas de dysfonctionnement de la caisse, pour entrer un prix ou effacer une erreur sur un ticket, ils n’appellent pas toujours un supérieur hiérarchique… D’une certaine manière, les employés y sont indirectement encouragés par la maîtrise (qui fait pression sur la productivité), mais portent alors la responsabilité de gestes qui peuvent conduire à leur licenciement.

N’y a-t-il pas d’autres formes de détournements ?

Si. Tous les détournements ne servent pas la productivité de l’entreprise, sans pour autant y nuire. Il s’agit souvent simplement de fuir la routine : jouer avec les clients (faire des paris sur le total de leurs courses), grignoter sur le lieu de travail… Certaines adaptations améliorent le confort personnel : découper le col de sa chemise, retirer son badge nominatif pour mettre fin aux velléités de flirt des clients désobligeants… Enfin certains contournements sont plus subversifs, comme pointer avant la fin de la pause ou subtiliser de la marchandise, mais la principale résistance à l’organisation s’exprime par un important taux d’absentéisme et un turn-over qui obligent souvent les distributeurs à faire des concessions.

Ces stratégies peuvent-elles être collectives ?

Oui, quand une règle est perçue unanimement comme illégitime, son contournement peut être collectif. J’ai pu observer par exemple des employés dont le trajet entre le lieu de travail et le lieu de pause avait été substantiellement prolongé par la fermeture d’une sortie. Ils s’étaient alors organisés pour qu’à tour de rôle l’un d’eux collecte les cartes de pointage et attende que les autres soient installés pour les rejoindre. Ils compensaient ainsi le temps de pause perdu dans le trajet supplémentaire.

Propos recueillis par Elsa Fayner

http://www.scienceshumaines.com/l-epreuve-de-la-precarite_fr_25526.html

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