Propos recueillis par Philippe Cohen
Prendre la rigueur budgétaire allemande comme modèle, au prétexte de ne pas léguer à nos enfants la dette nationale, reviendrait à leur transmettre une société sans industrie, ce qui est bien pire. C'est l'analyse d'Emmanuel Todd, démographe.
Les performances économiques de l’Allemagne et sa rigueur budgétaire suscitent en ce moment beaucoup d’admiration. Faut-il donc la copier, comme le suggère aussi bien François Fillon que le mensuel Enjeux-les Echos ?
Emmanuel Todd : J’ai bien noté que l’Allemagne redevenait un modèle pour les élites françaises et même dans Marianne, si j’ai bien lu le dernier Bloc-notes de Jean-François Kahn. En fait, les récents gains à l’exportation de l’Allemagne se font au détriment des autres pays européens ; ils ne dureront pas dans les pays émergents. Par ailleurs, nous voyons réémerger une thématique datant du milieu des années 80, lorsque la politique du franc fort était censée contraindre la France à adopter une rigueur « à l’allemande ». Cette politique géniale a abouti à faire de la France un pays massivement désindustrialisé. En somme, on nous propose aujourd’hui de liquider la moitié encore épargnée de notre industrie, afin de faire de la France un pays de tourisme et de ruralité…
Pourquoi cette politique du franc fort n’a-t-elle pas fonctionné ?
E.T. : Les économistes et les politiques ont une vision abstraite et déshumanisée de l’économie, qu’ils ravalent à une série de tableaux. On pourrait ainsi transformer la France en une sorte d’Allemagne en déplaçant les chiffres d’une colonne à une autre. Or, d’un point de vue anthropologique, l’activité économique est celle d’un peuple, d’une nation, d’un groupe humain qui a certaines caractéristiques culturelles, psychologiques, mentales, des façons de vivre, d’aimer, de travailler… Personnellement, je crois que les structures familiales nous fournissent la matrice permettant d’éclairer les comportements des peuples. Concernant la France et l’Allemagne, ces structures familiales ne sont pas simplement différentes, elles s’opposent par leurs valeurs structurantes respectives. La famille française dominante était individualiste et égalitaire, encourageait l’autonomie des enfants et l’égalité entre eux, ce qui a fini par conduire à la devise « Liberté, égalité, fraternité ». A l’opposé de cette matrice, la paysannerie allemande combine l’héritier unique, en général l’aîné des garçons, l’inégalité entre les frères et une claire infériorité des femmes. Voilà pourquoi, au XXe siècle, l’Allemagne n’a pas brillé par son attachement à la liberté et à l’égalité. Elle a même manifesté lors des années 39-45, une préférence marquée pour le totalitarisme.
Mais le monde contemporain ne rogne-t-il pas ces particularismes ?
E.T. : Bien entendu, les systèmes familiaux anciens ont disparu. Mais on ne peut en déduire une convergence mentale et culturelle entre pays. Au contraire, la démographie illustre de façon spectaculaire le maintien de différences entre les deux pays. La fécondité allemande est de 1,3, tandis que celle de la France est de 2. En France, où le statut de la femme est plus élevé, on peut concilier carrière professionnelle et procréation, même si tout n’est pas parfait, loin de là, dans ce domaine. Il n’en va pas de même en Allemagne ou au Japon, où perdure la « culture patrilinéaire » (système familial qui privilégie la transmission par les mâles). La France fait plus d’enfants, probablement moins bien éduqués. Le principe égalitaire y a freiné l’émergence d’une formation professionnelle technique. Ici, nous devons admettre que les différences économiques entre les deux pays sont ancrées, à l’insu des économistes, des politiques et des journalistes, dans un socle anthropologique invisible.
Une bonne gestion économique d’un pays doit prendre en compte le taux de fécondité. Si l’on veut absolument imiter l’Allemagne, il faut supprimer le tiers des enfants nés en France. Ce qui serait dommage parce que cet indicateur de fécondité est justement la preuve que le modèle français est meilleur que le modèle allemand ! Tout simplement parce qu’avant de travailler une population doit exister… Ce n’est pas une plaisanterie : le parcours cauchemardesque des jeunes pour entrer dans la vie professionnelle témoigne d’une tentation réelle d’écraser la jeunesse. Les partisans de l’équilibre budgétaire affirment que nous léguons une dette à nos enfants. En fait, nous leur transmettons une société sans industrie, ce qui est bien pire.
Emmanuel Todd : J’ai bien noté que l’Allemagne redevenait un modèle pour les élites françaises et même dans Marianne, si j’ai bien lu le dernier Bloc-notes de Jean-François Kahn. En fait, les récents gains à l’exportation de l’Allemagne se font au détriment des autres pays européens ; ils ne dureront pas dans les pays émergents. Par ailleurs, nous voyons réémerger une thématique datant du milieu des années 80, lorsque la politique du franc fort était censée contraindre la France à adopter une rigueur « à l’allemande ». Cette politique géniale a abouti à faire de la France un pays massivement désindustrialisé. En somme, on nous propose aujourd’hui de liquider la moitié encore épargnée de notre industrie, afin de faire de la France un pays de tourisme et de ruralité…
Pourquoi cette politique du franc fort n’a-t-elle pas fonctionné ?
E.T. : Les économistes et les politiques ont une vision abstraite et déshumanisée de l’économie, qu’ils ravalent à une série de tableaux. On pourrait ainsi transformer la France en une sorte d’Allemagne en déplaçant les chiffres d’une colonne à une autre. Or, d’un point de vue anthropologique, l’activité économique est celle d’un peuple, d’une nation, d’un groupe humain qui a certaines caractéristiques culturelles, psychologiques, mentales, des façons de vivre, d’aimer, de travailler… Personnellement, je crois que les structures familiales nous fournissent la matrice permettant d’éclairer les comportements des peuples. Concernant la France et l’Allemagne, ces structures familiales ne sont pas simplement différentes, elles s’opposent par leurs valeurs structurantes respectives. La famille française dominante était individualiste et égalitaire, encourageait l’autonomie des enfants et l’égalité entre eux, ce qui a fini par conduire à la devise « Liberté, égalité, fraternité ». A l’opposé de cette matrice, la paysannerie allemande combine l’héritier unique, en général l’aîné des garçons, l’inégalité entre les frères et une claire infériorité des femmes. Voilà pourquoi, au XXe siècle, l’Allemagne n’a pas brillé par son attachement à la liberté et à l’égalité. Elle a même manifesté lors des années 39-45, une préférence marquée pour le totalitarisme.
Mais le monde contemporain ne rogne-t-il pas ces particularismes ?
E.T. : Bien entendu, les systèmes familiaux anciens ont disparu. Mais on ne peut en déduire une convergence mentale et culturelle entre pays. Au contraire, la démographie illustre de façon spectaculaire le maintien de différences entre les deux pays. La fécondité allemande est de 1,3, tandis que celle de la France est de 2. En France, où le statut de la femme est plus élevé, on peut concilier carrière professionnelle et procréation, même si tout n’est pas parfait, loin de là, dans ce domaine. Il n’en va pas de même en Allemagne ou au Japon, où perdure la « culture patrilinéaire » (système familial qui privilégie la transmission par les mâles). La France fait plus d’enfants, probablement moins bien éduqués. Le principe égalitaire y a freiné l’émergence d’une formation professionnelle technique. Ici, nous devons admettre que les différences économiques entre les deux pays sont ancrées, à l’insu des économistes, des politiques et des journalistes, dans un socle anthropologique invisible.
Une bonne gestion économique d’un pays doit prendre en compte le taux de fécondité. Si l’on veut absolument imiter l’Allemagne, il faut supprimer le tiers des enfants nés en France. Ce qui serait dommage parce que cet indicateur de fécondité est justement la preuve que le modèle français est meilleur que le modèle allemand ! Tout simplement parce qu’avant de travailler une population doit exister… Ce n’est pas une plaisanterie : le parcours cauchemardesque des jeunes pour entrer dans la vie professionnelle témoigne d’une tentation réelle d’écraser la jeunesse. Les partisans de l’équilibre budgétaire affirment que nous léguons une dette à nos enfants. En fait, nous leur transmettons une société sans industrie, ce qui est bien pire.
Les différences économiques entre les deux pays sont ancrées dans un socle anthropologique invisible.
E.T. : Avec le Japon, l’Allemagne est le pays le plus vieux du monde, ce qui pèse sur l’évolution de sa démocratie. Toutes ces histoires d’inscription de l’équilibre budgétaire dans la Constitution sont les symptômes d’une société en voie de fossilisation. On sent qu’une fraction des élites aimerait que la France rejoigne l’Allemagne dans cette course mortifère au désendettement. La politique économique française traditionnelle incluait une certaine dose de laxisme intelligent et pragmatique, qui aboutissait en général à des dévaluations permettant de cumuler un abaissement indolore du coût du travail et une participation plus importante des riches grâce à la baisse de la valeur internationale de leurs avoirs. La dévaluation était efficace et égalitaire. Le franc fort puis l’euro ont privé la France de son mode de régulation naturelle et désarmé l’industrie française face à la concurrence allemande. Au fond, l’orthodoxie budgétariste impose aux nations une norme qui n’est plus de saison pour les individus. Il paraîtrait aujourd’hui incongru d’imposer des relations hétérosexuelles à un homosexuel ! Il règne donc en économie un système d’interdit préfreudien dans lequel la castration et le surmoi s’imposent…
Comment sortir de ce cauchemar européen ?
E.T. : Les caractères des nations sont radicalisés par le libre-échange qui oppose les nations et les cultures les unes aux autres. En réalité, il suffirait de créer un espace économique dans lequel les salaires seraient protégés et où la demande serait en augmentation pour que les différences entre Français et Allemands (mais aussi entre Italiens et Espagnols, Polonais et Portugais, etc.) cessent de conduire à des guerres économiques. En fait, l’exacerbation des différences nationales par le libre-échange conduit à l’explosion de l’euro. Or, nous pouvons sortir de cette crise par le haut, grâce à l’instauration d’un protectionnisme européen qui seul pourrait sauver la monnaie commune et qui pourrait bénéficier à l’industrie allemande.
Votre pronostic ?
E.T. : A 90 % hélas, nous allons à l’explosion de l’euro.
http://www.marianne2.fr/E-Todd-Cessons-de-nous-agenouiller-devant-l-Allemagne_a200829.html
Sem comentários:
Enviar um comentário