À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

24/04/2010

Entretien sur "Retour à Reims".

Didier Eribon

Je publie ici l'entretien paru, sous le titre "J'ai détesté mon père parce qu'il était ouvrier", dans la revue culturelle lyonnaise Le coup de grâce (n°4, printemps 2010) à propos de Retour à Reims.

- Vous dites dans votre livre qu'il vous a été plus difficile d'écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. Pourquoi ?

C’est le point de départ de mon livre : quand mon père est mort, je n’ai pas assisté à ses obsèques. Mais je suis allé passer la journée du lendemain avec ma mère. Elle a sorti des boîtes de photos d’une armoire, et nous sommes restés pendant plusieurs heures à les regarder. J'ai été frappé - cela m'a sauté au visage - par le décor social que ces photos représentaient, c'est-à-dire, le milieu ouvrier le plus pauvre, qui est celui dans lequel j'ai vécu mon enfance et mon adolescence.

C'est incroyable de constater à quel point, quand on regarde des photos du passé, les corps que l’on y voit sont des corps de classes, des corps marqués socialement : par la manière dont les gens sont habillés, la manière dont ils se tiennent, les coiffures, les attitudes…
J'ai pensé: "C'est mon passé, c'est mon enfance" et en rentrant à Paris, je me suis dit : "Mais puisque j'ai été cet enfant-là, pourquoi, par la suite, me suis-je pensé presque exclusivement comme un enfant gay et non pas comme un enfant d'ouvriers ? Pourquoi est-ce que j'ai écrit des livres sur les trajectoires gays et non pas sur les trajectoires sociales, et notamment celles des enfants nés dans le monde ouvrier ?"
Dans mes livres, notamment
Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999) ou Une morale du minoritaire (Fayard, 2001), un des foyers centraux de l'analyse, c'est la notion de la honte : la honte comme un affect avec lequel chaque individu, quand il appartient à un groupe stigmatisé, injurié, doit se débattre tout au long de sa vie et à partir du quel il doit constituer sa personnalité. Je me suis donc demandé : pourquoi n’ai-je jamais écrit sur la honte sociale alors que cette honte-là, je l'ai intensément vécue en quittant mon milieu d'origine et en dissimulant plus ou moins ce passé qui avait été le mien aux gens qui appartenaient aux milieux dans lesquels je commençai alors de vivre.

- Vous voulez dire que vous avez pris conscience de votre homosexualité avant de prendre conscience que vous étiez issu d'une famille pauvre ?

Non, bien sûr ! Le fait d’être issu d’une famille pauvre, je l'ai su dès le départ. Mais disons que, par la suite, j’ai voulu refouler cette réalité. Très consciemment. Ce sont des choses que j'ai voulu mettre à distance de moi et j'ai insisté, notamment dans ce que j'ai écrit. sur un aspect de ma personnalité (être gay) en laissant de côté un autre aspect de ma trajectoire.
Je m’interroge donc sur le fait de savoir pourquoi il m’a été plus difficile de dépasser la honte sociale que la honte sexuelle. Et je pense que la raison – l’une des raisons en tout cas - en est que les mouvements politiques contemporains, les catégories contemporaines de la politique, d'une certaine manière prescrivaient cette perception que j'avais mise en œuvre. Le marxisme ayant presque totalement disparu de la scène publique et du discours politique, il était devenu moins immédiatement évident de se penser comme enfant d'ouvriers. On ne parlait plus de mouvement ouvrier donc il n'y avait plus beaucoup de possibilités de penser en termes de fierté ouvrière, de culture ouvrière, d’appartenance à la « classe ouvrière », tandis que les mouvements culturels ou sexuels, le féminisme, le mouvement gay et lesbien, notamment, avaient une présence très forte et offraient des catégories pour se penser soi-même, et donc pour penser son enfance et son passé. On se pense par exemple comme ayant été un jeune gay, victime de l'homophobie, et, dès lors, la perception sociale, je veux dire en termes de classe, est mise de côté, elle devient secondaire par rapport à cette autre perception de soi.
J'ai voulu m'interroger sur le fait que l'enfance était en grande partie déterminée rétrospectivement par les cadres politiques contemporains. Il y a des cadres politiques de la mémoire, que celle-ci soit collective ou individuelle (mais est-elle jamais individuelle ?)

- Vous évoquez votre grand-mère, tondue à la Libération parce qu'elle avait vécu une idylle avec un Allemand. Cette honte profonde, cette terrible humiliation, ressemble-t-elle à celle que vous avez pu ressentir quand vous avez fait votre "coming out"? Ou quand vous avez éprouvé au plus profond de vous mêmes que vous veniez d'une famille pauvre?

Oh non ! Cette violence subie par ma grand-mère à la Libération, cette "violence imbécile" pour reprendre les mots de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, est une violence à laquelle on ne peut rien comparer. J'imagine ce qu’a dû être l'humiliation éprouvée par cette femme à ce moment-là, ce déchaînement de brutalité masculine contre elle, et je ne veux surtout pas comparer cette terrible épreuve avec les autres formes de violence que j’évoque dans mon livre, et qui peuvent être des formes insidieuses.
Malgré tout, il est vrai que je suis peut-être très sensible à cette violence qu'elle a subie parce que moi-même, en temps que jeune gay, il m'est arrivé à plusieurs reprises de me faire agresser physiquement. Et il s'agit d'une violence primaire, incompréhensible, dont, au départ, on songe à peine à se plaindre dans la mesure où non seulement on subit une violence physique parce qu’on est gay, mais n’ose pas en parler parce qu’on a honte d’être gay. Cette violence s'intègre comme une dimension de la honte : au lieu de protester, on la prend comme une partie du destin auquel on est assigné. Et l’on se recompose ensuite soi-même une identité à partir de cet assujettissement premier.

- A lecture de votre ouvrage, comment votre mère a-t-elle réagi?

Votre question est délicate. C'est évidemment difficile, pour quelqu'un comme ma mère par exemple, de se voir devenir un des personnages centraux d'un tel livre. Elle savait que je l'écrivais. C'est un livre de sociologie qui est construit comme une enquête avec une informatrice principale qui est ma mère. Et donc elle m'a parlé en sachant que je faisais ce livre. Mais une fois que ces choses sont écrites, publiées et, surtout, que le livre ne reste pas confidentiel – on en parle dans le journal régional, elle sait que des gens qu'elle connaît le lisent -, c'est sans doute plus difficile à vivre ; même si je crois qu'elle l'a, finalement, plutôt bien vécu. Mais imaginez : c’est un livre où j’affirme que j’ai eu honte de mon milieu social et familial, et que j’ai voulu fuir ce milieu. Or ce milieu, c’est elle… Il lui a fallu beaucoup de force et d’intelligence pour comprendre et accepter le projet de ce livre.

- Et vos frères?

Mes frères… Ce sont des gens qui ne lisent sans doute pas beaucoup de livres en général, et en tout cas pas des livres de sociologie ou de théorie. Donc quand ils lisent un livre comme celui-ci, parce qu'il est question d'eux, parce que c'est moi qui l'ai écrit, ils n'y voient pas une analyse mais souvent une certaine forme de mise en accusation de ma part, comme si je les dénigrais. Si je dis que mes frères n'ont pas passé le bac, ils ont tendance à penser que je veux dire qu'ils n'étaient pas capables de le passer alors que la démarche de mon livre consiste à montrer qu’il y a une élimination quasi systématique des enfants des classes populaires par le système scolaire et que cette élimination fonctionne souvent avec l’aide active de l’auto-élimination, cette participation des dominés aux mécanismes de la domination étant elle-même socialement produite et instituée par toute l’histoire sociale, par toute l’histoire des classes sociales, notamment dans leur accès inégal au système scolaire et leur rapport différentiel avec celui-ci.
Ce qui est très étrange c'est que quand mon livre est sorti, ma mère m'a dit : "Tes frères ne sont pas contents parce que tu dis qu'ils n'ont pas passé leur bac, mais tu sais, s'ils ne l'ont pas passé, ce n'est pas parce qu'ils ne pouvaient pas, c'est parce que ça ne leur plaisait pas de continuer des études". Et j'ai été obligé de lui répondre : "Mais c'est très précisément ce dont je parle dans mon livre, ce que j'essaie d'analyser ! C’est-à-dire : pourquoi il y a des gens qui appartiennent à des milieux où on ne se pose même pas la question de savoir si cela plaît ou pas : on faitt des études ! Et des milieux où statistiquement, cela ne plaît pas et on est éliminé – ou on s’auto-élimine - parce qu'on pense que les études sont faites pour les autres et pas pour soi ». Disons que c'est ça que j'essaie d'analyser, d'expliquer. Avec mes frères, nous disons au fond la même chose ! Seulement, ils croient que c'est un choix, leur choix, et moi je montre que c'est une loi, une implacable loi sociale. Et l’on voit qu’il est nécessaire d’avoir un regard extérieur et surplombant sur les parcours des uns et des autres pour comprendre le monde social et les mécanismes de la domination puisque la perception spontanée que les gens ont de leur expérience masque ou dénie cette domination qui s’exerce sur eux à leur insu.

- Mais vous, tout au long de votre éducation, vous avez refusé ce déterminisme social ?

Disons que j’y ai contrevenu ! Mais il faut alors se demander pourquoi ! Et comment ! Et jusqu’à quel point (car on n’échappe jamais totalement à son passé). Mais ce déterminisme, je constate qu'il fonctionne à plein, qu'il fonctionnait quand j'étais enfant ou adolescent, qu'il fonctionnait quand mes frères sont allés quelques années au lycée et qu'il fonctionne toujours de manière brutale.
Quelqu’un m’a dit, au cours d’un débat public : « Votre livre est magnifique à ceci près que le fait que vous puissiez écrire un livre comme ça, dément vos analyses sur le fait qu'on n'échappe pas à son destin social puisque vous y avez échappé".
Je ne crois pas que ce soit une objection dans la mesure où le fait qu'il y ait quelques personnes qui échappent au destin qui leur est normalement assigné ne signifie pas que cette loi sociale n'existe pas.
En outre, la règle veut que l'ascension sociale soit lente, difficile, et que le point d'arrivée soit fortement lié au point de départ. On n'a pas les mêmes possibilités d'ascension sociale suivant qu'on est fils de femme de ménage ou fils d'instituteur, fils de cadre ou de professeur d'université, d’industriel ou de membres de la haute bourgeoisie parisienne, etc. L'ascension sociale est, dans une très large mesure, liée au point de départ et, quand le point de départ est bas, limitée par celui-ci.
Mais ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'ascension sociale. Ca veut dire que la structure sociale reste ce qu'elle est, que les écarts se maintiennent entre les enfants des uns et ceux des autres, entre les trajectoires.

- A propos de votre père, vous écrivez : "Je ne l’aimais pas. Je ne l’ai jamais aimé". Comment peut-on ne pas aimer son père?

C’est tout de même le cas de beaucoup de gens ! Une des raisons pour lesquelles je me suis mis à détester mon père, c'est quand ma trajectoire a commencé à diverger et que j'ai commencé à prendre conscience que j'étais gay, et, sans doute pour cette raison, à m’intéresser à la culture (comme un moyen d’échapper à mon milieu, et de différer puisque j’étais différent). Évidemment, je ne pouvais que détester ce qu'était mon père, puisqu’il était le contraire de tout ce qui m'attirait. Et donc je me suis toujours donné de bonnes raisons pour justifier cette détestation : "Mon père incarne l'inculture, l'homophobie, la bêtise masculiniste la plus primaire, etc".

Certes, je me dis aujourd'hui que tout ceci n’était pas faux, mais il y avait d’autres raisons à cette détestation : un certain racisme de classe que l'on ne peut pas s'empêcher de partager dès lors que l'on accède ou veut accéder à un autre milieu, qu’on devient membre d'une autre classe sociale. J'étais, selon le mot de Paul Nizan, "candidat à la bourgeoisie". Et cette candidature passait par la mise à l'écart de mon milieu social d'origine.

- Comme quand vous citez John Edgar Wideman : "Mon succès se mesurait à la distance que j'avais placée entre nous"…

Oui, plus je m'éloignais d'eux, plus j'avais l'impression de réussir ce que je voulais être. Réussir ce que je voulais faire passait non seulement par cette mise à l'écart radicale, mais aussi par une occultation de mon passé.

Je ne voulais pas être lié à eux parce que c'était comme un stigmate que je portais et dont je voulais me débarrasser. Et en effet, Wideman décrit fort bien ce genre de sentiments dans Suis-je le gardien de mon frère ? Il me fallait m'inventer une autre vie, un autre personnage, et par conséquent, il faut le dire très simplement, j'ai avant tout détesté mon père parce qu'il était un ouvrier. Mais aujourd’hui, je dois me demander : était-il responsable de ce qu’il était ? Au fond, tout ce que je pouvais lui reprocher ne relevait pas d’un trait psychologique personnel mais d’une réalité historique et sociale : ce qu’il était avait été fabriqué au croisement du lieu et du moment où il est né. Il était le produit d'une classe sociale et d'une époque. Il est né dix ans avant la Deuxième guerre mondiale ; quand il avait onze ou douze ans il devait aller chercher des pommes de terre dans les villages alentour pour nourrir toute sa famille parce qu'il n'y avait rien à manger pendant l'occupation allemande ; à treize ans il est allé travailler à l'usine… Dans sa famille, on avait à peine terminé l'école primaire qu'on allait aussitôt à l'usine.
J'ai voulu restituer l'histoire de mon père pour essayer de rendre compte de ce qu'il était et des raisons réelles pour lesquelles il était comme il était et donc pour faire ce chemin - que je n'ai pas su accomplir pendant qu'il était en vie - qui consiste à essayer de le comprendre, et ainsi à me réconcilier avec lui… mais un peu tard.

- Votre mère dit, en parlant des homosexuels, "des gens comme toi". N'êtes-vous pas en train de lui répondre "des gens comme vous" pour parler des pauvres ?

Peut-être ! Mais, dans ce cas, puisque ma démarche consiste à me réinscrire, d’une certaine manière – à réinscrire mon histoire et ma vie -, dans le tableau montré par les photos, c’est aussi pour dire : « Des gens comme nous ». Il est vrai néanmoins que j'ai bien conscience qu'écrire sur la classe ouvrière, sur les milieux populaires - pour les réhabiliter, pour leur rendre une visibilité dans l'espace public, pour leur rendre une histoire, et une voix – c'est aussi parler d'eux, de l'extérieur. Si on écrit sur eux, c'est toujours parce qu'on ne fait pas ou plus partie d'eux.
Cette volonté de leur redonner une place dans la sphère publique, cela revient donc à parler d'eux avec une certaine distance. C'est inévitable. Il faut simplement essayer de contrôler au maximum ce que cette distance peut introduire dans l'esprit du lecteur qui est lui aussi à l'extérieur des classes populaires. Ni celui qui écrit ni celui qui lit n'appartiennent au monde dont il est question. L'important c'est d'en avoir conscience et d'essayer de neutraliser au maximum cette complicité dans la position extérieure et potentiellement supérieure.

- Mais cette distance peut parfois être perçue comme une forme de "racisme social"?

Le racisme social est omniprésent dans le monde dans lequel nous vivons, les hiérarchies sociales sont bien installées, avec des positions dominantes et des positions dominées. Les dominants ont un regard sur les dominés, ce qui est déjà du racisme social. Ma mère était femme de ménage et quand sa patronne lui disait : "On ne peut pas vous faire confiance", c’était une phrase pleine de violence sociale, énoncée sur le ton de la conversation quotidienne, de la réprimande banale. Ma mère n'aurait jamais pu lui répondre : "Et moi je suis très déçue par vous" ou encore : « Je vous emmerde ». Mais plus généralement, chacun de nos gestes, chacune de nos paroles sont marqués par ces hiérarchies que nous avons tous en tête, dans tous les instants de notre vie. C’est difficile d’y échapper. Mon livre entend s’insurger contre cet ordre social, contre la violence sociale qu’il véhicule, contre le racisme social qui le cimente. Mais pour parler des dominés sans tomber dans la mythologie ouvriériste, populiste, on est obligé de dire des choses qui renvoient à des réalités parfois peu glorieuses, et peu enviables, et cela peut être ressenti par ceux qui sont concernés comme du racisme de classe. Je le sais. C’est un paradoxe indépassable. Je dois me débrouiller avec. Ce n’est d’ailleurs pas simple, croyez-moi.

- Cette violence sociale qu’ont subie vos grands-parents et vos parents, elle existe encore aujourd'hui ?

Bien sûr rien n'a changé. Quand quelqu'un dit "
la France d'en bas" – ou les « gens d'en bas » - ça veut dire qu'on les regarde d'en haut. C'est un mépris de classe comme quand on dit des gens "modestes"…

- Il faudrait les appeler comment alors ?

Nécessairement, il vaut mieux être bien installé dans la vie sociale et économique, avoir un salaire et des revenus conséquents plutôt qu'être chômeur ou Rmiste. Par conséquent, le vocabulaire disponible pour parler de ces réalités différentielles est toujours piégé. Par exemple lorsque l’on parle de "l'échelle sociale", cela implique qu’il y a un haut et un bas de l'échelle. Mais comment éviter ce vocabulaire, qui semble tellement aller de soi qu’il est difficile de ne pas y avoir recours. Mais on n'est pas obligé de mépriser les gens qui sont « en bas » de l'échelle ni de valoriser les gens qui sont « en haut ».

- Pourquoi alors faut-il avoir honte de venir du milieu ouvrier?

Je ne dis pas qu’il faut ! je dis que j’ai eu honte, ce n’est pas la même chose. Et j’essaie d’analyser ce sentiment, et, si je puis risquer cet oxymore, les raisons de cet affect. Aujourd’hui, j’ai honte d’avoir eu honte. Ce sont ces affects imbriqués, intriqués dont j’essaie de rendre compte. Depuis que mon livre est sorti beaucoup de gens m'ont écrit, beaucoup d'amis se sont confiés à moi, et chacun me parlait d'une honte, d'une situation douloureusement vécue, d'un silence sur un secret, etc. J’ai découvert que la honte est un des sentiments les plus répandus dans la société et c'est un sentiment dont, par définition, on ne parle pas. La honte est liée au secret. On ne parle pas de la honte sauf dans un moment privilégié, quand quelque chose se craquèle et qu'on se met à en parler.
Moi j'ai connu la honte à l'âge de seize ou dix-sept ans, mais à l’époque, j'étais trotskyste et j'exaltais la lutte prolétarienne, l'ouvrier révolutionnaire et en même temps je méprisais mes parents qui étaient des ouvriers dont les aspirations n'étaient pas du tout de faire la révolution mais d'acheter une voiture ou une télévision. Quand on travaille tous les jours à l'usine et qu'on a été auparavant privé de tout, on aspire justement aux biens de consommation et on ne pense pas forcément à la lutte politique. Ou on y pense autrement ! Et là il faudrait évoquer une certaine forme du mépris de classe, ou si vous préférez, d’ethnocentrisme de classe qu’on trouve chez les intellectuels qui, aujourd’hui comme hier, pérorent sur la révolution ouvrière ou sur le savoir du peuple, mais sans jamais rencontrer un ouvrier, et qui parlent donc d’un peuple fantasmé qui n’existe que dans leur imagination.

- On a quand même l'impression dans votre livre que pour avoir la sensation de réussir sa vie, il faut avoir fait des études et surtout, ne plus être pauvre. Un peu comme la Rolex à cinquante ans ?

Je n'ai pas de Rolex! Je n’ai pas de montre ! Je ne dis pas que pour réussir sa vie il faut avoir fait des études, que si on n'en a pas fait on a raté sa vie. Je décris l’univers dans lequel nous vivons et la manière dont les classes s'y affrontent. Et je décris le milieu d'où je viens, comment j'en suis sorti. Mais quand je dis « je », ce n’est pas tellement un « je » individuel, c’est plutôt un « je » collectif, qui est celui de beaucoup de gens qui ont vécu difficilement des situations analogues à la mienne. Je ne fais que décrire le monde social tel qu'il est, où les positions qu’on occupe sont toujours relationnelles. Ce n'est pas de ma faute si, dans la société dans laquelle nous vivons, il vaut mieux avoir fait des études que de ne pas en avoir fait, il vaut mieux avoir accédé à des métiers qui sont moins pénibles que les métiers ouvriers… Oui, il est préférable, si on peut, d'échapper à ces métiers dont on n'imagine pas à quel point ils peuvent être pénibles. Oui, mon livre affirme, d’une certaine manière, que je préfère m'en être sorti que d'être allé travailler en usine. Mais j’essaie de décrire et d’analyser ce qu’est le prix à payer pour cette « trahison de classe ». Et de rendre justice à ceux qui travaillent en usine, comme l’ont fait mes parents.

- Les intellectuels - de tous bords – sont issus de la bourgeoisie. Leurs travaux, leurs discours ne sont-ils pas, finalement, conformes aux intérêts des classes dirigeantes?

Quand je lis un auteur comme Jacques Rancière, par exemple, et que je constate que tout son discours depuis 40 ans se résume – que dit-il d’autre ? Rien ! – à une exaltation populiste d’une sorte de savoir politique, culturel, scientifique… spontané de la classe ouvrière, de compétence égale de tous avec tous, je ressens de la colère et du dégoût… Car c'est ignorer délibérément les inégalités réelles, et les effets de la dépossession culturelle, c’est ignorer le fonctionnement du système scolaire, c’est ignorer comment se forment et comment se transforment les opinions politiques, etc. Et c'est même empêcher de poser tous ces problèmes ! Quand il ose affirmer qu’essayer d’analyser les inégalités (notamment scolaires), comme l’a fait Pierre Bourdieu, aboutirait à figer les gens dans cette inégalité et à les priver de leur liberté, de leur mobilité, je trouve ce genre de propos vraiment grotesques et même indécents (pour rester poli). Il est un cas typique du penseur bourgeois qui se penche de haut sur le peuple, qu’il ne rencontre jamais ailleurs que dans des livres du XIXe siècle… et qui fantasme sur les gens qu’il ne connaît pas (n’est-ce pas ce « savoir spontané » des classes populaires qui les conduit, par exemple, à l’auto-élimination scolaire que j’ai évoquée plus haut, et que Rancière croit sans doute être une invention de sociologues, si toutefois il en a entendu parler). Postuler une égalité principielle de tous avec tous, comme il le fait, c’est refuser de voir ce qu'est l'inégalité dans la réalité, ses mécanismes de fonctionnement et de perpétuation, et aussi ses effets dans les modes de pensée et d'agir, dans le rapport à la politique, dans les vies.... C’est donc tout simplement ratifier et reconduire l'inégalité à partir d’une position idéaliste qui n'a que l'apparence de la radicalité politique mais qui en est tout le contraire. Je sais que c'est payant : on l’applaudit partout, car cette façon de fantasmer le peuple est largement partagée dans les milieux intellectuels. Mais cela n’en est que plus révoltant, car ce genre de discours empêche de comprendre les inégalités telles qu'elles sont, et donc de les combattre. Cela conforte l'ordre établi.
Pour reprendre le modèle qu’affectionne Rancière et qui découle logiquement de sa perspective de maître ignorant du monde social, celui du tirage au sort dans
la Grèce antique, je dois dire que je ne voudrais pas que ma mère soit tirée au sort pour gouverner la Cité, sinon cela donnerait l’application du programme du Front National : rétablissement de la peine de mort, expulsion des immigrés, durcissement des politiques pénales, sortie des enfants du système scolaire à quatorze ans… Par conséquent, il convient d’analyser –oui, analyser ! – comment se forment ce type d’opinions, comment elles se répètent, à quelles conditions elles peuvent changer…
En réalité, Rancière est resté l’intellectuel maoïste bourgeois qu’il a été autrefois – l’accablant maoïsme de l’Ecole normale supérieure, c’est-à-dire les philosophes et leurs pauvres - et qui s’enthousiasmait pour
la Révolution culturelle populaire chinoise, qu'il opposait à Bourdieu et aux savants, dans son livre de 1973 sur Althusser, et dont on sait bien qu’elle était décrétée d’en haut et imposée au peuple qui était censé la porter. C'est la vérité de la position de Rancière : il n'a pas changé... il a simplement gommé la référence à la Chine. Je hais ce populisme-là, qu'il est nécessaire de rejeter autant que les autres formes de populisme si l'on veut se donner les moyens de penser ce que peut être la participation des classes populaires à la politique, et si l'on veut se donner les moyens de réfléchir à une politique émancipatrice qui ne soit pas simplement une mythologie d'intellectuels pour intellectuels.

J'ai donc voulu dans mon livre affronter ces questions, qui sont très difficiles dès lors que l'on se refuse aux facilités et aux bénéfices symboliques immédiats qu'offrent ces mythologies : comment penser les inégalités et les mécanismes de la domination, comment lutter contre eux, comment penser la démocratie effective, comment se battre chaque jour pour élargir l'espace démocratique, quel est le rôle des mouvements sociaux, des associations, la place des partis politiques, et aussi, bien sûr, le travail des intellectuels et des chercheurs dans ces processus, des analyses qu'ils peuvent produire, etc....

- Les "cultural studies", en mettant en avant les questions d’identités sexuelles, raciales, culturelles, ont-elles évacué les questions sociales?

Les choses ont beaucoup changé depuis Mai 68 notamment. La gauche ne se préoccupait pratiquement pas des questions sexuelles, raciales, culturelles, etc. Ces questions ont été ensuite politisées par l'action de mouvements qui voulaient montrer que l'assujettissement n'existe pas seulement en termes de domination de classes, mais aussi en termes de domination de genre, de sexualité, de race, etc.

Il est évident que ces mouvements ont eu tendance, en proposant d’autres découpages de la réalité, et d’autres catégories de perceptions politiques, à se substituer aux questions sociales et en particulier à la notion de classe.
Aujourd'hui, on assiste à un retour de la question des classes avec beaucoup de gens qui proclament - c'est même devenu un thème rabâché dans presque tout ce qui s'écrit et se publie en ce moment, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche – que ces mouvements sexuels, raciaux, etc. ont fait diversion par rapport à la « vraie » question qui serait la question des classes, la question sociale.

Mon livre essaie de résister à cette tendance-là en disant qu'il n'y a pas une question qui serait plus vraie qu'une autre. Toutes ces questions sont présentes dans la réalité sociale et donc elles sont toutes légitimes sur la scène politique. Les luttes coexistent dans la société. C’est pourquoi je pense non pas en termes d’articulation ou de convergence des luttes, mais plutôt en termes de multiplicités et de prolifération. Vouloir unifier ou réunifier les luttes, c’est chercher à délimiter le champ de leur déploiement, et donc à les orienter et les limiter.

- Justement, lorsqu’on voit les impasses historiques et l’absorption des marges par le système dominant, cela a-t-il encore un sens de se révolter?

Les révoltes se reproduisent toujours puisqu’il y a toujours des phénomènes d'oppression. Et si les marges sont assimilées, comme vous semble le croire, il y a toujours, de toutes façons, d'autres marges qui apparaissent, d'autres voix qui viennent politiser de nouvelles questions.

La violence sociale a de multiples formes et donc les révoltes sont toujours d'actualité.

- Comment peut-on se révolter aujourd'hui ?


Ce n'est pas à moi de le dire. Je ne peux pas prescrire aux acteurs politiques et sociaux ce qu’ils doivent faire. Je peux quand même constater que des mouvements de sans-papiers, de chômeurs, de transsexuels mobilisent les énergies et agissent politiquement contre les injustices et les oppressions. Et ce, de manière hétérogène et complexe d’ailleurs, parfois contradictoire. Il suffit de prendre l'exemple des féministes face à la question du voile à l'école. Certaines disent que c'est le symbole de l'oppression des femmes, d'autres disent, au contraire, qu'interdire les jeunes filles de le porter est une violence sociale et culturelle faite aux femmes. Il n'y a pas une position féministe unique sur une question comme celle-là.

- Êtes-vous devenu le nouveau penseur des marges?

Je m'intéresse à ce qui se passe aux marges, je m'intéresse à ce qui vient des marges. Mais les discours sur les marges peuvent aussi être une manière de stabiliser les oppositions et les situations établies Par exemple, à propos du mariage gay ou des familles homoparentales, beaucoup de gens répètent que c'est conformiste, que c'est vouloir s'intégrer au modèle dominant, et qu’il faudrait rester « marginaux ». Mais on voit bien que ce discours de la « marge » ou de la « subversion » ne gêne personne. Bien au contraire, les conservateurs de droite et de gauche disent : "Pourquoi est-ce que les homosexuels ne restent pas à la marge, ce qui est leur rôle dans la société". Alors que la revendication d’entrer dans des formes juridiques existantes suscite des réactions hystériques à l'échelle mondiale que se soit en Californie, en Italie, en Espagne ou en France.
Ce qui est subversif n'est donc pas toujours ni nécessairement ce qui se situe à la marge mais, souvent, ce qui vient contester le système en son cœur même.
Dire : "Nous sommes à la marge", c'est alors une manière de ratifier et de stabiliser la frontière instituée entre ceux qui sont d'un côté dans la marge et ceux qui sont dans la norme. Alors que ce qui est très dangereux pour l'ordre social, c'est quand des gens veulent faire vaciller cette frontière.

- Si les élections présidentielles avait lieu demain, pour qui voteriez-vous?
Je voudrais éviter de penser uniquement en termes de partis ou de personnes. Ce qui me semble important, c’est ce que le vote permet d’exprimer, quel rapport de forces il peut permettre d’instaurer à un moment ou à un autre. On ne se reconnaît jamais totalement dans le parti ou le candidat pour lequel on vote. On n’adhère jamais au programme dans son ensemble. Voter, c’est faire un geste situé. Il me semble avant tout nécessaire, par conséquent, de penser l’acte qu’est le vote comme toujours articulé aux autres dimensions de la politique, celles qu’incarnent les mouvements sociaux, les associations, les mobilisations, durables ou éphémères. En se demandant : qui, dans telle ou telle configuration, représente le mieux ce qui bouge dans la société. Et la réponse peut changer au fils des années et des élections.

http://didiereribon.blogspot.com/2010/04/entretien-sur-retour-reims.html

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