À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

12/04/2010

Alcatel très à l’écoute du pouvoir militaire en Birmanie

e commerce « gris » des technologies de surveillance ne choque personne, c’est comme ça. Si certaines ventes d’armes doivent parfois se plier à des procédures d’exportation en fonction du pays acheteur, en revanche les dictatures peuvent tranquillement violer la vie privée et la liberté d’expression de leurs leur citoyens grâce au dernier cri des matériels et des logiciels occidentaux.

Un documentaire du journaliste Paul Moreira s’est penché sur le rôle joué par le groupe franco-américano-chinois Alcatel-Lucent en Birmanie [à droite: le chef de la junte Than Shwe]. Sa filiale Alcatel Shanghai Bell a en effet fourni à la junte birmane des équipements télécoms qui peuvent être utilisés pour fliquer les communications. Alcatel se défend bien entendu de toute « collaboration » avec le régime ultraorwellien de Birmanie. Un grand classique: « il n’y a rien d’illégal, on ne fournit que le matériel, ce que nos clients en font n’est plus notre affaire ».

Cela fait dix ans que Cisco Systems, concurrent direct d’Alcatel, est mis en cause dans sa participation au projet de « China’s Great Firewall », la bulle informatique qu’a développée Pékin contre la « subversion extérieure ». Sans aucun résultat sur sa politique commerciale.

Dans le cas d’Alcatel-Lucent, le documentaire diffusé le 26 mars met en cause son implication dans le projet « Yadanabon Cyber City », un chantier high-tech lancé fin 2007 dans le centre du pays. Alcatel Shanghai Bell a été choisie avec les sociétés Shin Satellite (Thaïland), ZTE (Chine) , IP Tel Sdn Bhd (Malaisie) et CBOSS (Russie).Un projet destiné avant tout à séduire les investisseurs étrangers, pas vraiment à réduire la fracture numérique dans le pays… Du matériel qui respecte les critères « démocratiques » du client final: filtrage internet et écoutes automatiques des messages privés.

Dans l’extrait qui suit, on peut apprécier le double langage d’Alcatel lorsqu’on l’interroge sur ses activités en Birmanie.

Moreira en a dit un peu plus sur son blog, juste avant la diffusion du documentaire:

J’ai communiqué tout ce que je savais au porte parole d’Alcatel. Après vérifications, il a admis une présence de la boite sur place. Il la justifie par un argument qu’on peut entendre (…) : les télécommunications servent à développer un pays. C’est vrai, mille fois vrai.

Mais quand ce pays est une dictature paranoïaque, il faut faire attention à ce qu’on met entre les mains des autorités. Et c’est là qu’un ami enquêteur britannique, spécialiste des armes électroniques, m’a alerté sur l’existence d’un mouchard installé par Alcatel sur les dispositifs internet qu’ils mettent en place un peu partout.

Ça s’appelle Lawful Intercept, depuis le 11 septembre, c’est quasiment obligatoire sur toute la planète. Alcatel en fait la pub sur son site commercial d’ailleurs et ils signalent qu’ils l’installent partout sur la planète, ils proposent même plusieurs interfaces chinoises. Ça permet aux flics d’écouter tes conversations et de lire tes mails. C’est ok dans un état de droit mais ça pose gravement problème aux mains des chinois.

Surtout que lorsque le porte parole d’Alcatel se renseigne pour savoir «s’ils ont installé le dispositif en Birmanie», la réponse va de soi: « Les chinois m’ont dit qu’ils n’avaient pas installé le Lawful Intercept en Birmanie… C’est ce qu’ils m’ont dit, hein… »

Bulletin lambda, nov. 1999

La Chine étant le principal allié des généraux birmans, on peut imaginer qu’ils ne vont pas s’en priver. Rien n’est pourtant spécifique à Alcatel: les dispositifs «écoutes légales intégrées» (integrated lawful interception) cités dans le document ne sont pas des spécialités d’Alcatel. Et cela ne date pas du 11 septembre 2001. C’est une pratique aussi vieille que les écoutes elle-mêmes. Tout fabricant de matériel télécoms doit s’y plier.

Il y a plus de dix ans, j’avais pu remarquer que la documentation officielle des routeurs Cisco mentionnait déjà la possibilité d’intercepter tous types de données (texte et voix, y compris la « voix sur IP », une technologie qui n’était à l’époque qu’une idée et donnera naissance à Skype) — cf archives du bulletin lambda, novembre 1999). A l’époque les experts techniques du réseau internet étaient sous pression du gouvernement américain: Washington voulait insérer dans les « gènes » de l’internet (le protocole IPv6) une capacité d’écoute permanente…

… les délégués membres de l’Internet Engineering Task Force (IETF) ont donné un « avis » négatif à 55% sur une modification de la future génération du protocole internet (IPv6). Il fallait dire si, en vue de faciliter la surveillance policière, il fallait inscrire au sein d’IPv6 des « bretelles de service » pour l’écoute du téléphone IP.

La question est loin d’être tranchée. Puisque l’IETF n’a aucune légitimité juridique pour juger des questions de libertés publiques. Mais les lois [sur les écoutes téléphoniques] déjà en place — 1994, CALEA aux US et celle de juillet 1991 en France — et les appels vocaux passant par les systèmes de téléphonie IP seront loin d’échapper aux « services autorisés ».

Les opérateurs (fixe et mobiles) comme les fabricants d’autocoms ont du ouvrir des portes de service (backdoors) en cas d’écoute judiciaire. Alcatel, mais aussi Matra-Nortel, Lucent ou Siemens ont dû faire en sorte que les appels puissent être récupérés. (…) Mais une bretelle est un gigantesque trou dans le système. Qui peut s’assurer, et comment, qu’elle ne sera pas emprunté par une autre partie? (…)

En fait Cisco ne fait pas mystère de la « conformité de ses produits » avec la loi CALEA. Sa gamme de « routeurs large-bande universels uBR7200″, modèle 7246 en particulier, a été mise a jour le 27 septembre dernier avec une nouvelle fonction destinée à « fournir une assistance pour une opération d’interception (basic wiretap facility) sur des appels de type VoIP, comme requis par la loi fédérale CALEA. » [lire aussi une mise à jour de 2003]

Cisco Systems va ensuite faire partie des fournisseurs de la « muraille informatique » chinoise (projet « Bouclier d’or »). Aux USA, cela fait des années que des actionnaires tentent de responsabiliser Cisco — mais aussi IBM, Microsoft, Oracle… — sur ses liens avec Pékin, notamment. Le fonds éthique Boston Common Asset Management n’a pas obtenu, en quatre ans, la moindre concession. Le cynisme en plus: Wired a révélé qu’en 2002, Cisco considérait déjà la censure chinoise était une excellente opportunité pour faire encore plus de business avec Pékin.

Pour faire plier les industriels, l’éthique des droits de l’homme ne fait pas le poids. Le meilleur exemple en Birmanie, c’est bien sûr Total. Bakchich rappelle d’ailleurs que «sans la manne que lui verse le pétrolier français, la junte birmane serait en effet dans l’incapacité de se payer les services de l’équipementier Alcatel-Lucent». Un ONG a dernièrement chiffré à 2,8 millions de dollars par jour la redevance versée par Total à la junte pour exploiter le controversé gisement gazier de Yadana.

Reporters sans frontières, qui revient sur l’aventure birmane d’Alcatel le 26 mars, dénonce depuis des années le filtrage de l’internet chinois rendu possible par les firmes occidentales. En 2004, RSF a tenté d’interpeller publiquement les patrons d’une quinzaine de cadors de l’informatique — dont Cisco et Alcatel — sur leurs liaisons coupables en Chine. Verdict: un bide. Aucun n’a répondu.

Si les industriels peuvent s’en laver les mains sans menacer leurs cours de Bourse, c’est aussi grâce à des instances de normalisation technique qui échappent totalement au contrôle démocratique. Par exemple l’ETSI: European Telecommunications Standards Institute. Loin de la lumière médiatique, l’ETSI met en musique les directives qui découlent de règlements divers et variés. Dont ceux destinés aux dispositifs d’«écoutes légales». Cela a valu au néerlandais Peter van der Arend, président du comité technique « Lawful Interception », d’être distingué aux Big Brother Awards en Autriche (lire le chapitre 9 du livre « Les surveillants surveillés » paru aux éditions Zones).

Avec le cynisme en plus:

Fait assez unique, Peter Van der Arent (par ailleurs un haut dirigeant de l’opérateur KPN) a écrit aux organisateurs peu après la cérémonie. Il s’est dit « honoré » de sa nomination et « regrette de ne pas avoir pu assister à la cérémonie ». « Merci de m’indiquer s’il est encore possible de recevoir ce trophée. J’apprécierais beaucoup. Je me prendrai en photo avec le prix afin de figurer dans votre “hall of shame”. Et j’emmènerai le trophée avec moi lors de la prochaine réunion de mon comité technique à l’ETSI. »

http://numerolambda.wordpress.com/2010/04/10/alcatel-ecoute-birmanie/

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