Gregory Mauzé
Sous couvert de la crise, une offensive sans précédent contre les acquis sociaux menace les citoyens partout en Europe. Pour toute réponse, la presse écrite généraliste semble opter pour un ton complaisant et fataliste. Une ligne de conduite qui soulève d’importantes questions quant au rôle que doit jouer cette dernière dans la société.
Ces dernières décennies ont été celles de la disparition progressive de la presse d’opinion, au profit d’une information plus consensuelle destinée à toucher le plus large public possible. On l’attribue souvent à la fin des idéologies, et au triomphe d’un consensus autour des valeurs de la démocratie libérale. D’aucuns s’en sont inquiétés : si la presse se veut le reflet de l’opinion, un appauvrissement de la diversité des points de vue dans les médias ne témoigne-t-il pas d’une érosion du pluralisme sur lequel se fonde notre système politique ?
Cette question est d’une brûlante actualité. Et le traitement médiatique de la crise dans la zone Euro en offre un exemple éloquent. La majorité des rédactions semble en effet naviguer à pleines voiles dans la direction des recommandations antisociales des instances européennes et des gouvernements nationaux, prenant objectivement fait et cause pour les acteurs économiques dominants. Ce cas de figure relèverait en temps normal d’une certaine banalité[1] s’il n’avait pas lieu à une période charnière : un seuil critique de divorce entre le peuple et ses élites pourrait en effet être franchi.
Inquiétante unanimité
L’annonce d’un référendum en Grèce, rare occasion pour une population meurtrie par des plans d’austérité de pouvoir s’exprimer sur la question, a révélé l’ampleur du malaise. Et la difficulté pour une grande partie des quotidiens nationaux de traiter sérieusement de stratégies qui s’éloigneraient des recettes néolibérales. Si elle se fondait probablement sur un calcul politicien dans le chef de M. Papandreou, cette annonce d’une consultation populaire avait pourtant le mérite de remettre temporairement les citoyens jusque là marginalisés au fondement de l’action politique. Elle fut pourtant présentée par l’écrasante majorité des rédactions sous un tout autre angle : « dangereux coup de poker politique », « menace sur l’Europe et la Bourse », « panique auprès des marchés »[2],... Une unanimité d’autant plus inquiétante qu’elle semble calquée sur la réaction des décideurs politiques et économiques, ulcérés à l’idée qu’une stratégie élaborée en haut lieu soit « prise en otage » par un facteur aussi trivial que le désaveu du peuple.
La méthode est souvent la même : après s’être répandus sur la légitimité de principe qu’a le peuple grec à se prononcer sur l’avenir de son pays, on juge, à l’instar d’un journaliste du quotidien belge Le Soir, « inadmissible que la pratique de la démocratie puisse briser la machine européenne tout entière »[3]. Le plan proposé ne répondant pas à un choix politique mais à de « simples considérations économiques »[4], inutile d’évoquer d’autres pistes que celles recommandées par les institutions européennes et le FMI. Réfléchir à des pistes de financement qui épargneraient les plus démunis, premières victimes des économies imposées par ces plans, (par exemple en augmentant les recettes auprès de l’Eglise, premier propriétaire terrien du pays, ou chez les armateurs navals, tous deux actuellement exemptés d’impôts, ou encore en coupant dans le budget de l’armée – 4% du PIB, soit proportionnellement le deuxième au monde–, dont les premiers fournisseurs sont par ailleurs des entreprises appartenant aux pays qui ont imposé le contenu des diverses cures d'austérité [5]) est donc hors de propos.
La réaction de la presse à l’arrivée de personnalités issues du monde des affaires à la tête du gouvernement grec, puis italien parle elle aussi d’elle même. Certes, la plupart ont relevé les liens qui unissent MM. Papademos et Monti à la banque Goldman Sachs – une association par ailleurs difficile à éluder – et émis quelques inquiétudes sur les dérives qu’engendre cette mise au pas du politique par le marché. Mais il s’agit généralement de souligner le mal nécessaire que constitue cette « mise en parenthèse de la démocratie », au regard de l’incapacité des élus à prendre des « décisions nécessaires, dans l’intérêt général »[6]. Le fait que les populations grecque et italienne rejettent massivement les cures d’austérité qu’appliqueront ces « technocrates indépendants » ne semblent pas gêner outre-mesure : après tout, comme le soulignait une éditorialiste du Monde, « un pays qui a perdu sa souveraineté budgétaire n’a-t-il pas perdu son libre choix ? »[7]
« Propagandistes du système »
Du reste, lorsqu’il s’agit d’expliquer les raisons profondes de la crise, la presse fait la part belle à l’avis d’économistes orthodoxes. Comme le souligne Bertrand Rothé de l’hebdomadaire Marianne, la plupart des analyses que proposent les journaux de référence au sujet de la crise financière font souvent appel… aux financiers eux-mêmes ! « En août, dix articles du Monde traitent du fond du problème dans les pages débat. Sur ces 10 articles, 16 citations proviennent d’individus liés aux institutions financières, et 6 d’individus non liés directement à la finance »[8]. Jouant habilement des manques de moyens alloués par les rédactions aux journalistes, les économistes liés aux banques se font un plaisir de délivrer leurs analyses express à des journalistes en sous-effectifs, mis sous pression pour produire toujours davantage, le plus vite et au plus bas coût possible. Il est dès lors moins étonnant de lire dans les colonnes du Monde que la crise « ne résulte pas d'excès spéculatifs des marchés, mais de l'impuissance du politique et du manque de leadership »[9].
On pourrait objecter ici que les médias ont eut, dans leur quasi-totalité, des mots très dur quant au rôle néfaste joué par la haute finance et les spéculateurs dans le déclenchement de la crise. Personne ne pourra le contester. On peut en revanche émettre des doutes quand à la pertinence de ce niveau d’analyse. L’économiste Frédéric Lordon relève ainsi que cette posture centrée sur les responsabilités individuelles détourne le regard des vrais enjeux de la crise : « Outre qu’il est le moyen le plus sûr de ne rien comprendre à la crise, ce procédé élude la question de la responsabilité de ceux qui ont rendu ce système possible, et celle de ceux qui l’ont entretenu[10] ». Pour ce spécialiste de la crise, pointer du doigt les responsables évidents (traders et banquiers) permet aux médias de se décharger de leur responsabilité dans l’entretien des pratiques qui ont conduit à la crise. « Alors que les pouvoirs politiques ont joué le rôle d’architectes des structures de la mondialisation financière, les experts et les médias qui leur ont donné la parole en ont joué le rôle de propagandistes ». Cette dénonciation sélective dans le chef de la plupart des médias peut cependant s’avérer insuffisante pour faire oublier le travail de sape qu’ils ont mené, depuis une trentaine d’année, à l’encontre des discours et projets politiques trop critiques envers la déréglementation financière et de la concurrence généralisée...
Certes, il serait absurde de généraliser, ou de considérer les rédactions comme des blocs monolithiques. Il ne peut être reproché à la presse généraliste de ne pas laisser place au débat, puisque des critiques acerbes à l’encontre des plans d’austérité prônés au niveau européen, et plus largement du système politique et économique dans lequel ils s’insèrent tranchent parfois avec le discours dominant. Reste que ces points de vue, souvent relégués aux rubriques « idées », « polémiques » et autres « cartes blanches », sont souvent noyées dans le flot de fausses évidences qui relaye la communication des pouvoirs politiques nationaux et européens et inonde ces journaux. Et qu’à terme, ce sont ces dernières qui contribueront à forger l’opinion que se fait le lecteur-citoyen sur la question.
Silence de connivence
Ainsi, à la subordination du monde politique à des impératifs économiques dictés par le monde des affaires, les médias répondent par un balisage intellectuel qui évacue de l’imaginaire collectif toute alternative aux plans d’austérité. Ceci contribue à légitimer ces derniers, puisqu’ils seraient la seule solution raisonnable. Cette apathie est révélatrice d’une vision du politique où la notion de « gouvernance » s’est peu à peu imposée et a pris le pas sur celle de « gouvernement »[11]. Autrement dit, le pouvoir ne fonde plus sa légitimité sur l’assentiment populaire, mais sur son efficacité dans l’action, sans interroger le fond politique (à commencer par son caractère démocratique ou non) de celle-ci. Il n’est dès lors pas exagéré de dire que par leur silence, ou du moins leur complaisance à l’égard des explications officielles sur des enjeux essentiels tels que l’austérité, la dette ou l’euro, les médias grand public relayent la version des pouvoirs politiques et économiques dominants, qui sera dès lors tenue pour vraie. Ils participent de ce fait à une gigantesque offensive contre les acquis démocratiques, et ce tant au niveau politique qu’économique.
Politique, car plus que jamais, les dirigeants s’affranchissent de l’exigence fondatrice de la démocratie, selon laquelle l’action publique doit reposer sur la souveraineté populaire. La gestion efficace des questions économiques sociales – et par là du politique – est en effet perçue comme un domaine trop important que pour relever d’un choix démocratique. Au citoyen, perçu comme irresponsable, on privilégie des agents économiques et des experts réputés indépendants. Les nominations de deux personnalités issues de la haute finance à la tête de gouvernements d’union nationale chargés d’appliquer les réformes nécessaires sont à ce titre éloquentes.
En postulant que ces réformes ne répondent pas à un choix, mais à une nécessité, cette vision managériale de la gestion publique ne laisse aucune place pour penser d’autres plans de sortie de crise, tout en dissuadant d’interroger les intérêts qu’elles servent. Or, loin d’être neutres, ces réformes sont en réalité éminemment tributaires de choix politiques, et correspondent aux intérêts bien compris d’une élite économique qui refuse que l’on touche à ses privilèges. Nul besoin de préciser que ces intérêts ne se superposent pas à ceux de la majorité des citoyens. D’où la volonté d’écarter ces derniers et les instances qu’ils ont élues de la prise de décision.
Economique, car les plans d’austérité présentés par les médias et les gouvernants comme des mesures nécessaire à l’établissement d’un environnement stable, générateur de croissance et d’emplois, touchent à la question essentielle de la répartition des richesses. Ces plans s’insèrent en effet dans une offensive, plus large et de loin antérieure à la crise, contre les conquêtes sociales qui avaient abouti dans les sociétés occidentales à une répartition de la richesse produite relativement favorable aux salariés. De l’après guerre jusqu’aux années ’70, le rapport de force entre capital et travail permit d’importantes avancées sociales qui ont préservé la relation salariale des aléas du marché : sécurité sociale, congés payés, redistribution des fruits de la croissance sous forme d’augmentation salariale, etc.[12] Dans cette optique, les crises sont vues comme une aubaine, puisque la prétendue urgence à regagner la confiance des marchés justifie que l’on s’attaque à ces acquis sociaux[13]. Et permet aux élites économiques de s’assurer une répartition des richesses qui leur est plus favorable.
En plaçant le débat ailleurs, ou en attribuant à cette question une place marginale, les médias discréditent aux yeux de l’opinion toute solution qui sortirait du cadre de référence promu par Bruxelles et le FMI, à commencer par celles impliquant une fiscalité plus juste et une taxation plus importante du capital financier. Ceci participe à la résignation du plus grand nombre, convaincus qu’il faudra payer tôt ou tard, indépendamment des responsabilités de chacun, au nom du principe de réalité. A la grande satisfaction des marchés et du grand capital, qui, de fait, préserveront leurs privilèges.
L’attitude des médias à l’égard du pouvoir reste un sujet d’étude vaste et complexe. Il est difficile d’évaluer leur influence avec exactitude, de même que leur degré d’indépendance à l’égard du pouvoir. Il est en revanche certain que lors des périodes charnières de l’histoire, ils ont pu jouer, positivement ou négativement, un rôle critique dans la tournure qu’ont pris les événements. A l’heure où les acquis sociaux et politiques sont plus que jamais menacés, ne serait-il pas temps pour la presse de renouer avec son rôle de contre-pouvoir éclairant, essentiel au fonctionnement d’une société démocratique ? Sans cela, elle risque bien de porter une lourde responsabilité.
[1] Les médias nationaux n’étaient-ils pas unanime au sujet de la nécessité de la réforme des retraites de 2010 ou de celle du « Oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 ?
[2] Pour un panorama des réactions des médias nationaux français au lendemain de l’annonce du référendum, voir Lemaire, Frederic, "Consulter le peuple grec ? Les gardiens autoproclamés de la démocratie s’insurgent", 4 novembre 2011, http://www.acrimed.org/article3710....
[3] Martin, Pascal, "Papandréou et la fragilité des Européens", 4 novembre 2011, http://www.lesoir.be/debats/editos/...
[4] Thomas, Pierre-Henri, « It’s the economy : la Grèce n’a pas le choix », Le Soir, Jeudi 3 novembre 2011, http://www.lesoir.be/debats/editos/...
[5] Chavigné, Jean-Jacques, et Filoche, Gérard, "Crise grecque : pour un audit public de la dette", Marianne, 13 juin 2011, http://www.marianne2.fr/Crise-grecq...
[6] Bourton, William, « La démocratie n’est pas encore en danger », Le Soir, mercredi 16 novembre 2011
[7] Fressoz, Françoise, « Que faire du peuple ? », Le Monde, 4 novembre 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article...
[8] Rothé, Bertrand, "Comment la finance contrôle le débat économique" , Marianne, 16 novembre 2011, http://www.marianne2.fr/BertrandRot...
[9] Baverez, Nicolas, « Fin de partie », Le Monde, 28 novembre 2011, http://www.lemonde.fr/idees/article...
[10] Lordon, Frederic, « Les médias et la crise »,Jeudi d’Acrimed, Conférence donnée à la Bourse du travail, Paris, 2009 http://www.acrimed.org/article3075.html
[11] Durand, Pascal, « Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique »ed. Aden, Bruxelles, 2007.
[12] Gobin, Corinne, « Les politiques de réforme de la Sécurité sociale au sein de l’Union européenne : La sécurité collective démocratique en péril », in « L’homme et la société » n° 155, L’harmattan, 2005
[13] Sur le sujet, voir notamment Klein, Naomi, « La stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre » , Actes Sud, 2008
http://michelcollon.info/Les-medias-et-la-crise-de-l-Euro.html?lang=fr
http://michelcollon.info/Les-medias-et-la-crise-de-l-Euro.html?lang=fr
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