Thierry Brugvin
Comment les élites politiques et économiques utilisent le manque d’indépendance de la justice ?
Les trois quarts des procureurs viennent de signer une pétition dénonçant le manque de moyen de la justice et son manque d’indépendance. En France, les affaires judiciaires s’égrènent régulièrement depuis des décennies : affaire Woerth/Bettencourt ; affaire de Karachi (Balladur/Sarkozy) affaire de l’angolagate (Falcone/Pasqua/JC. Mitterand), affaire Elf (Dumas/Prigent), affaire des frégates de Taiwan... etc., Cette régularité des affaires dans notre pays, mais aussi dans le monde, montre que c’est bien un système politico-économique qui est en cause et non pas uniquement des personnes.
Un délit, même petit et rare, commis par un élu du peuple ne fait généralement pas véritablement réagir les citoyens et les médias. Bien qu’en France et dans d’autres pays industrialisés, les élus arborent fièrement l’étendard de la démocratie, de l’Etat de droit, ces types d’exaction sont souvent passés sous silence, car souvent classés sans suite. Car lorsque les élites économiques sont importantes pour le pouvoir en place, elles sont susceptibles d’être protégées par les élites politiques au gouvernement. La majorité ne parviennent sans doute même pas jusqu’à la justice. Tandis qu’un simple vol à la tire peu conduire les plus pauvres, à de la prison ferme, les délits commis par des cols blancs et des élus ne conduisent bien souvent qu’à des peines avec sursis ou à des non-lieux.
Le pouvoir de nomination
Le pouvoir de nomination de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire limite l’indépendance de la justice. En 2001, Jacques Chirac, alors Président de la république a été mise en examen dans des "marchés publics d'Ile-de-France". Or le président du CSM qui était chargé d’examiner la demande des juges, n’était autre que le Président de la République... Comme on pouvait s’y attendre dans une telle circonstance, le CSM a rejeté la mise en examen.
L’article 64 de la Constitution française stipule que le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire est le Président de la République, assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM). En effet, avant fin janvier 2011 le Président de la République était le président du CSM, dont le vice-président était le garde des Sceaux. Depuis fin janvier 2011, (date d'entrée en vigueur de la loi organique du 22 juillet 2010) il n’est plus le président du CSM et n’est donc plus le 1er magistrat de France. Le CSM a donc gagné en indépendance. Cependant, le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat désignent chacun 2 des 6 personnalités, soit 6 des 15 membres du CSM lorsqu’il siège en plénière. Par conséquent, le gouvernement a tout intérêt à placer des personnalités au service de ses intérêts. Cependant, le président de la république, peut toujours exercer des pressions sur la justice, car il nomme les procureurs de la république et certains des membres du Conseil supérieur de la magistrature, qui est l’organe hiérarchique de sanction et de mutation des juges d’instruction.
Avant, fin janvier 2011, le président de la république était donc chef du pouvoir judiciaire, en tant que premier magistrat et chef du gouvernement (le pouvoir exécutif), il était donc juge et parti. Même si c’est une amélioration, on observe que la séparation des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire chère à Montesquieu, car elle est une des conditions de la démocratie, n’est donc pas complètement respectée. Une fois que le pouvoir législatif (l’Assemblée Nationale), a voté les lois qui régissent les institutions judiciaires, celui-ci devient théoriquement indépendant du pouvoir législatif et exécutif. C'est-à-dire que les procureurs, qui sont des magistrats du parquet devraient en principe être indépendants du ministère de la justice. Or, les procureurs de la république sont nommés par le ministère de la justice avec avis consultatif du CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature). Par conséquent, une fois en poste, ce lien de dépendance des procureurs, lié à leur nomination, devrait être rompu, pour suivre les principes de l’indépendance des pouvoirs. Or ce n’est pas véritablement le cas. En effet, puisque le pouvoir exécutif, dispose du pouvoir d’accélérer ou de freiner la carrière des procureurs, un simple coup de téléphone de la chancellerie, peut suffire pour faire pression sur un procureur. S’il n’obéit pas le gouvernement, pourrait s'en souvenir lors de ces futures mutations. Mais surtout la loi prévoit que le ministre de la justice donne ces instructions aux procureurs.
Dessaisir le juge d’instruction
Le ministère de la justice dirige le parquet auquel appartiennent les procureurs (de la république), les nomme ainsi que les deux procureurs généraux qui eux, dirigent du parquet. Les juges d’instruction sont indépendants du parquet et du ministère de la justice. Cependant, les procureurs saisissent ou dessaisissent les juges d’instruction lorsqu’ils estiment qu’une affaire est digne d’être investiguée par la justice ou que c’est une affaire gênante pour le pouvoir politique. Ainsi, le juge Halfen. a été dessaisi en 1996 de l’affaire des HLM de Paris impliquant un fort soupçon de financement illégal du RPR et d’autres partis et donc qui impliquait notamment Jacques Chirac. De plus, le ministre de la justice peut faire pression sur le parquet qu’il dirige afin qu’il saisisse plutôt un juge arrangeant, tel le juge Courroye dans l’affaire Bettancourt-Woerth. Nicolas Sarkozy l’a ensuite nommé à la tête du parquet de Paris, sans doute pour qu’il serve mieux ses intérêts.
Sanctionner un juge
Le principe d'inamovibilité est censé protéger le juge d’instruction (art. 64). Cependant, dans la pratique, le CSM peut exercer une pression indirecte sur un juge d’instruction, qu’il estimerait dérangeant pour le gouvernement. Pour cela il peut le sanctionner, il peut retarder ou compliquer ses possibilités de promotion ou le muter dans une ville perdue. Ainsi, le juge Jean de Maillard a subi une mutation imposée en août 2010, semble-t-il parce que les services de police estimaient qu’il faisait trop souvent libérer les personnes inculpées. Depuis 2007, plusieurs affaires du même type ont provoqué des protestations. Rachida Dati, lorsqu’elle était ministre de la justice a déclaré : « Je suis la chef des procureurs ». Nicolas Sarkozy en proposant la suppression du juge d'instruction, proposait un nouveau renforcement des pouvoirs du parquet, notamment dans le but de limiter les affaires embarrassantes pour le gouvernement. Les mémos américains rendus publics par WikiLeaks ont montré une nouvelle fois, les liens étroits de dépendance entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, censé être indépendant. Le Monde rapporte les confidences faites par Jean-Louis Bruguière, le 26 janvier 2007. Ce dernier était alors le juge d’instruction en charge d’instruire les plaintes contre l’armée française pour son rôle durant le génocide du Rwanda. "Il a déclaré qu'il avait présenté sa décision à des responsables français, y compris au président Chirac, comme relevant de sa décision de magistrat indépendant, mais a choisi de les consulter parce qu'il était convaincu du besoin de coordonner son calendrier avec le gouvernement (2).
Classement sans suite et secret défense
Le classement sans suite ou le secret défense permet d’éviter des poursuites d’une affaire gênante pour le pouvoir. C’est une des méthodes les plus utilisés par les élites politiques et les économiques pour éviter d’être inculpées. Pour cela le ministre de la justice peut faire pression sur les procureurs de la république qui exercent au sein du parquet, via leur chef hiérarchique c’est-à-dire le procureur général du parquet. Ce dernier étant aux ordres du ministère de la justice, ils peuvent réussir à faire classer sans suite les affaires gênantes. Par exemple François Pérol, alors secrétaire général de l’Elysée fut nommé à la tête de la Banque Populaire et de la Caisse d’Epargne début 2009. Il s’agissait donc d'une enquête pour prise illégale d’intérêt, mais elle a été classée sans suite.
Le juge d’instruction, Marc Trévidic dans son ouvrage « au coeur de l’antiterrosime », dénonce le recours trop systématique du « secret défense » et de la « raison d’Etat » utilisé par l’exécutif (gouvernement, service secret, armée...). Il estime « qu’il n'est pas constitutionnel » et que « le Parlement a abdiqué ses responsabilités sur la question du secret défense. La mission parlementaire sur l'attentat de Karachi s'est ainsi vu refuser des documents classifiés sans s'indigner outre mesure, excepté l'un des membres de cette mission. Je suis sidéré par cette situation ! Quant à la commission chargée d'examiner les demandes des juges, elle donne un simple avis. Elle ne dispose d'aucun pouvoir d'investigation, ni d'injonction. La décision relève du seul ministre. La création d'une "juridiction du secret défense" est plus que jamais nécessaire. Composée de magistrats extérieurs au dossier, elle serait chargée de déterminer la pertinence de la demande des juges ».
« L’affaire des frégates de Taiwan a elle aussi été classée sans suite en 2006. Tous les ministres du budget ou des finances (Laurent Fabius pour le PS, Francis Mer et Thierry Breton pour l’UMP) ont refusé de lever le secret défense sur l’ensemble des documents se rapportant à l'affaire.
On ne compte d’ailleurs plus le nombre d’affaires impliquant les élites politiques et économiques, classées sans suite, par le parquet. En 2008, « le ministère de l’intérieur à relevé 677 affaires d’atteintes aux intérêts de la nation, c’est-à-dire d’invocation du secret défense. Il y a en avait 461 en 2007 (3). Grâce au motif du secret défense elles ont donc toute été classées sans suite.
La justice subit parfois la corruption du capitalisme illégal. La mission d’observation française partie au Gabon était censée assurer une réélection non truquée d’Omar Bongo, fin 1998. Cette mission était conduite par le magistrat Georges Fenech, président l’APM (Association professionnelle des magistrats), orientée politiquement très à droite. Elle était financée par le foccartissime Robert Bourgi (...). Durant cette mission, fut intercepté à Roissy « un familier des dossiers africains [...], porteur d’une mallette contenant une très importante somme en argent liquide. Il avait expliqué que ces fonds provenaient de la “présidence du Gabon” et qu’ils étaient destinés au Club 89 » animé par Robert Bourgi (4). Ce dernier en 2011, a d’ailleurs déclaré publiquement à la presse, qu’il avait été porteur de valise de billet pour Jacques Chirac et Dominique de Villepin. En 1997 déjà, un compte suisse de la société Brenco, du tandem Falcone-Gaydamak, a versé 100 000 francs à la revue Enjeu justice (de l’Association professionnelle des magistrats) que préside Georges Fenech... (5)
Enfin, pour, terminer ajoutons qu’en plus des diverses méthodes exposées précédemment, il existe encore une méthode efficace pour limiter les investigations de la justice. Elle consiste simplement à diminuer le budget de la justice en France. Ainsi, les magistrats sont insuffisants et les affaires prennent des années avant d’aboutir, si toutes traces n’ont pas été effacées d’ici là.
On observe souvent une inéquité des différents niveaux de la justice, une justice à deux vitesses. Les élites économiques sont souvent au-dessus des lois. Le 15 mais 1911, la Cour suprême des Etats-Unis déclare John Rockefeller et son trust coupable de corruption, de pratiques illégales et de racket et condamne donc cette entreprise à disparaître (6). Mais Rockefeller, confiant dans ses appuis politiques, n’en tient pas compte, ne dissout pas son entreprise et n’est jamais inquiété.
Les analyses de Marx sont ainsi confirmées à travers les exemples précédents concernant la justice. Il expliquait que les infrastructures économiques déterminaient fortement les superstructures politiques, telle que la justice, le droit, l’Etat.... Les intérêts de classe, c’est-à-dire les intérêts économiques et politiques des élites sont généralement convergents. De plus la proximité entre les élites politiques et économiques tel Thierry Breton, de même que le passage des postes d’élus à des postes de PDG et inversement, nuisent à l’indépendance des élites politiques, à l’indépendance de la justice, à la transparence et à la démocratie.
Il existe donc plusieurs moyens de limiter l’indépendance du pouvoir judiciaire, que nous allons exposer : le pouvoir de nomination de l’exécutif par les élites politiques sur les fonctionnaires du pouvoir judiciaire, le pouvoir de classer sans suite une affaire, de la classer « secret défense », de dessaisir un juge d’instruction un peu trop gênant pour le pouvoir.
(1) Thierry Brugvin est Docteur en sociologue thierry.brugvin@free.fr, il est notamment l’auteur de “les mécanismes illégaux et adémocratiques du pouvoir”, Thebookedition, 2010.
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