Augustin Scalbert
Avant de mourir, il a envoyé un e-mail détaillé. Ses accusations sont confirmées par des documents internes.
L'après-midi du mercredi 1er juin, R.M. (ses initiales ont été changées), directeur de la Fnac de Clermont-Ferrand, s'est pendu dans un bois, à quelques kilomètres de la ville.
A 14h55, il avait envoyé un e-mail à d'autres cadres de la Fnac, dont le PDG Alexandre Bompard, mais aussi à des amis et à « maman/papa ».
Le mail, intitulé « Le pourquoi », se termine par ses dernières volontés et quelques mots pour sa famille et son compagnon. Mais la majorité des quatre pages est consacrée à son entreprise et la pression qu'il dit avoir subie, pour la reporter ensuite sur ses subordonnés.
La Fnac nie toute cause professionnelle à ce suicide
La Fnac ayant prévenu les autorités dès 15h01, des recherches ont été effectuées, puis une enquête a été ouverte. Le procureur de la République de Clermont-Ferrand, Jean-Yves Coquillat, dément une rumeur interne à la Fnac disant que R.M. portait seulement son badge d'entreprise comme tout signe pouvant l'identifier :
« Il avait son permis de conduire, et un mot accompagné d'une carte de visite dans sa voiture. Un suicide s'explique souvent par un ensemble de choses. En l'occurrence, il s'agit peut-être de raisons professionnelles, mais aussi de la perte d'un ami et de difficultés financières. »
La direction de la Fnac nie toute cause professionnelle à ce suicide, comme à deux autres suicides survenus fin 2010 dans ce groupe de 9 500 salariés en France. Mais des documents dont Rue89 a eu connaissance confirment les accusations du directeur, et montrent à quel point la pression est forte sur les cadres et sur les employés de la Fnac.
R.M. dirigeait le magasin de Clermont depuis deux mois, après celui d'Aix-en-Provence. Selon la direction du groupe, il avait demandé cette mutation il y a un an. On comprend le contraire en lisant son mail.
On comprend aussi qu'il a été très affecté par le décès d'un de ses amis, emporté par un cancer, et qu'il aurait voulu accompagner jusqu'au bout. Pour Dominique Brard, directrice des ressources humaines du groupe Fnac depuis un mois et demi, c'est la seule explication de sa mort :
« Comme tout geste définitif et aussi dramatique que celui-ci, c'est sans doute compliqué. Mais il traversait une période difficile de sa vie, ce qui le conduisait à avoir une perception des choses un peu décalée. »
La direction de la Fnac se dit « bouleversée » par cet événement. Des cellules de soutien psychologique ont été mises en place dans les magasins d'Aix et de Clermont. Alexandre Bompard (à la tête du groupe depuis fin 2010) a assisté aux obsèques de R.M., le 8 juin à Aix, comme l'avait demandé le directeur dans ses dernières volontés.
Reste que si l'on se base sur le mail de R.M., les réponses de la direction couvrent des méthodes de management plutôt violentes psychologiquement. En voici des extraits, avec les réponses de l'entreprise.
Sa mutation et le décès d'un ami
Comme on l'a vu plus haut, la direction nie toute cause professionnelle, et affirme que R.M. avait demandé sa mutation.
« Je viens de faire ma dernière réunion téléphonique hier. Fin d'un règne où j'aurais tout donné à cette entreprise. Et je voulais vous expliquer pourquoi j'ai décidé de mettre fin à mes jours aujourd'hui.
Ma mutation professionnelle… et l'extrême détachement de ma hiérarchie sur mes remarques concernant ma position de “personne de confiance” d'un ami, mon coloc, ma vieille branche, que je suivais depuis un an et demi dans sa lutte contre un cancer qui le rongeait. [Cet ami] est mort deux jours après mon arrivée sur Clermont. […] Ils l'ont privé de ma présence, je n'ai pu l'accompagner jusqu'au bout.
Je sentais depuis de nombreux mois déjà que cette mutation allait intervenir. De très nombreux mois. Et ma déprime a commencé dès lors. Et pas du tout au décès de [cet ami].
Je n'arrive pas à l'accepter intellectuellement, psychologiquement, car je ne me sentais pas prêt à abandonner à la fois cet ami malade, et aussi tous ceux qui ont fait de ma vie aixoise un véritable bonheur [une trentaine de noms suivent, ndlr]. […]
J'en veux à ma hiérarchie quand je vois le “pourquoi” de ma mutation : deux directeurs qui ont des familles, des enfants […], il faut leur rendre service […].
J'ai tout donné à cette entreprise, que j'aime par-dessus tout, acceptant des mutations sans broncher, évoluant il est vrai régulièrement, je ne l'ai jamais contesté. Mais à quel prix : la destruction systématique des amitiés créées, des liens tissés. Ça, on s'en fout. La direction générale s'en fout. Investissez-vous, mais pour l'entreprise. Les amis ? Tu t'en feras d'autres.
Je ne demandais au mieux que quelques mois supplémentaires […]. On connaît le fonctionnement limite humain d'une entreprise pour l'encadrement : tu refuses une mutation, la prochaine tu récupères un magasin compliqué, peu intéressant au regard du travail accompli et là on te fait comprendre que cela ne peut se refuser : la clause de mobilité […].
Bien sûr, j'ai été très bien accueilli à Clermont par toutes les équipes et ils sont formidables d'ailleurs, beaucoup plus que l'image qui colle à ce magasin. J'aurais apporté pendant quelques semaines un peu de plaisir qui leur a tant manqué a priori. Merci à eux. Moi, j'aurai choisi une fin différente. »
Sa motivation et ses entretiens annuels
« Dans ses entretiens annuels, nous n'avons rien retrouvé qui puisse annoncer un tel geste », explique la direction de la Fnac. R.M., lui, raconte pourquoi il a « joué le jeu » :
« Bien sûr j'ai joué le jeu, je vois déjà les réactions à l'annonce de mon suicide, du style : “Mais il a passé un entretien avec conviction… On le sentait motivé”… Mais ne sommes-nous pas des acteurs ? Nous sommes rompus au mensonge et à la comédie.
Avais-je le choix ? Bien sûr que j'avais choisi Clermont, mais il fallait que j'en mette un de toute façon […].
Vous allez voir la levée de boucliers, les RH région accomplir des prouesses pour trouver la moindre bribe sur moi et trouver la parade aux vérités toutes simples que j'ai exprimées : il a été muté et il a accepté à chaque fois, il a été augmenté régulièrement, il a évolué à chaque fois (sauf la dernière) […]. »
La discrimination
R.M., qui était bisexuel, raconte avoir été victime de discrimination homophobe à l'occasion d'une réunion de directeurs. La DRH de la Fnac, Dominique Brard, annonce qu'une enquête interne a été ouverte sur ce point après son suicide, et que « aujourd'hui, on n'a trouvé aucun élément qui permette de valider ce fait ».
Elle affirme que « s'il y a une enseigne qui combat l'homophobie, c'est bien la Fnac », qui soutient la journée mondiale contre l'homophobie. Ajoutons que le groupe PPR, propriétaire de la Fnac, condamne explicitement les discriminations dans son « code de conduite des affaires ».
Dans son e-mail, R.M. accuse nommément un des principaux dirigeants de la Fnac. Ce haut cadre a depuis quitté l'enseigne, le nouveau PDG Alexandre Bompard ayant renouvellé l'état-major.
« Discrimination : là aussi je veux expliquer que j'ai fait profil bas quand, lors de la dernière convention directeurs à Paris, je suis arrivé en jean d'un bon faiseur, de chaussures Santoni, d'une chemise et d'une veste en velours côtelé d'une ligne casual là encore d'une bonne maison…
Mais mon erreur a été que la couleur de la chemise, rose, et de la veste, fuschia, ne soit pas en accord avec la bienséance… Alors on me prit le bras pour me demander “qu'est-ce que c'est que cette veste de PD ? ” […]
Moi qui défends des valeurs morales et humaines basées sur l'anti-discrimination, raciale ou sexuelle, me voilà attaqué sur ce terrain.
Ce pauvre [supérieur hiérarchique direct auteur de la remarque homophobe], piloté par [le haut cadre], mormon dans l'âme, qui ne supporte pas qu'une tête dépasse, qui veut tout contrôler, était bien emmerdé ensuite. Je lui ai pardonné, pas à monsieur [le haut cadre]. »
La pression sur les directeurs et les employés
La direction de la Fnac affirme que les directeurs de magasins sont autonomes dans la gestion de leur structure et de leurs effectifs, « en dehors des processus d'évaluation » au niveau du groupe, « qui sont normaux ». La réalité qu'a vécue R.M. est différente :
« On nous fait faire des formations sur le management du bien-être au travail : tourné vers les employés, pas les cadres et encore moins les directeurs à qui, par ailleurs, la direction générale retire avec métronomie la substantifique moëlle de plaisir de ce métier pour l'avilir à un simple “passe-plat” décisionnel.
On nous demande de mentir régulièrement, de lire des présentations sans âme préparées par des caciques, présentations partagées avec nos équipes avec “conviction” comme on peut l'imaginer d'un travail que vous n'avez pas préparé.
Là encore, tellement peur qu'on ne soit pas à la hauteur. Mais alors pourquoi nous garder ? Juste pour faire le fusible lors de décisions pénales, notre statut de cadre dirigeant garantissant un bouc émissaire lors de contrôles DGCCRF, de plaintes clients ?
Bien être au travail… quelle fumisterie ; tout le monde en rigole, flairant l'arnaque, mais la direction fait la sourde oreille : s'il y a des tensions en magasin, c'est parce que votre management n'est pas top niveau. Leur politique par contre, c'est la bonne. »
Des dossiers sur les salariés à licencier
R.M. évoque le cas d'une personne dont la direction lui aurait demandé de « tout faire pour la virer ». La DRH Dominique Brard affirme le contraire : « Cette personne n'était pas idoine, il avait décidé lui-même de la licencier. »
« J'ai sciemment saboté une partie de mon boulot à Aix dans les derniers mois. J'en avais ras la casquette, démotivé par une direction aveugle.
Les RH (pas celles des magasins les pauvres, elles font ce qu'elles peuvent), celles des régions et au-dessus : leur obnubilation consiste à monter des dossiers sur les employés et les cadres. “As-tu écrit, as-tu dit… Il faut pas garder untel alors dès que tu peux, tu écris, etc.”
On devient méchant, injuste, voyant le mal partout. Paranoïaque. Il faut noter le moindre retard dans une réponse de mail, le moindre débord, tout tout tout ce qui pourrait servir à étayer un dossier.
Pour ma part on m'impose une cadre pour arranger la région dans une “tournante” éditoriale et il faut, après avoir constaté qu'elle n'est pas à la hauteur, me dépêcher de tout faire pour la virer. Alors qu'on ne lui a jamais rien dit, la pauvre. Certains ont manqué de courage, moi il me fallait aller au feu.
Je n'en peux plus de tout ça. »
Une liste noire des futurs licenciés
Tout ce que R.M. écrivait sur la politique de management de la Fnac avant de se suicider, Rue89 a pu en avoir confirmation dans des documents internes du groupe. Il s'agit bien d'une liste noire de personnes qui vont être licenciées, et pas d'un simple document de ressources humaines, puisque une petite partie seulement des salariés d'un secteur y sont nommés.
On y voit le système de « tournante » entre cadres que la direction va muter d'une Fnac à une autre, et idem pour leur remplaçant.
On y voit le « délai », le « niveau de risque » (faible, moyen ou élevé) avant de licencier tel ou tel salarié. Pour certains d'entre eux, il est explicitement demandé d'ouvrir une proposition d'embauche ou de mutation interne « dès le licenciement réalisé ».
Un autre document mentionne les « courriers disciplinaires existants ».
Ces fichiers sont nominatifs, ce qui pose la question de leur légalité. Selon nos informations, les personnes mentionnées ne sont bien sûr pas au courant de l'existence de leurs futurs mutation ou licenciement.
La DRH Dominique Brard récuse tous les éléments que nous lui apportons :
- « Je n'ai jamais vu de fichiers nominatifs avec les courriers disciplinaires ;
- la seule chose qui existe, ce sont les entretiens annuels, qu'on appelle “plans de succession” ;
- les cadres sont au courant, puisque les plans de succession sont cosignés par eux ;
- on ne prévoit pas le licenciement d'une personne. »
Par ailleurs, la directrice des ressources humaines dément toute raison professionnelle à deux autres suicides de salariés de la Fnac survenus fin 2010, à Marseille et à Nice :
« Il s'agit de suicides extrêmement liés à la vie privée des gens, dans lesquels la Fnac n'a jamais été impliquée, ni de près ni de loin, par la personne elle-même ou par sa famille. »
En interne, les salariés constatent depuis plusieurs années un durcissement du management, qu'ils attribuent à la volonté de PPR de vendre la Fnac. En clair, mieux habiller la mariée pour attirer le meilleur prétendant.
Photo : dans un magasin Fnac à Nice, en décembre 2009 (Eric Gaillard/Reuters).
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