Et plus particulièrement me revint à l’esprit ce morceau d’anthologie du triomphalisme de marché rédigé par le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, « The Lexus and the Olive Tree ». Ce billet date de la glorieuse année 1999 et il semblait bien à l’époque que, en économie, tous les clichés étaient parole d’or : les réclames des courtiers c’était la Pythie, les petits investisseurs étaient tout-puissants et la dérégulation s’imposait inexorablement à l’échelle du monde.

Dans une anecdote, monsieur Friedman décrivait la visite en Inde d’une équipe de Moody’s Investor Service, une entreprise qui avait la redoutable responsabilité de déterminer « qui pratiquait ou non une économie efficace ».

Ceci se passait peu après que l’Inde eut testé ses premières armes nucléaires, l’opinion générale étant qu’une recherche du pouvoir par des moyens aussi traditionnels à l’âge de la globalisation était dépassée. Ce qui importait c’était de faire des choix politiques reconnus par le marché, avec des organisations comme Moody séparant le bon grain de l’ivraie en sondant le cœur des nations comparaissant devant leur tribunal. En fait, d’après monsieur Friedman, « Moody déclassait l’économie indienne » pour la seule raison que la firme désapprouvait la politique de ce pays.

Qu’est ce qui garantissait que ce que Moody et ses concurrents révisaient à la baisse méritait de l’être ? En 1999, la réponse évidente à cette question était le marché, avec ses vertigineux pouvoirs d’autorégulation.

Mais sur le chemin de Privatopia, quelque chose a mal tourné. Puisque tout était à vendre, pourquoi les régulateurs ne l’auraient-ils pas été également ? Nous constatons aujourd’hui qu’avoir laissé la soif du lucre se déchaîner pour qu’elle exerce sa magie sur les agences de notation financière a apparemment mis celles-ci sous la coupe d’émetteurs de crédit, les conduisant à accorder de très bonnes notes à des titres adossés sur des prêts hypothécaires, ce qui a finalement fait exploser le système économique.

Et il en va ainsi de nombreux autres shibboleths du libre-marché qui se sont volatilisés en cette tragique année.

Par exemple, il n’y a pas si longtemps, tout le monde était persuadé que la dérégulation était l’élément-clé de la prospérité et l’essence même de la liberté humaine. Aujourd’hui pourtant, on se rend compte que ce délire a été à l’origine d’un déluge de malversations qui a duré une centaine d’années. Prenez par exemple l’organisme de régulation des caisses d’épargne, l’Office of Thrift Supervision (OTS), qui fut l’objet d’une critique cinglante dans le Washington Post le mois dernier. Dans le cadre de ce que le journal appelle « la politique agressive de déréglementation » adoptée par l’OTS vis-à-vis des caisses d’épargne sous Georges W. Bush, cet organisme a réduit son personnel et sa capacité à faire respecter la loi, et en est venu à considérer l’industrie qu’il était censé contrôler comme « ses clients ».

Ce n’est peut-être qu’une coïncidence si certaines des plus grosses banques qui firent jamais faillite – comme la Washington Mutual et Indymac – étaient sous le contrôle de cette agence, mais j’en doute. Ou repensez à cette théorie qu’il fut un jour possible de proférer sans rire, et selon laquelle prodiguer des primes royales et des stock-options aux cadres dirigeants était une idée géniale permettant un alignement vertueux de leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Les PDG furent trop heureux de s’en mettre plein les poches et de transformer les actionnaires en valets de pied. Dans l’industrie des subprimes, les banques distribuaient des crédits douteux comme on jette des bonbons lors d’un défilé parce que cela rapportait des revenus et donc des profits immédiats pour les cadres. Ce serait donc aux nigauds qui avaient acheté les titres adossés à ces crédits de payer les pots cassés, ainsi qu’aux actionnaires, naturellement.

À la Washington Mutual, la banque qui devint la plus célèbre pour sa prodigalité en matière de crédit, de nombreuses carottes pavèrent le chemin vers l’enfer. D’après le New York Times, des agents immobiliers recevaient des honoraires pour ramener des clients; des courtiers en crédit hypothécaires « reçurent de très confortables commissions pour vendre les crédits les plus risqués », et les cadres dirigeants encaissèrent 88 millions de dollars entre 2001 et 2007, avant que ces risques exorbitants ne fassent s’écrouler l’édifice tout entier.

Nous sommes aujourd’hui à la fin d’une longue période de l’histoire durant laquelle le laissez-faire fut repris tel un gospel et la liste des vœux des hommes d’affaires exaucée presque complètement par le gouvernement. Pour montrer sa gratitude, l’industrie de la finance nous a poussés dans le vide.

Bien sûr, certains prédicateurs de la religion d’antan reconnaissent aujourd’hui leurs erreurs. L’expérience de « brutal déniaisement » confessée par Alan Greenspan lorsqu’il comprit l’écart entre la réalité et la sainte parole fut particulièrement remarquable.

Mais dans les grandes lignes, les chamans du libre marché semblent aujourd’hui peu disposés à tirer la moindre leçon de cette année catastrophique. Ils préfèrent de loin répéter leurs incantations, s’enfoncer dans leurs dogmes et imaginer des machinations sans fin selon lesquelles tout est la faute du gouvernement, tous les péchés proviennent du Community Reinvestment Act[1], et des aides après lesquelles bêlent leurs propres fidèles ne pourra que sortir du mal.

Ils attendent que les choses reviennent à la normale, sans réaliser que c’est déjà le cas.

La chronique (33) de Thomas Frank dans le Wall Street Journal

31 décembre 2008 - Traduit de l’américain par Inbal Yalon et Benoît Eugène.

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine.

Notes

[1] Loi visant à faciliter l’accès au crédit pour les minorités.