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18/10/2011

Retrouvons la question sociale occultée

Gérard Mauger

Un spectre hante les politiques, les journalistes, les "experts" des think tanks et les sociologues : "la question sociale" sous la forme contemporaine de la "vulnérabilité de masse" et de l'extension de la "zone de désaffiliation". C'est ainsi que les banlieues populaires où se concentrent précarisation et paupérisation - dites zones urbaines "sensibles", quartiers "en difficulté" ou "quartiers" tout court -, sites emblématiques de la crise de reproduction des classes populaires, sont inscrites depuis trente ans à l'agenda politique, à la "une" des médias et dans les appels d'offres auxquels répondent les sociologues. Comment rendre compte de cette crise de reproduction ?
La délocalisation de branches entières de la production industrielle et les transformations du travail ouvrier ont provoqué la ruine des métiers ouvriers traditionnels, l'extension du chômage, la paupérisation et la précarisation de la périphérie du monde ouvrier, la dévalorisation économique de "la force de travail simple" et la dévaluation symbolique des "valeurs de virilité" qui occupaient une place centrale dans la définition de l'identité masculine traditionnelle des milieux populaires. Les classes populaires n'ont pas pour autant disparu comme beaucoup voudraient le croire : le déclin numérique du groupe ouvrier (23 % de la population active) est pour partie compensé par l'extension des emplois de production répertoriés désormais du côté des services (manutention, logistique, etc.).

Cet affaiblissement du groupe ouvrier, le souci de se prémunir du chômage et du déclassement, l'espoir d'ascension sociale liés à la prolongation massive des scolarités expliquent à la fois la demande croissante de scolarisation, la quête du salut social par les études longues, la mobilisation scolaire plus ou moins désarmée et, parallèlement, le discrédit de la filière technologique par rapport à la filière générale. C'est ainsi que l'accès au monde ouvrier est devenu la conséquence de l'échec scolaire. Parce que la conquête du statut de lycéen, sur fond de brouillage des classements scolaires, entretient "l'illusion promotionnelle" sans permettre d'échapper aux voies de la relégation scolaire, parce que le lycée professionnel est un espace dominé et différencié, où la promotion des titulaires de bacs professionnels reste incertaine, la plupart des élèves de lycée professionnel qui refusent la condition ouvrière n'en sont pas moins voués au salariat précaire.
Ainsi peut-on comprendre que le système scolaire soit à la fois l'objet de tous les espoirs (suscités par "l'école démocratique") et de toutes les déceptions.
Comment comprendre alors la métamorphose des "banlieues rouges" en "quartiers sensibles" ? La construction des grands ensembles avait durci la coupure entre les ouvriers spécialisés et manoeuvres immigrés et les ouvriers qualifiés, dont l'accession au logement neuf symbolisait l'ascension collective. Au cours du septennat de Valéry Giscard d'Estaing, la nouvelle politique du logement a facilité l'accès à la propriété des familles populaires : d'où la sortie massive des HLM de la classe ouvrière "établie" et des couches moyennes, et le déclassement des grands ensembles, qui ont alors cessé d'incarner la réussite ouvrière.
Clientèle de substitution, les familles immigrées accèdent aux grands ensembles : ainsi se creuse la division entre ouvriers pavillonnaires et ouvriers de cité. A partir de la seconde moitié des années 1970, la dégradation de la condition ouvrière frappe les ouvriers les moins qualifiés et, parmi eux, les ouvriers immigrés les plus récents. Pour les autres ménages ouvriers (les établis), rester en HLM est la conséquence de l'impossibilité d'accéder à la propriété, l'objectivation spatiale de leur précarisation salariale et/ou de l'échec conjugal et de leur égalité de condition avec les nouveaux venus.
Coincés dans le quartier, ils sont souvent les porte-parole de la cause sécuritaire et de la chasse aux jeunes. Si, à l'inverse, l'accès aux grands ensembles a pu apparaître comme une promotion sociale pour les familles immigrées issues des cités de transit, la crainte de voir leurs fils prendre la mauvaise pente les fragilise. Conscientes d'être mises toutes dans le même sac, elles sont également prises au piège du quartier.
Ces cités dont on parle sont perçues à travers des problèmes sociaux récurrents : problèmes d'insécurité (liés à l'essor des incivilités, du "bizness", des violences urbaines, des émeutes, etc.) et problèmes d'intégration (associés au port du voile à l'école puis du niqab, aux controverses sur les prières dans la rue, le commerce halal ou la construction de mosquées, etc.), les uns et les autres rattachés, de plus en plus explicitement, au problème de l'immigration.
Ainsi, la question sociale, dont l'existence même des "quartiers sensibles" est la conséquence, s'est-elle métamorphosée en "problème de l'immigration" : le travail politique du Front national et celui de la droite de la droite UMP ont, en effet, contribué à inscrire la "question de l'immigration" sur l'agenda politico-médiatique. Et la métamorphose passe d'autant plus inaperçue que ces problèmes ne sont pas seulement des vues de l'esprit : les pratiques délinquantes ont, en effet, toutes les chances de se développer dans ce genre de contexte.
Quant au problème de l'intégration et à la controverse récurrente entre modèle français (républicain) et modèle anglo-saxon (multiculturel), qu'est venu réactiver le rapport de l'Institut Montaigne ("Banlieue de la République"), il ancre son bien-fondé dans la reviviscence de l'islam dans les quartiers en difficulté.
Aux formes traditionnelles d'organisation populaire des "banlieues rouges" se sont, en effet, substituées de nouvelles formes d'encadrement associatif et/ou religieux : des grands frères aux imams. Importée des ghettos noirs des Etats-Unis, la culture hip-hop s'est imposée auprès des jeunes des cités pour au moins trois raisons : d'une part parce qu'elle fait appel à des propriétés langagières et corporelles censées leur appartenir en propre ; d'autre part parce que les rappeurs se sont faits, avec plus ou moins de succès, les porte-parole des jeunes des cités ; enfin, et peut-être surtout, parce qu'habilitée par la culture dominante, la culture hip-hop apparaît sinon comme une possibilité d'accès à la richesse et à la gloire médiatique, du moins comme un outil de réhabilitation symbolique.
Parallèlement, une fraction des jeunes musulmans diplômés, confrontés au décalage entre les positions sociales accessibles et les promesses de titres scolaires plus ou moins dévalués, aux discriminations sur le marché du travail et du logement et au racisme ordinaire, se comportent en véritables entrepreneurs d'identité, en construisant une définition de "l'Arabe" doublement opposée "aux pauvres qui ne savent pas se tenir" ni "tenir leurs enfants" et qui ont des démêlés avec la police, et aux "Arabes d'occasion" qui ont des postes à responsabilité, mais qui ne parlent plus l'arabe, ont un conjoint franco-français : d'où le repli communautaire, le prosélytisme en faveur d'un retour à la langue, à la tradition et surtout à la religion et parfois des surenchères dans la "pureté" religieuse.
Et si, de façon générale, l'offre religieuse musulmane trouve un écho chez une partie des jeunes des cités, sans doute faut-il en rechercher les raisons dans la revalorisation symbolique qu'elle favorise dans la logique de retournement du stigmate valorisant une propriété stigmatisée par le racisme ordinaire - "arabe" en en faisant une propriété élective -, arabe donc musulman.
C'est dire que l'importation du modèle multiculturel anglo-saxon n'est pas sans écho. Métamorphosant la question sociale en question raciale, elle conduit à substituer à une vision du monde social divisé en classes celle d'une mosaïque de communautés ethnicisées et, ce faisant, à renforcer les divisions au sein des classes populaires.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/retrouvons-la-question-sociale-occultee_1587163_3232.html

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