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26/10/2011

Le lumpenprofessorat de la recherche

Mathieu Dejean

Le collectif Pecres vient de publier Recherche précarisée, recherche atomisée. À l’origine de cet ouvrage, une enquête sur la précarité menée par des enseignants-chercheurs inquiets de la dégradation des conditions de travail dans leur secteur.

« On a tous été concernés d’une manière ou d’une autre. Ça a fait – et ça fait encore – partie de notre quotidien au travers du vécu de plusieurs personnes dans notre entourage professionnel », déclare Wilfried Rault, chercheur et membre du collectif Pecres [1], auteur de Recherche précarisée, recherche atomisée. Le constat de la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) n’est pas nouveau. Pourtant, l’ESR est souvent considéré comme « un milieu professionnel qui ne fait pas pleurer dans les chaumières », rappelle Isabelle Clair, membre du collectif. Les stéréotypes ont la peau dure : couramment associée au secteur privé, touchant exclusivement les jeunes et fonctionnant comme une variable d’ajustement structurelle, la précarité ne serait qu’une transition éphémère vers un emploi stable. Convaincus – à l’encontre de l’adage orwellien – que l’ignorance est aveu de faiblesse, des enseignants-chercheurs ont donc décidé de retourner les outils de la sociologie vers leur propre secteur pour «  contribuer à une prise de conscience collective chez les précaires et les statutaires ». Près de 4 500 personnes se qualifiant elles-mêmes de précaires (enseignants, chercheurs, personnels administratifs et techniques confondus) ont répondu au questionnaire diffusé sur internet, à l’échelle nationale, entre décembre 2009 et janvier 2010. À partir de données quantitatives et d’entretiens, les auteurs de l’ouvrage mettent au jour les conséquences d’une précarisation rampante depuis les années 2000 dans l’ESR. Ils soulignent l’incompatibilité de cette situation et des politiques qui en sont responsables avec les missions de recherche et de transmission des savoirs qui leur sont confiées.

Invisible

De l’avis d’Olivier, chercheur titulaire et syndicaliste à la CGT, « le fait que l’ouvrage soit écrit par des chercheurs est un gage de sérieux. Sinon, tout le monde fait comme si ça n’existait pas ». L’une des caractéristiques de la précarité est en effet son invisibilité, en partie liée à l’intériorisation de ce problème par les précaires eux-mêmes. Pour Wilfried Rault, « ils n’en sont pas fiers, mais ils n’osent pas réclamer à leurs supérieurs un salaire en retard – même si c’est le moindre de leurs droits –, par peur de passer pour une personne pénible et que cela joue en leur défaveur au moment des recrutements, indépendamment de la qualité de leur dossier ». Cette invisibilité est renforcée par le comportement de certains statutaires – pas tous – à leur égard : « [ils] ne pensent pas forcément que leurs collègues présents pour quelques mois doivent figurer sur le site internet de l’école, ou n’ont pas conscience qu’il est important qu’une personne associée à un travail collectif soit mentionnée très explicitement dans les rapports finaux. Or leur carrière en dépend, et c’est tout simplement une reconnaissance de leur travail. » Invisibilisée en interne comme à l’extérieur, la précarité gagne pourtant du terrain de manière insidieuse.
Environ un quart des personnels de l’ESR (entre 45 000 et 50 000 personnes) seraient concernés selon les estimations des auteurs, 37 000 selon le ministère de l’ESR, contraint par la publication d’un rapport sur l’enquête à communiquer sur ce sujet. Loin d’être bénins, ces chiffres laissent poindre l’éventualité d’une révolution silencieuse. Pour Isabelle Clair, l’ouvrage du collectif Pecres a vocation à éclairer «  le monde du travail en général dans la société contemporaine ». Une mise au jour qui tord le cou à une représentation obsolète de la précarité, depuis que le processus de précarisation a commencé dans les années 2000.

Précarité pérenne

Les jeunes qui intègrent le secteur de l’enseignement et de la recherche ne sont pas dupes. « Beaucoup de gens travaillent sur une base précaire depuis des années – quinze, vingt ans dans les cas les plus extrêmes –, et ils sont très loin de cette idée qu’il faut être précaire pendant un certain temps pour qu’ensuite les choses entrent dans l’ordre », affirme Wilfried Rault. « La précarité a toujours existé, mais la grande différence avec la période contemporaine, c’est que les gens occupent des postes pérennes sur des contrats de courte durée, alors qu’on justifie habituellement la précarité en disant que c’est une transition », explique Isabelle Clair. Désormais, résume Wilfried Rault, « une carrière entière peut se faire dans la précarité ».
Le précaire de l’an 2011 est le plus souvent une femme ; la trentaine bien tassée, il n’a pas connu de progression de salaire depuis 4 ans et demi, et enchaîne les contrats précaires. Un quart des personnels gagnent moins de 1 200 euros par mois. Payés dix mois sur douze, « les conditions dans lesquelles ils sont embauchés ne leur permettent pas d’aller au bout de leurs travaux. Ils utilisent les maigres indemnités du chômage pour continuer leur travail de recherche », explique Wilfried Rault. Pas de temps mort, donc, pour l’armée de réserve des vacataires, ATER [2] et autres composantes du « lumpenprofessorat ». « Il faut être Tanguy pour faire de la recherche ! », s’insurge Julie, retraitée du CNRS, lors du rassemblement du 21 juin dernier devant le ministère de l’ESR. De fait, l’instabilité de l’emploi engendre une instabilité du revenu et du logement. Trois éléments constitutifs de la précarité érigée en système.

Recherche orientée

En cause, selon les auteurs, une série de mesures politiques qui témoignent d’une tendance organisée en la dévalorisation de la place de la science dans la société. Les effets conjoints de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) – qui conduit au non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux –, de l’appauvrissement du budget de l’ESR et de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) entraînent la réduction du nombre de postes statutaires. Et le recours excessif à la contractualisation.
Depuis 2005, l’Agence nationale de la recherche (ANR) impose aux laboratoires des financements contractuels sur projet, qui ont plusieurs conséquences néfastes. « Des candidats renoncent à leurs travaux de thèse pour se fondre dans le moule de l’ANR. C’est un cercle vicieux : au bout de deux ou trois ans, ils pourront valoriser un projet ANR, mais on leur reprochera de ne pas avoir valorisé leur thèse », prévient Wilfried Rault. De plus, il n’est pas évident qu’une recherche programmée se solde automatiquement par des découvertes. Par ailleurs, Wilfried Rault s’interroge sur les intentions politiques cachées derrière cette logique d’appel à projet. La mise au ban arbitraire de certaines thématiques n’est sans doute pas neutre. Des pans entiers de la recherche semblent être sacrifiés sur l’autel des injonctions politiques et économiques. Autant de constats qui soulignent l’incompatibilité de la recherche avec les appels à projet.
Le décalage entre le temps long de la recherche et le temps court et fragmenté des CDD entrave le progrès scientifique. « Quand des personnes en CDD se succèdent, l’expérience s’en va avec eux, plus personne n’en conserve la mémoire. C’est antinomique avec la recherche », déplore Olivier. « Les mercenaires ne peuvent pas faire de la recherche » confirme Lorena, chercheuse et syndicaliste à la CGT. La diminution du nombre de statutaires, non seulement dégrade les conditions de travail des enseignants-chercheurs, mais menace l’autonomie de la recherche par rapport aux aléas économiques et idéologiques du pays. De plus, le caractère intermittent des contrats de travail dans l’ESR se répercute sur l’apprentissage de millions d’étudiants, et empêche la science de progresser.
Coincés dans cet étau, les précaires subissent et les étudiants se détournent de plus en plus de la recherche Le collectif Pecres affronte, la situation à sa manière, et contribue à faire émerger la question de la précarité sur la place publique. Par contraste, la rhétorique de l’ « excellence universitaire » sonne creux. Si les précaires ne comptent pas leurs heures sup, les jours de la recherche publique, eux, semblent comptés. La mise en concurrence a des limites. Cet ouvrage a vocation à lui opposer une force collective  : les travailleurs de l’ESR, quand on les cherche on les trouve.

Notes

[1] Pour l’étude des conditions de travail dans la recherche et l’enseignement supérieur
[2] Attaché temporaire d’enseignement et de recherche

http://www.regards.fr/societe/le-lumpenprofessorat-de-la

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