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16/11/2011

Décidément, « il y a des limites désirables à l’extension de la démocratie politique »

Frédéric Lemaire

« Il y a des limites désirables à l’extension de la démocratie politique » expliquait en 1975 un rapport d’experts de la Commission trilatérale [1]. Il semble que cette leçon de bon sens soit désormais bien ancrée dans les têtes des dirigeants de l’Union européenne.
L’adoption laborieuse du Traité de Lisbonne (et ce malgré les référendums en France, aux Pays-Bas, puis en Irlande) n’était donc qu’un avant-goût. Comme dans un mauvais film, la crise de la dette, loin de conduire à une remise en question de l’absence de régulation financière – qui en est pourtant la cause première – a permis aux marchés d’accroître leur emprise sur les pays de l’Union européenne.
Ce tour de passe-passe mérite bien la mise en œuvre de quelques « limites désirables » à la démocratie… Les Dessous de Bruxelles reviennent sur les dernières tendances en la matière.
Il y eut tout d’abord ce joli coup d’éclat. L’initiative d’un Premier ministre en perdition : proposer un référendum sur la mise en œuvre du dernier « plan de sauvetage » européen, à l’insu des dirigeants de l’UE et même de certains de ses ministres.
Une initiative qui valut à Jo Papandréou de se faire traiter de tous les noms : « opportuniste », « irresponsable », même « fou » ; Les dirigeants et la presse européenne ne trouvent pas de mots assez durs pour qualifier celui qui menace de conditionner l’adoption de l’accord des dirigeants européens à un vote favorable du peuple grec.
La proposition avait, bien sûr, tout d’un coup politique ; au point que même les partis à la gauche du PASOK (pourtant particulièrement critiques à l’égard des « sauvetages » européens) ne se soient eux aussi opposés à l’idée d’un référendum, réclamant la tenue de nouvelles élections.
Le coup de Jo Papandréou avait pourtant le mérite de poser une question inédite. Les peuples concernés avaient-ils eu jusque là l’occasion, ne serait-ce qu’une fois, de se prononcer sur les saignées prescrites par les bons médecins de la Troïka – Union européenne, FMI et Banque Centrale Européenne ? Question dont la réponse était limpide : Jamais.
A la bonne heure. Ceux qui ont œuvré et qui œuvrent pour que les peuples trinquent à la santé des marchés financiers et des banques - qui s’en tirent à chaque fois sans douleur - peuvent souffler. Décidément, « il y a des limites désirables à l’extension de la démocratie politique ».
Imaginons. Si, en Irlande ou au Portugal, alors que les gouvernements en place étaient soufflés par une crise de la dette privée (devenue par magie publique), le choix avait été présenté aux électeurs entre la rigueur pro-marché façon FMI/Bruxelles, et la désobéissance à l’orthodoxie « façon Reykjavik », le résultat n’aurait pas été difficile à prédire.
Mais tel choix ne s’est jamais présenté ; les partis socialistes, ou l’internationale de la gauche molle, ayant préféré jouer la partition truquée de la rigueur de gauche contre la rigueur de droite… les électeurs n’eurent le choix qu’entre la copie et l’original.
Non décidément, « il y a des limites désirables à l’extension de la démocratie politique » ; en parlant d’Islande, il ne faudrait pas qu’une poignée de vikings ne donnent de mauvaises idées aux peuples européens, avec ces histoires de référendums, de faillites bancaires payées… par les banques (non mais, on marche sur la tête !).
Bref, et cette fois c’est David Rockefeller himself qui l’expliquait pas plus tard qu’en 1999, dans un magazine à grand tirage : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire » [2]. En attendant, le « pouvoir privé » peut toujours s’arranger pour que les gouvernements soient gérés par ses hommes de main.
L’exemple de l’Italie et de la Grèce est à ce titre exemplaire. Après l’Irlande et le Portugal, c’est au tour de ces deux pays de voir leur gouvernement tomber. Mais cette fois, il ne sera même pas question d’élections (ni a fortiori, of course, que le peuple n’aie quelque mot à dire).
Pour remplacer le vieux Jo, un peu usé et sans doute un peu « dépressif » (comme le suggère Nicolas Sarkozy), et Berlu, qui ne vaut plus guère davantage sur le marché des hommes d’état, quoi de mieux que de choisir, en catimini, et pour « rassurer les marchés et Bruxelles », deux hommes de main des marchés financiers ?
Le premier, Lukas Papadimos, pas de souci : il est pas né de la dernière pluie. Lorsqu’il était banquier central de la Grèce, il a négocié avec Goldman Sachs (en la personne de… Mario Draghi, actuel Président de la BCE, ancien responsable Europe de la banque américaine) les maquillages nécessaires pour dissimuler la dette grecque. Une dette accumulée à longueur de sous-marins nucléaires, de chantiers interminables négociés à prix d’or avec les entreprises européennes, notamment allemandes et françaises…
L’autre, c’est Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs et disciple à la commission européenne du thatchérien Peter Sutherland. A Bruxelles, il est considéré comme l’un des pères de la nouvelle « gouvernance économique », cette machine antidémocratique à compresser les salaires, augmenter l’âge de départ à la retraite, flexibiliser le marché du travail, et diminuer le nombre de fonctionnaires…
Cette nouvelle gouvernance au sujet de laquelle Barroso triomphait : « ce qui est en train de se passer est une révolution silencieuse – une révolution silencieuse vers une gouvernance économique plus forte. Les États membres ont accepté – et j’espère que c’est ainsi qu’ils l’ont entendu – que les institutions disposent désormais d’importantes prérogatives concernant la surveillance et le contrôle strict des finances publiques. [3] »
Deux experts, donc, dont nul ne doute qu’ils sauront faire leur travail. Ou presque. Alors bien sûr, Clement Attlee, premier-ministre britannique, s’effarouchait déjà en 1950 : « la démocratie ne peut abdiquer entre les mains de quelques personnes censées compétentes, et dont les décisions peuvent comporter des conséquences sortant du cadre de leurs attribution et débordant largement sur le plan politique ».
Ce à quoi Sylvie Pierre-Brossolette pourrait répondre, avec la pédagogie et le bon sens coutumier du PPA : « Est-ce qu’il ne faut pas violer des fois les peuples un tout petit peu pour leur bien ? » [4]

[1] The Crisis of Democracy, Task Force Report #8. Trilateral Commission, 1975
[2] David Rockefeller, 1999, fondateur du groupe Bilderberg et de la Commission trilatérale (Newsweek international, 1er février 1999)
[3] José Manuel Barroso, à l’European University Institute, Juin 2010
[4] Sylvie Pierre-Brossolette, 2008, journaliste sur France Info (France Info, 16.1.08, au sujet de l’adoption du traité de Lisbonne)

http://ellynn.fr/dessousdebruxelles/spip.php?article167

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