À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

30/04/2010

Sur le « partage des gains de productivité »

Jean Gadrey

J’anticipe la mise en ligne de ce texte, prévue en fin de semaine, après avoir lu ce soir le post d’Alain Lipietz, intitulé « Gains de productivité et financement des retraites ». J’en recommande vivement la lecture à tous ceux que ces questions intéressent. Le présent texte, écrit avant la publication de celui d’Alain, n’est donc pas une réponse, et il a un objet en partie distinct. Mais il me semble que nous convergeons sur l’essentiel.

L’idée de partage des gains de productivité suscite encore un puissant attachement des syndicats et des économistes de gauche (en particulier du côté de « l’école de la régulation », probablement ce qui existe de mieux pour faire de la macroéconomie historique et sociale). Elle a été forgée dans les luttes sociales à l’époque des Trente Glorieuses. Elle avait alors du sens. Quelques exemples issus de tous les secteurs de l’économie devraient aider à la remettre en cause aujourd’hui et plus encore demain. J’en ai fourni certains dans des textes précédents de mon blog : agriculture, énergies renouvelables, commerce, etc. Autant de secteurs où le plus souhaitable serait que les gains de productivité, tels qu’on les mesure, deviennent négatifs, avec en revanche d’importants gains de qualité et de durabilité exigeant souvent plus de travail et donc de valeur ajoutée monétaire.

Voici d’autres exemples encore plus massifs vu leur poids dans l’emploi. De fait, l’image du partage des gains de productivité reste largement associée à la « production matérielle » de l’industrie et de l’agriculture, soit actuellement 16 % de l’emploi en tout ! Allons donc voir ailleurs.

Presque tout le monde admet qu’il faut s’intéresser au potentiel de développement humain (et d’emplois) associé à de vrais services de bien-être professionnalisés : petite enfance, personnes âgées, personnes handicapées, services aux chômeurs et actions sociale, éducation et formation, santé, justice, recherche, etc. Pour la plupart d’entre eux, une croissance est nécessaire (en emplois, en valeur ajoutée monétaire, en quantités de services rendus de bonne qualité…). Mais certainement pas en gains de productivité. Dans de telles activités, il faut au contraire souhaiter que ces gains, tels qu’ils sont mesurés, deviennent négatifs ! Les gains de productivité dans les crèches, c’est le projet gouvernemental de diminution des taux d’encadrement et des qualifications, c’est donc en fait une dégradation de la qualité et des conditions de travail. De même dans les hôpitaux et dans l’enseignement. De même avec l’aide à domicile aux personnes âgées, où l’on cherche à réduire sans cesse les normes de temps passé : 20 minutes pour une toilette et bientôt 15 comme base de rémunération, temps de transport non compris ! De même encore pour le temps passé avec les chômeurs, le temps des assistantes sociales, etc.

Dans la majorité des services publics, la commission Stiglitz fait le constat suivant : comme on ne sait pas mesurer la production (« output ») en volumes (la variation de cette production est le numérateur du calcul des gains de productivité), on se contente de mesurer en volume les facteurs de productions (« inputs », essentiellement le travail). On ne risque évidemment pas d’enregistrer ainsi des gains de productivité (qui supposent qu’on rapporte des volumes produits au travail requis), et de toute façon ils ne voudraient rien dire dans ces conditions. Or cette situation, qui dure depuis des décennies, n’a guère de chances de s’améliorer, quoi que souhaite la commission Stiglitz, pour une raison simple : personne ne sait ce que sont les « outputs réels » et la production en volume de l’enseignement, de la recherche, de l’action sociale, de la santé, de l’aide aux personnes âgée ou des crèches ! Personne ne sait parce qu’on n’est pas dans une logique classique de productions d’objets standardisés ayant une existence physique autonome par rapport à leurs producteurs et leurs consommateurs. Il n’y a rien qui ressemble à l’échange d’une voiture ou d’un kilo de fruits dans la relation pédagogique ou dans les soins aux personnes. Il y a juste du travail, si possible bien fait et professionnel, et des résultats sur les bénéficiaires eux-mêmes, résultats auxquels ces derniers contribuent activement dans un processus de coproduction : leur santé, leurs connaissances, leur autonomie améliorée, etc. Tout cela exige des évaluations complexes, qui sont possibles et utiles (si elles ne sont pas technocratiques), mais sans la moindre référence à des gains de productivité. Allez donc parler de gains de productivité aux animateurs de « L’appel des appels » ! Allez en parler aux infirmières et aides soignantes, aux aides à domicile, aux assistantes sociales, qui sont comme par hasard des professions ultra féminisées !

Chaque fois que l’on veut définir et mesurer des gains de productivité dans ces énormes secteurs d’avenir, chaque fois qu’on cherche à tout prix à en réaliser, on casse la qualité et les conditions de travail et on passe à côté de ce qui compte le plus. On devrait admettre que l’on n’est plus dans une logique industrielle ou agricole fordiste, mais dans une économie de la qualité à évaluer de façon multicritères et participative. Et les syndicats, si attachés à l’idée industrialiste du partage des gains de productivité (alors qu’il suffirait de parler de partage des richesses et du travail), devraient se défier des outils des macroéconomistes et des gestionnaires. Car ce qui donne du sens au travail dans tous ces secteurs est d’une part le professionnalisme et d’autre part la reconnaissance sociale des résultats sur et par les bénéficiaires et la société. Ce sont des gains de qualité et d’utilité sociale. Ce sont les vraies composantes de la valeur ajoutée « réelle ».

En 1988, j’avais intitulé un article : « L’insoutenable légèreté des analyses de productivité dans les services ». Les spécialistes américains et français partageaient cette opinion. Depuis, rien n’a vraiment changé, sauf que les services occupent plus des trois-quarts de l’emploi et que, désormais, c’est dans les autres secteurs que la légèreté analytique va se manifester et produire des dégâts, si elle n’est pas contrée.

Mais quand même, il va bien y en avoir !

Des amis (des vrais) me disent alors : tu exagères, des gains de productivité à partager, il va encore y en avoir, et c’est une bonne chose, il ne faut pas confondre gains de productivité et productivisme.

Ils ont évidemment raison si l’on examine de façon fine certains types de production et d’activités : ici ou là, et même un peu partout, il y aura de vrais gains de productivité écologiquement et socialement défendables, donc non productivistes. Mais selon moi ces amis et collègues ont tort globalement, car, si l’on fait le bilan, il y a nettement plus de secteurs où la quête de gains de productivité est devenue destructrice de qualité et de durabilité que d’activités où elle reste souhaitable et facteur d’émancipation sans bousiller la nature.

Dans la réorientation sociale et écologique souhaitable, où trouverait-on des gains appréciables de productivité du travail ? Partout où l’on peut envisager de produire les mêmes quantités avec moins de travail sans augmenter la pression écologique et si possible en la réduisant. Exemples : un développement de l’agriculture « propre » permettrait, par une meilleure organisation collective (économies d’échelle coopératives) et par des recherches en agro-écologie, de produire plus de bons produits par heure (et peut-être par hectare), tout en respectant les équilibres écologiques. Cela contribuerait par exemple à rendre le « bio » plus accessible. De même pour les énergies renouvelables, pour la construction et la réhabilitation des bâtiments, les transports collectifs peu polluants, le commerce de proximité, etc. Et bien d’autres exemples existent, dans l’industrie et certains services.

Cela dit, dans les secteurs où l’on passerait de productions « sales » à des productions « soutenables » (écologiquement et socialement), on aurait en effet des gains de productivité à l’intérieur des nouvelles filières « vertes ». En revanche, on aurait des gains négatifs par rapport aux filières anciennes (agriculture productiviste, etc.), vu qu’il faut plus de travail pour produire les mêmes quantités (panier bio contre panier hard discount, etc.). Donc pour l’ensemble de chaque branche prise en exemple (agriculture, énergie, bâtiment, commerce), cette substitution vertueuse se traduirait dans les calculs des gains de productivité par une baisse ! On produirait autre chose et autrement, avec plus d’emplois et de valeur ajoutée monétaire à la clef, mais les chiffres des gains de productivité en volumes seraient dans le rouge, justement parce que l’on romprait avec le productivisme !

Un dernier exemple pour la route. Il n’est pas mince lui non plus. C’est celui du commerce. Pratiquement personne ne le sait, mais, faute de mieux, la comptabilité nationale mesure sa croissance « en volume » par les variations de son chiffre d’affaires à prix constants (c’est-à-dire déduction faite de la hausse des prix des produits vendus). En termes simples, la croissance du commerce est mesurée par la croissance des quantités vendues. Quant à ses gains de productivité, ils sont assimilés à la croissance des quantités vendues par heure de travail. Avec de telles conventions, le commerce le plus productif est celui qui utilise le moins possible de personnel pour vendre une même quantité (le hard discount), et le remplacement du commerce de proximité par de grandes surfaces à faible niveau de service (et dont les dommages collatéraux sont énormes) est la grande source du « progrès », si ce dernier est représenté par les gains de productivité.

Les conséquences pratiques de tout cela sont les suivantes. Si, pendant une période, le commerce suit en moyenne des stratégies de montée en qualité de service, en mettant plus de personnel à la disposition des clients, plus de rayons personnalisés, sa valeur ajoutée monétaire progressera, son poids dans le PIB pourra augmenter, mais sa productivité déclinera. C’est très exactement ce qu’on a observé aux Etats-Unis pendant vingt ans, au cours des années 1960 et 1970 ! Les économistes n’en croyaient pas leurs yeux : comment le commerce le plus moderne du monde, celui dont les méthodes et la logistique avaient inspiré Taiishi Ohno, l’inventeur du juste-à-temps ou « Kanban » chez Toyota, pouvait-il voir sa productivité décliner régulièrement pendant vingt ans ! Ils auraient pu en profiter pour inaugurer des approches relativisant les analyses de gains de productivité. Ils ne l’ont pas fait.

Supposons alors que, pour des raisons sociales autant qu’écologiques ou esthétiques (les zones périurbaines défigurées) on mène des politiques favorisant la proximité commerciale sur la base de réseaux de petits établissements, de préférences coopératifs et liés à des producteurs de proximité. Non pas en visant un retour au petit commerce à l’ancienne, mais en impulsant une « modernité douce » à l’opposé de « l’hyper modernité » et de son cortège de dommages collatéraux. Il faudrait alors nettement plus d’emplois (à durée du travail identique) pour vendre le même volume de biens. Mais d’une part la dimension humaine et sociale de la distribution progresserait, le travail y aurait vraisemblablement un tout autre sens que dans les usines à vendre, et d’autre part les impacts écologiques négatifs seraient fortement réduits, à commencer par la diminution des transports motorisés induits.

Il s’agit bien d’un cas où, sans croissance (telle qu’elle est mesurée), une montée en qualité et en durabilité serait source de progression du volume de travail et de la valeur ajoutée monétaire. Avec une baisse de la productivité en volume, telle qu’on la mesure. Cela pourrait faire combien d’emplois ajoutés à terme ? Je n’en sais rien, mais si l’on supposait prudemment qu’il faut 15 à 20 % d’emplois en plus, à volumes vendus identiques, pour faire fonctionner un commerce de proximité dense et de qualité revitalisant aussi bien les quartiers que les campagnes, on aboutirait à 150 à 200 000 emplois supplémentaires.

Mais pour contribuer à cela, dans le commerce, dans l’agriculture, dans une partie de l’industrie, dans le bâtiment, et dans presque tous les services, il faut résolument se défaire de l’idée du partage des gains de productivité à l’échelle globale. Ce n’est plus, comme cela a pu l’être, une idée mobilisatrice et un outil d’analyse, c’est une image… contre-productive.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2010/04/26/sur-le-%C2%AB-partage-des-gains-de-productivite-%C2%BB/

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