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21/12/2008

«Plus la situation s’aggrave, plus la production de raison diminue»

Bertolt Brecht

DISCOURS SUR LA CAPACITE DE RESISTANCE DE LA RAISON

"Elle doit pouvoir courir vite et loin, et revenir au premier coup de sifflet. Elle doit savoir se siffler elle-même, sévir contre elle-même, se détruire elle-même"

Bertolt BRECHT - Essais sur le fascisme, novembre 1937

"D’après la gauche, il est possible de conserver le monde bourgeois sans le fascisme, donc sans sacrifier la culture bourgeoise, par le biais de réformes. En réalité, il n’est possible de sauver le monde bourgeois qu’en sacrifiant la culture bourgeoise."

En regard des mesures excessivement rigoureuses actuellement appliquées contre la raison humaine dans les Etats fascistes, mesures non moins méthodiques que violentes, il est permis de se demander si cette raison pourra résister au puissant assaut qu’elle subit. Les affirmations optimistes de caractère général, « La raison finit toujours par triompher », ou « L’esprit ne s’épanouit jamais aussi librement que lorsqu’on lui fait violence », ne mènent évidemment nulle part. De telles assurances sont elles-mêmes peu raisonnables.

En effet, la faculté de penser, chez l’homme, peut être extraordinairement endommagée. Cela vaut pour la raison des individus comme pour celle de classes et de peuples entiers. L’histoire de cette faculté de penser révèle de longues périodes de stérilité partielle ou totale, d’épouvantables exemples de régression ou de dépérissement. Le crétinisme, avec des moyens adaptés, peut être organisé sur une grande échelle. L’homme est capable à la rigueur d’apprendre que deux et deux font cinq, et non plus quatre. Le philosophe anglais Hobbes écrivait déjà au XVIIe siècle : « Si le théorème comme quoi la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits s’avérait nuisible aux intérêts des hommes d’affaires, ceux-ci feraient immédiatement brûler tous les manuels de géométrie (1) »

Il faut admettre que chaque peuple ne produit jamais une quantité de raison supérieure à ce qu’il peut utiliser (le cas échéant, le surplus ne serait pas reçu), mais qu’il en produit souvent moins. Si donc nous ne pouvons attribuer à la raison un emploi bien déterminé, une tâche bien précise, momentanément nécessaire au maintien de l’état de choses existant, nous ne saurions garantir qu’elle traverse sans dommage cette époque de persécution accentuée.

Quand je dis que la raison ne peut espérer s’en tirer que si elle est nécessaire au maintien de l’état de choses existant, je pèse soigneusement mes mots. J’ai de bons motifs pour ne pas dire qu’elle doit être nécessaire à la transformation de l’état de choses existant. A mon avis, le besoin de raison pour améliorer une situation fort mauvaise n’autorise pas pour autant à espérer la mise en ouvre de cette raison. Les mauvaises situations peuvent se prolonger incroyablement. Il vaut mieux dire : « Plus la situation s’aggrave, plus la production de raison diminue », qu’inversement : « Plus la situation s’aggrave, plus la raison produite augmente. »

Je crois, néanmoins, je le répète, que les peuples en produisent autant qu’il en faut pour maintenir l’état de choses existant. Reste à évaluer la quantité requise. Car, encore une fois, si l’on cherche quelle production de raison escompter dans les temps immédiatement à venir, il faut se demander quelle est la dose nécessaire au maintien de l’état de choses existant.

Il est indéniable que la situation des pays fascistes est fort mauvaise. Le niveau de vie baisse, et ils ont tous besoin, sans exception, de la guerre pour se perpétuer. Mais il serait erroné d’en conclure qu’une faible quantité de raison suffit au maintien d’une si mauvaise situation. Au contraire, la somme de raison qu’il faut ici employer et constamment produire, sans jamais trop longtemps la limiter, n’est pas mince, bien qu’elle soit d’une nature à part.

Il s’agit pour ainsi dire d’une raison estropiée. Elle doit être réglable, prête à augmenter ou à diminuer plus ou moins automatiquement. Elle doit pouvoir courir vite et loin, et revenir au premier coup de sifflet. Elle doit savoir se siffler elle-même, sévir contre elle-même, se détruire elle-même.

Analysons la nature de la raison ici requise. Le physicien doit être en mesure de construire pour la guerre des instruments d’optique permettant des observations à grande distance, mais il doit également être capable de ne pas voir des phénomènes fort dangereux pour lui, qui se passent sous ses yeux, disons dans son université. Il est chargé de construire des dispositifs de défense contre les agressions étrangères, mais il lui est interdit de réfléchir aux agressions dont le menacent ses propres autorités. Le médecin dans sa clinique cherche un remède au cancer qui guette son patient, mais il n’a pas le droit de chercher de remède contre les gaz et les bombes qui le guettent lui-même dans sa clinique. Car le seul remède contre les gaz consisterait à remédier à la guerre. Les travailleurs de l’intellect doivent sans cesse perfectionner leurs facultés logiques pour administrer leurs domaines spécialisés, mais ils doivent également savoir ne pas appliquer ces facultés logiques aux domaines généraux. Ils ont à faire en sorte, de par leur métier, que la guerre soit terrible, tout en laissant à des individus d’une intelligence manifestement limitée le choix même de la guerre ou de la paix. Dans ces domaines généraux, ils voient mettre en ouvre des méthodes et des théories qui, transposées dans leur discipline, physique ou médecine, paraîtraient moyenâgeuses.

La quantité de raison dont les classes dirigeantes ont besoin pour exécuter les affaires courantes ne dépend pas de leur libre décision ; de toute façon, elle est considérable dans un Etat moderne, et le devient encore plus dès qu’il s’agit de poursuivre les mêmes affaires par un autre moyen, la guerre. La guerre moderne consomme une énorme quantité de raison.

N’allons pas croire que l’école moderne a été instituée parce que les classes dirigeantes de l’époque, obéissant à des motifs idéalistes, voulaient servir la raison ; il fallait élever le niveau d’intelligence de larges couches de la population pour servir l’industrie moderne. Si maintenant on rabaissait excessivement le niveau d’intelligence des travailleurs, l’industrie serait condamnée. Il n’est donc pas question de l’abaisser considérablement, aussi souhaitable que cela puisse paraître aux classes dirigeantes, pour des raisons bien déterminées. On ne peut faire aucune guerre avec des analphabètes.

Si la dose de raison nécessaire ne dépend pas de la libre décision des classes dirigeantes, cette quantité requise et de ce fait assurément garantie ne répondra pas non plus aisément aux critères de qualité que pourraient souhaiter les classes dirigeantes.

La vaste diffusion de la raison par l’intermédiaire de l’école a déjà entraîné, outre une élévation de la production industrielle, une élévation non moins extraordinaire des exigences formulées par de larges masses populaires dans tous les domaines ; leur revendication de pouvoir trouve ici un solide fondement. On peut établir le théorème suivant : les classes dirigeantes, dans le dessein d’opprimer et d’exploiter les masses, doivent investir chez celles-ci de telles quantités de raison d’une telle qualité, que l’oppression et l’exploitation elles-mêmes s’en trouvent menacées. Ces réflexions de sang-froid amènent à conclure que les gouvernements fascistes, en attaquant la raison, se lancent dans une entreprise donquichottesque. Ils sont obligés de laisser subsister, et même de susciter de grandes quantités de raison. Ils peuvent l’insulter autant qu’ils veulent, la présenter comme une maladie, dénoncer la bestialité de l’intellect : ne serait-ce que pour diffuser ce genre de discours, ils ont encore besoin d’appareils de radio dont la fabrication est l’ouvre de la raison. Pour, maintenir leur domination, ils ont besoin d’un potentiel de raison chez les masses égal à celui dont les masses ont besoin pour supprimer leur domination.

Novembre 1937

l. - Cf. Le Léviathan, de Thomas Hobbes, publié en 1651, partie l, chapitre XI : « Of thé différence of Manners », p. 161 de l’édition des « Pélican Classics », 1968. (N.d.T.)

- Bertolt BRECHT ("Ecrits sur la politique et la société" Edition L’Arche 1971

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